1 juin 2007

La chair décevante


Jovette-Alice Bernier, La chair décevante, Montréal, Albert Lévesque, 1931, 137 p. (Illustration d’Alyne Gauthier).

À 16 ans, Didi Lantagne a commis une erreur de jeunesse : elle a eu un fils hors mariage. À 25 ans, craignant d'avouer son passé à Jean Valder dont elle était amoureuse, elle l'a quitté et a épousé Lucien D’Auteuil qui lui offrait l'opportunité de retrouver son honneur en devenant le père de son fils. Ce mariage heureux a duré 15 ans. À la mort de son mari, elle vit une profonde douleur. Tout le drame de son passé revient à nouveau la hanter. Son fils Paul poursuit des études en droit. Il s'est lié à un célèbre magistrat, Jules Normand, et est tombé amoureux de sa fille Charlotte. Ces derniers événements, sa mère les ignore. Elle les ignore d’autant plus que, pour alléger la douleur de son veuvage, elle est partie en Europe pour six mois. Un Hongrois lui fait la cour, mais elle lui résiste.

De retour au pays, elle découvre que son fils est amoureux de Charlotte, la fille de Jules Normand. Or, coup de théâtre, c'est le même homme qui l’avait « déshonorée », puis abandonnée à 16 ans. Son fils est donc amoureux de sa demi-sœur! Elle va trouver Normand et lui révèle l'embrouillamini (voir l’extrait). Celui-ci, le soir même, meurt d’une crise cardiaque. Elle est soupçonnée de meurtre et traînée devant la justice. Finalement, elle est innocentée. Entre-temps son fils a abandonné sa demi-sœur et, elle, a retrouvé son Jean Valder. Pourtant, elle sombre dans la folie.

Ce « roman de la jeune Génération » est très différent de tout ce qui se publiait à l’époque. On est très loin du terroir, du patriotisme. Il a causé un petit scandale. Une mère célibataire qui vogue d’un amoureux à l’autre! Le thème de l’inceste! Ni Camille Roy, ni Berthelot Brunet, ni Gérard Tougas ne le mentionnent dans leur histoire de la littérature québécoise.

Le roman est écrit au présent, les dialogues sont abondants et les monologues intérieurs, très présents. Le roman court à sa fin à un rythme effréné. Bref, c’est une esthétique moderne, neuve dans le paysage littéraire québécois. Ce qui l’empêche d’être un grand roman, c’est que plusieurs parties sont bâclées : l’aventure de jeunesse entre Didi et Normand, la mort de l’avocat, la nécessité du procès, la fin. Écriture poétique, hachurée, un peu à la Anne Hébert.

Extrait
Il marchait de long en large et s'arrêtait de loin, derrière moi, me regardant dans le dos.
Je souriais toujours; c'était mon masque.
— Dites, madame, reprocheriez-vous quelque chose à Charlotte?
— Rien. Une excellente enfant.
— Et à Paul?
— Mon fils que j'adore et que je vais faire pleurer.
— Vous été cruelle. Où voulez-vous en venir? Qu'est-ce qu'il y a de triste dans l'affaire ou dans les fiançailles? Cela devient une plaisanterie et je vous dis, madame, que je ne peux pas plus longtemps la supporter...
— Ce qu'il y a de triste? Ceci: c'est qu'avant d'épouser Lucien d'Auteuil...
J'hésitais. Il m'aida:
— Vous aviez ce fils naturel?
La figure de Normand se rembrunissait:
— Et la douleur vous a rendue amère, pauvre dame. Charlotte ne reculera pas devant ce préjugé.
Je m'apprête à relever ma voilette, et découvrant à vif mes traits:
— Le plus triste, monsieur, c'est que je m'appelais alors Didi Lantagne...
Le toit se serait effondré sur sa tête qu'il n'aurait pas eu figure plus terrifiée.
Il s'assit. Je le sentais penser au désespoir de sa fille. Il ne songeait nullement à mon fils: cela me faisait mal. Il ne pensait pas à ma douleur non plus: cela me révoltait.
Après ce vertige de silence, il parla le premier:
— Alors, cette consultation?
— Un subterfuge, pour que vous-même, avocat, vous vous accusiez. Vous avez dit: lâche, en parlant de cet homme fictif qui est vous. Tu as devant toi, Jules Normand, ta fiancée abandonnée et déshonorée. Tu n'as plus de femme, je suis toujours' ta fiancée... éternellement. Notre mariage a été consommé sans être béni. Notre fils, c'est l'affront qui en résulte... Confesse-toi à Paul, c'est ton devoir; le seul que tu peux accomplir, le seul qui reste; les autres, je les ai accomplis, moi...
— Je n'en aurai pas le courage...
— Écoute, Normand, quand on a fait ce que j'ai fait avec le cour que j'y ai mis...
Mais j'ai éclaté.
Je le sentais vaincu, défaillant, tendre. Il pâlissait. Puis soudain:
— Je me sens très mal, Didi. Revenez demain.
Je dus partir. Sa voiture croisa la mienne au détour d'une rue. (p. 104-106)

Le roman fut réédité en 1933 à compte d'auteur. Il est encore dans le catalogue de Fides.

1 commentaire:

  1. « La Chair décevante n’est pas l’ un de ces livres que l’on place dans sa bibliothèque après les avoir lus et qui restent là sans qu’on les ouvre jamais plus. Non, ce roman contient trop de substance humaine, trop de sentiments vrais pour qu’on l’oublie. Et un jour, certain soir, l’on éprouve l’irrésistible besoin de relire quelques pages qui nous ont ému et qui hantent notre mémoire. Certes, ils ne sont pas nombreux les ouvrages canadiens qui possèdent ce don de s’implanter dans notre imagination et de battre le rappel de nos émotions. » (Albert Laberge, Peintres et écrivains…, p. 142)

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