5 octobre 2025

L’amélanchier

Jacques Ferron, L’amélanchier, Montréal, éditions du jour, 1970, 157 p. (Coll. Les romanciers du jour 56)

« Je me nomme Tinamer de Portanqueu. Je ne suis pas fille de nomades ou de rabouins. Mon enfance fut fantasque mais sédentaire de sorte qu’elle subsiste autant par ma mémoire que par la topographie des lieux où je l’ai passée, en moi et hors de moi. Je ne saurais me dissocier de ces lieux sans perdre une part de moi-même. « Ah! disait mon père, je plains les enfants qui ont grandi en haute mer. » Fin causeur et fils de cultivateur, il se nommait Léon, Léon de Portanqueu, esquire, et ma mère, ma douce et tendre mère, Etna. Je suis leur fille unique. »


L’enjeu qui porte le récit est donné dès le premier paragraphe. Tinamer (anagramme de Martine, fille de Ferron) déclame son nom et son ascendance; elle annonce que son enfance sera l’objet du récit; elle insiste sur ses liens forts avec les lieux (nomades, rabouins, sédentaire); elle précise les moyens qui lui permettent de « vaincre  le temps » (la mémoire et la topographie); elle insiste sur l’interrelation des mondes intérieur et extérieur (« en moi et hors de moi ») et, finalement, elle désigne ses parents en insistant sur l’apport de chacun en regard de l’enfant qu’elle a été.


Ainsi commence la quête de Tinamer.  Elle a maintenant vingt ans, se sent un peu perdue; depuis la disparition de ses parents, elle essaie de comprendre ce qu’elle est devenue; elle se lance dans la recherche du temps perdu : « Mon enfance, je décrirai pour le plaisir de me la rappeler, tel un conte devenu réalité, encore incertaine entre les deux. Je le ferai aussi pour mon orientement, étant donné que je dois vivre, que je suis déjà en dérive… »


Sa petite enfance a été marquée par la relation quasi fusionnelle avec son père, un père fantasque qui l’amène avec lui dans un imaginaire qui tient du conte. Et qui s’amuse à prolonger l’imaginaire de cette enfant solitaire, pour qui les arbres sont plus que des arbres, pour qui les marcheurs sont des personnages de conte, pour qui les morts continuent de fréquenter les lieux où ils ont vécu. On comprendra plus tard ce qui contraint le père à se réfugier dans cet univers bienveillant : il travaille comme gardien dans un institut psychiatrique pour enfants et il tolère difficilement le traitement inhumain dont sont victimes les enfants. Plus largement il critique une société qui s’arrange pour ne pas voir ce qui devrait être dénoncé, une société qui repose sur des rapports hiérarchiques dont les plus faibles sont les victimes.

 

Pour Léon, le monde est double : le « bon côté des choses », ce sont la chaleur d’un foyer, la vie de famille, la nature, l’imaginaire; le « mauvais côté des choses », ce sont les relations de pouvoir, le milieu de travail, Papa Boss, le principe de réalité.

 

L’univers de Tinamer bascule lorsqu’elle commence l’école, lorsqu’elle pénètre dans « le mauvais côté des choses ». Elle découvre la vraie vie, ses règles sociales, les amis et se rapproche de sa mère. Elle rejette le monde factice que son père lui avait créé et même, elle lui en veut de lui avoir enseigné de telles sornettes. Elle efface pour ainsi dire cette partie lumineuse de son enfance.

 

Ferron raconte comment se forge l’identité mais, peut-être plus encore, décrit le besoin de s’ancrer. « Nul n’est une île », dit le cliché. Nous appartenons à une famille (avec ses ascendants), à des groupes d’amis, à une époque, à un lieu, à une paroisse ou à une ville, à une région, à un pays, à un milieu de travail. Tous ces éléments contribuent à la construction du moi, à l’édification de notre imaginaire. L’enfance joue un rôle majeur : « Les adultes, vilains comédiens jouant toujours le même rôle, ne comprennent pas que l’enfance est avant tout une aventure intellectuelle où seules importent la conquête et la sauvegarde de l'identité, que celle-ci reste longtemps précaire et que, tout bien considéré, cette aventure est la plus dramatique de l'existence. »  Cependant, comme en témoigne le récit de la Tinamer de 20 ans, à tous moments dans la vie, la question de l’identité resurgit, à la lumière d’événement nouveaux, et doit être, peut-être pas redéfinie, mais ajustée. L’idée n’est pas neuve : savoir qui l’on est pour savoir où aller.

 

Ferron trace un lien entre l’identité de l’individu et celle d’un pays : « Un pays, c’est plus qu’un pays et beaucoup moins, c’est le secret de la première enfance; une longue peine antérieure y reprend souffle, l’effort collectif s’y regroupe dans un frêle individu… »

 

Et l’amélanchier dans tout cela? Une balise, un signal, un marqueur qui monte la garde à l’orée des bois : « Dès le premier printemps, avant toute feuillaison, même la sienne, il tendait une échelle aux fleurs blanches du sous-bois, à elles seulement; quand elles y étaient montées, il devenait une grande girandole, un merveilleux bouquet de vocalises, au milieu d’ailes muettes et furtives, qui annonçaient le retour des oiseaux. » « Durant une petite semaine, on ne voyait ni n’entendait que l’amélanchier, puis il s’éteignait dans la verdure, plus un son, parti l’arbre solo, phare devenu inutile. Le bois se mettait à bruire de mille voix en sourdine; puis le loriot chantait et mon père disait à propos de l’amélanchier qu’il s’était retiré: « Laissons-lui la paix: il prépare sa rentrée d'automne. » L’été se passait et que trouvions-nous? Quelques baies noires rabougries, laissées par les oiseaux, et un amélanchier content d’avoir écoulé son stock de minuscules poires pourpres avant notre retour, premier à avoir ouvert la saison, premier à la fermer… »

 

Roman intelligent, poétique, naïf et savant, inventif et déroutant, conte et documentaire, le meilleur de Ferron. En 1970, on avait Le torrent, Une saison dans la vie d’Emmanuel, L’Avalée des avalés et Jimmy.   L’Amélanchier conclut, on ne peut mieux, le cycle sur la fragilité de l’enfance de ses prédécesseurs.

 

Sur Ferron :
Jacques Ferron, écrivain québécois (1921-1985)

 

Jacques Ferron sur Laurentiana

L'Ogre
Tante Élise ou le prix de l'amour
La Sortie
Le Dodu

Le Licou

Contes du pays incertain

Contes anglais et autres
La barbe de François Hertel

Cotnoir

La nuit

Papa Boss
L’amélanchier
Les roses sauvages
Le Saint-Élias

Anatole Parenteau et Jacques Ferron

Le parti rhinocéros programmé

1 octobre 2025

Le cœur de la baleine bleue

Jacques Poulin, Le cœur de la baleine bleue, Montréal, Éd. du jour, 1970, 201 p. (Coll. Les romanciers du jour R66)

Noël, le narrateur, vient de subir une transplantation cardiaque réalisée par le docteur Grondin (Opération à ses tout débuts en 1970 : Pierre Grondin et Gilles Lepage ont effectué la première greffe cardiaque au Canada en 1968.)

Il se cherche, comme si cette opération avait non seulement remodelé son corps mais aussi alteré sa personnalité et son talent d’écrivain. Est-ce le fait qu’on lui a greffé le cœur d’une jeune fille?

Élise, sa compagne, semble éprouver un peu de difficultés avec ses changements de comportement. Ils s’éloignent l’un de l’autre de plus en plus. Elle s’amourache du voisin, un joueur de hockey, et finit par le quitter. Lui, il s’attache à une jeune fille qui « ressemble à un garçon » et qu’on surnomme « la baleine bleue » à cause de ses ronflements quand elle dort. À la fin du roman, elle l’emmène avec elle à Saint-Nicolas, là où vit Simon, un caléchier qui s’occupe d’elle. Les deux l’abandonnent sur place.

Ce roman tient à la fois du récit réaliste et du conte. Le réalisme, on le lit d’abord dans le motif de la transplantation cardiaque et l’omniprésence de la ville de Québec (ses rues, ses librairies, ses restaurants, ses monuments). Noël habite le vieux Québec, près du Château, avec vue sur le fleuve, la traverse Québec-Lévis, les Laurentides et l’Île-d’Orléans au loin.  Autre élément réaliste : avec son voisin Bill, il partage des échanges sur le hockey de cette époque, plus précisément sur les As de Québec, équipe de ligue américaine et filiale des Flyers de Philadelphie.

La place du conte n’est pas moindre : on découvre petit à petit que la jeune fille surnommée « Charlie la baleine bleue » n’est rien d’autre que celle qui lui a légué son cœur et cette immense douceur qui le submerge. Elle aime beaucoup les oiseaux comme si elle en était un. Pour Noël, elle est comme l’oiseau que St-Denis Garneau décrit dans « Cage d’oiseau » (« la mort qui fait son nid »). Cette jeune fille ne semble pas avoir de genre et, tout comme elle, Noël semble avoir perdu en partie le sien dans l’opération. Les deux entretiennent une relation qui, en d’autres circonstances, pourrait sembler trouble.

Ce livre porte aussi sur le travail d’écrivain, les aléas de l’inspiration, le mélange du réel et de l’imaginaire. Chose curieuse, Noël ne réussira pas à terminer le roman (dont Jimmy est le héros) qu’il est en train d’écrire, comme s’il ne pouvait pas écrire avec le cœur d’une autre, comme s’il ne reconnaissait plus ce que lui suggère son imaginaire. « J’avais appris qu’une histoire se repliait parfois sur elle-même, comme un chat qui se couche et s’endort, et qu’il fallait attendre ; brusquement surgissaient, dans les espaces intérieurs, des éclaircies, des échappées de lumière, de la même manière que dans une forêt obscure le promeneur solitaire débouche sur une clairière ensoleillée. Alors j’apercevais quelques images fugitives, les fragments d’un décor : une grappe de maison serrées autour d’une église semblable à un bateau, une plage rocheuse déchirée par une longue pêche d’anguilles couverte d’algues et de mousse, un essaim de religieuses en blanc sur un rocher, comme un banc de goélands. » 

Enfin, ce roman aborde de façon poétique le thème de la mort. « — Bien sûr, mais la mort c’est la dernière étape de la douceur. La mort, c’est la douceur absolue. C’est le calme, le repos. C’est l’absence de mouvement et la paix. » Le caléchier Simon, qui prend soin de Charlie et qui apparaît à la toute fin, n’est pas sans évoquer le charretier de la mort. Et Jimmy, le personnage de son roman, et le polichinelle qui traîne dans la maison de Simon, Noël lui-même.

 

Extrait (la fin du roman)

« Elle fait un petit signe de la main, puis je la vois disparaître avec Simon derrière les arbres. Le Chanoine les suit. C’est vrai qu’on entend le fleuve ; la marée a sans doute commencé de remonter. J’ai l’impression d’être en retard. J’avais oublié de dire à la vieille Marie de ne pas cesser d’écrire : quand on arrête, ça fait du tort à tous les autres. J’aurais voulu dire aussi à la Baleine bleue que j’aimais bien son cœur.

Je me lève avec difficulté. Je vais chercher Jimmy sur le piano, je l’allonge sur le lit. Puis je soulève le couvercle d’une caisse et je prends une grenade. J’enlève la goupille. Je glisse ma main, serrée sur la grenade, sous mon vieux chandail gris. Je me couche de côté, la tête penchée, les genoux relevés et l’autre main entre les jambes. Les nausées ont disparu et je me sens bien. J’ai une chanson dans la tête mais je ne trouve pas le titre. Non, c’est plutôt comme le chant d’un oiseau. Un oiseau en liberté. »

28 septembre 2025

Paupières

Cécile Cloutier, Paupières, Montréal, Librairie Déom, 1970, 93 p. (Coll. Poésie canadienne no 25)

On reconnaît l’autrice, son style, ses poèmes laconiques. Ce qui était à l’état d’ébauche dans Cuivres et soies, devient ici un peu la règle, à savoir que le langage est aussi important que le contenu.

Le recueil présente un mélange  :

·         de souvenirs (J’avais un chagrin / D’enfant devenu grand);
·         d’instantanées (Une aile d’insecte / Se brise / Quelque part);
·         d’états d’âme (Je suis seule / Comme un pin / sur une îles);
·         de sensations (Il y eut le chamois chaud de mes baisers);
·         de réflexions (Nos paroles se frottent les yeux / Tout se tient encore par la main / Rien ne veut être seul).

La ligne de force de tous ces courts poèmes, c’est la relation amoureuse, une relation qui lui confère le sentiment de permanence qu’elle semblait chercher dans ses deux premiers recueils :



Et tu vins
Beau comme une porte ouverte
Et le rêve du fruit
Dans l’Hiver d’un pommier
Avec des paroles d’étain chaud

L’algèbre de tes doigts
Sur mon corps
Et bientôt
La satisfaction du pluriel
Qui t’attend en moi

Tu fais
Chanter
Mon corps
En cris de flammes
Sous le langage de tes gestes

Une communication de l’autrice à la Rencontre des poètes en 1958 termine le recueil. « Un poème tend toujours la main et n’est qu’en apparence une évasion. Il veut rejoindre l’autre à la racine de son émotion, dans son instant de vérité. »

Cécile Cloutier sur Laurentiana
Cuivre et soies
Mains de sable

24 septembre 2025

Cuivre et soies

Cécile Cloutier, Cuivre et soies, Montréal, Éd. du jour, 1964, 75 p.
(Coll. les poètes du jour)

Le livre ne fait pas plus de 40 pages puisque les poèmes de Mains de sable sont repris dans la deuxième partie.

Cuivre et soies est donc le deuxième recueil de Cloutier. Les poèmes sont tout aussi courts, mais moins transparents. On note une certaine recherche verbale, absente dans son précédent opus.

Le sujet est le même. Déjà le titre, Cuivre et Soies, évoque cette tension entre le volatil et le solide. Cloutier poursuit sa quête d’un monde permanent, durable : « J'ai besoin / De cette dure certitude / Des métaux / De la sécurité des montagnes / Dans un paysage / Fixé // O ce rejet de la danse / Dans un univers / De bronze »

Les relations amoureuses, absentes du précédent recueil, deviennent un élément important de sa quête, toutes fragiles qu’elles soient : « Je me suis faite pays de soie / Dans l'auberge de tes bras / Je suis devenue // Île / Drapée de tes caresses / Dans le palais de lin / De nos deux corps noués ».

Le recueil se termine par un questionnement sur la capacité des mots, donc de la poésie, à fixer le réel qui nous entoure.

Les mots de mots ne suffisent plus
Il faudrait des noms de fer
Ou de lilas à corolles noires
Des verbes de pierre
Au temps
Arrête

J'ai besoin d'un livre
D'encre d'acier
A pages de béton
Vêtu d'une couverture de montagnes
Que la terre
Cette femme première
Glisserait à son doigt
Comme le fleuve
Porte
La bague du pont

Cécile Cloutier

19 septembre 2025

Mains de sable

Cécile Cloutier, Mains de sable, Québec, éd. de l’Arc, 1960, n. p. [40 p.] (Coll. De l’Escarfel) (couverture : Jean Miville-Deschênes).

Cécile Cloutier (1930-2017) a écrit plusieurs livres. Mains de sable est son premier. Les poèmes sont datés de 1955.

Les poèmes sont courts, très métaphoriques.

« Je voulais boire la mer / Avec la soif de mes cinq doigts / Fixer toute fragilité / À la permanence / D’une tige de roc ».

Ces cinq vers, qui terminent le premier poème, introduisent bien le recueil. Au départ se trouve un monde instable qu’il s’agit d’ancrer. L’eau et la vague d’une part, la pierre et l’île d’autre part sont des motifs qu’elle exploite pour exprimer cette tension.

« Prends ton chemin / Par la main / Et / Conduis-le / Au havre / D’un vent de pierre ».

Cloutier rêve d’un monde où règnerait l’harmonie, où l’on pourrait se reposer : « J'ai fait un rêve doux / Comme une vague / Qui ne meurt jamais / Parce qu’elle n’a pas de grève / Où reposer deux pesants bras liquides / Qui n’en peuvent plus des flots ».

Le dernier poème, intitulé « Tombeau », remet tout en question :

Tu n'avais pas encore mis

Tous les chemins à tes pieds

Comme des souliers

 

Ni vérifié le sable

De tous les rivages

Entre tes doigts

 

Ni mesuré la profondeur des racines

De tous les arbres

Ni dessiné toutes les fumées

De tes mains

 

Nii compté toutes les heures

Du monde

 

Tu n’avais pas encore essayé la vie 

Cécile Cloutier