3 juin 2007

À l'oeuvre et à l'épreuve

Laure Conan, À l’œuvre et à l’épreuve, Québec, C. Darveau, 1891, 287 p.

Gisèle Méliard, 16 ans, vit ses dernières heures dans l’univers rigide de Port-Royal-des-Champs. Orpheline prise en charge par des parents éloignés, elle est y entrée à l’âge de 7 ans. Elle doit retourner chez ses parents adoptifs, monsieur et madame Garnier, et éventuellement épouser leur plus jeune fils, Charles.

Dans son nouveau chez-soi, elle a la chance de côtoyer monsieur et madame de Champlain, de passage en France (à cause des Kirke) et, plus tard, le père Brébeuf, de retour de la Nouvelle-France. Elle serait parfaitement heureuse si Charles, qu’elle aime, répondait à ses sentiments. Il finit par lui avouer qu’il envisage la prêtrise, ce à quoi s’oppose son père, qui a déjà donné ses deux autres fils à la religion. Gisèle consent à sacrifier ses amours sur l’autel de la religion et finit par obtenir le consentement du père.

Charles entreprend son noviciat chez les Jésuites. Quelques années passent. Gisèle continue de lui rendre visite, le soutient dans sa recherche religieuse. En Nouvelle-France, la situation est changée. Champlain est décédé. Encore une fois, Gisèle doit obtenir la bénédiction du père pour que Charles puisse embarquer sur le bateau qui amène le nouveau gouverneur, monsieur de Montmagny (1636). Il est assigné à une mission dans la Baie georgienne. Les conditions de vie y sont difficiles et les Hurons ne se laissent pas facilement convertir. La situation devient même périlleuse quand des épidémies commencent à décimer les nations huronnes. Elles ont tôt fait d’accuser les Robes-Noires. Une nouvelle menace vient pourrir complètement la situation : les Iroquois attaquent les Hurons qui se défendent très mal. Les villages disparaissent, le génocide est commencé. Les Jésuites finissent par fonder Sainte-Marie-des-Hurons, une espèce de fort-abbaye où ils peuvent se ressourcer entre deux missions et s’abriter en cas de dangers.

On est maintenant dans les années 1640. Monsieur et madame Garnier sont décédés. Gisèle, qui n’a jamais cessé d’aimer Charles, restée seule, décide d’entrer chez les Carmélites. En Nouvelle-France, la situation est désastreuse. La plupart des Jésuites ont été massacrés par les Iroquois. Charles a réussi à leur échapper jusqu’ici. Pourtant, il finit par y laisser aussi sa vie (voir l’extrait).

Critique
Je n’ai pas fait de recherches sur la vie de
Charles Garnier. Aussi j’ignore tout de la véracité historique du récit. Conan cite les Relations des Jésuites, entre autres une lettre du père Brébeuf aux nouveaux Jésuites. Je suppose que cette Gisèle n’a pas vraiment existé. On retrouve encore le motif d’Angéline de Montbrun : une jeune fille vit un amour impossible. Ce qui me semble le plus intéressant dans ce roman, c’est la description des sentiments religieux. On comprend difficilement aujourd’hui ce prosélytisme. Par exemple, n’est-ce pas drôle de constater que les Jésuites courent les mourants afin de pouvoir les baptiser au dernier moment, et qu’ils se permettent même de faire le décompte des « sauvés » ? N’est-ce pas bizarre de penser que, de Brébeuf à Garnier, tous ces missionnaires craignent une mort douce, qu’ils souhaitent ardemment le martyr? « Le sang des martyrs est une semence de chrétiens. » Par ailleurs, au regard de notre rectitude politique, certains passages du roman sont intolérables. Laure Conan n’arrête pas de répéter que les Hurons sont sales et grossiers, qu’ils ont des « coutumes infâmes », que leur monde constitue le « royaume de Satan ». Seule la langue huronne trouve grâce à ses yeux. ***

Extrait
« Charles était seul à Saint-Jean, son compagnon de mission l'avait quitté depuis deux jours quand, vers le soir du mardi 7 décembre, les Iroquois envahirent tout à coup le village. Les guerriers étaient absents... partis pour aller rencontrer l'ennemi. Ce fut une boucherie épouvantable... des cruautés atroces... Charles aurait pu fuir comme bien d'autres, mais il refusa. La charité le retint... la vue d'une si horrible mort ne le fit pas reculer d'un pas; il se sacrifia pour le salut de ses sauvages. Les Iroquois, réservant pour la captivité ceux qu'ils jugeaient pouvoir les suivre assez vite, faisaient main basse sur tous les autres. Ils attachaient les malades, les enfants, dans les cabanes et y mettaient le feu...

« Lui courait partout, afin d'ouvrir le ciel à ceux qui allaient périr. Il pénétrait dans les cabanes déjà toutes en feu pour chercher les enfants, les catéchumènes, et les baptisait au milieu des flammes. Atteint de deux balles dans les entrailles, il tomba... L'Iroquois qui avait tiré sur lui le trouva évanoui, baignant dans son sang... Il le crut mort et se contenta de le dépouiller. Un peu après, la connaissance lui revint. Il fut vu, levant les mains au ciel, priant pour se préparer à mourir. […]

II était mourant... mais ses sauvages l'occupaient encore, car étendu dans son sang, il tournait la tête à droite et à gauche, tâchant de voir autour de lui... À quelques pas, un pauvre Huron, aussi blessé à mort, se tordait dans d'atroces souffrances. Charles l'aperçut. Il n'avait plus qu'un souffle de vie: par un miracle de volonté, il parvint pourtant à se lever... Mais à peine avait-il fait deux pas qu'il tomba rudement par terre... Il réussit encore à se relever mais pour retomber encore aussitôt... Alors voyant qu'il ne pouvait plus marcher, il se traîna jusqu'au blessé, et pendant qu'il le préparait à mourir, un Iroquois lui fendit les tempes de deux coups de hache... La hache avait pénétré jusqu'au cerveau. »

La sœur Gisèle de Jésus avait tout écouté sans faire un mouvement. Le monde extérieur avait complètement disparu pour elle... L'héroïque missionnaire était là, sanglant, sous ses yeux.

Et, tout à coup, emportée vers le passé, elle le revit tel qu'elle l'avait vu, sur les bords de la falaise, en face de l'océan, alors qu'il luttait contre son cœur.

«Ah! mon Père [c’est le provincial des carmes], dit-elle, répondant à sa pensée, et relevant sa tête rayonnante, qu'il est heureux de ne s'être pas pris au bonheur de la terre! Qu'il est heureux d'avoir fait la volonté de Dieu!... »

Laure Conan sur Laurentiana

L'Oublié
À l'oeuvre et à l'épreuve
La Sève immortelle
Angéline de Montbrun

2 commentaires:

  1. Déjà avec « Angéline de Montbrun », je trouvais que Laure Conan avait une écriture morose. celui-ci m'a l'air aussi mélancolique.

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  2. Il y a un tel esprit de sacrifice, de renoncement chez les femmes de Laure Conan. Mais c'était l'enseignement religieux de l'époque. C'était la façon féminine de participer à la grande aventure messianique du Canada français en Amérique. Elle se sacrifiait pour la patrie.

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