29 mars 2024

Jos Carbone

Jacques Benoit, Jos Carbone, Montréal, Éd. Du jour, 1971, 120 p. (Coll. Les romanciers du jour R-25) (1ère édition : 1967)

Jos Carbone et Myrtie vivent dans une cabane en bois, au coeur d’une forêt très dense. Pourquoi se sont-ils retranchés de la civilisation? On ne le saura pas. Un jour, pendant l’absence de Jos, Myrtie aperçoit un homme qui la zieute à travers la fenêtre. Lorsqu’elle apprend la nouvelle à son compagnon, ce dernier n’a qu’une idée : éliminer l’intrus. On apprend alors que le couple n’est pas seul dans ce coin perdu : Pique, l’ami de Jos, s’est construit un peu plus loin une maison souterraine. Germaine, sa copine vit avec lui. Jos lui demande de l’aide. Ils repèrent l’intrus, un grand bellâtre niais et violent du nom de Pierrot, mais n’arrivent pas à s’en saisir.  S’en suit un chassé-croisé, je t’attrape, tu m’attrapes, je t’assomme, tu m’assommes. À la fin de l’histoire, c’est Germaine qui tue Pierrot, lequel a tué Pique. 

Il y a un peu de Thériault chez Jacques Benoit, ne serait-ce en raison du décor et du type de personnages qu’il campe dans son récit. La forêt joue un rôle important : elle agit comme une menace mais aussi elle imprègne les personnages de sa sauvagerie. Ceux-ci sont dominés par leurs pulsions sexuelles et meurtrières. Les femmes sont des proies pour lesquelles les mâles s’étripent. On a l’impression d’être retourné aux temps des hommes des cavernes.

Le roman est très court, très riche en dialogues, plein de rebondissements, donc de lecture facile. Jos Carbone est le premier roman de Jacques Benoit. Il va en écrire six autres.

Extrait

« Quel âge il a, ton vieux ?

— Mon vieux, il a jamais voulu dire son âge, répondit Germaine d’un air insouciant.

— Crétin ! » rugit Pierrot, et il le frappa à la figure de toute sa force.

Le sang coula.

« Regarde-moi, Germaine ! »

Il poussa un cri. Puis il se mit à courir autour de Pique en secouant sa chevelure comme un Indien.

« Yahou ! Yahou ! » faisait-il.

Il était pris à son propre jeu. Il enleva ses souliers, saisit le couteau et se remit à sauter. Germaine commença à rire.

« Vas-y ! Vas-y ! »

Ce fut le dernier geste de Pique. Bandant ses muscles, il se jeta tête première sur Pierrot qui roula à la renverse. Pique lui-même demeura étendu sur le plancher, face contre terre.

Pierrot se releva. Il était furieux.

« Salaud, salaud ! » hurla-t-il.

Il leva le pied et le frappa à la tête brutalement. Puis il lui bourra le ventre et les côtes de coups.

« Maudit sale cochon ! Puant ! Maudit chien sale ! Crapaud ! »

Germaine ne riait plus.

« Relève-le, dit-elle d’une voix blanche.

— Crapaud pourri ! continua Pierrot. Chien !

— Arrête ! » hurla-t-elle.

Elle se jeta sur lui.

« Arrête !

— Quoi ? »

Il sembla surpris un moment avant de réagir.

« Ôte-toi de mon chemin ! menaça-t-il.

— Non. Relève-le.

— Toi, relève-le. »

Elle le regarda. Puis elle saisit Pique par les épaules et alla l’appuyer contre le mur. Il pleurait.

« C’est assez », dit Germaine. Il la repoussa.

« Ôte-toi. Ça, puis c’est fini », dit-il en déchirant la jambe de pantalon de Pique d’un coup de couteau.

Il le prit par la lame, traça trois entailles parallèles dans les chairs de la jambe. Pique semblait insensible. Le sang gicla. Germaine était au bord des larmes.

« C’est assez ! répéta-t-elle. C’est plus drôle !

— Je vais te remettre ça, le vieux ! »

Et Pierrot lui cracha au visage.

« Si j’avais envie de pisser, je te pisserais au visage, maudit sale ! ajouta-t-il en se relevant. Tes chanceux ! (p. 109-110)

22 mars 2024

La cité dans l’oeuf

Michel Tremblay, La cité dans l’oeuf, Montréal, Éditions du Jour, 1969, 181 p. (Coll. Les romanciers du jour R-38)

François Laplante hérite d’une somme colossale d’un oncle dont il ignore même le nom. Pour obtenir son héritage, il doit se rendre dans un pays africain du nom de Paganka. Là, il découvre que son oncle exploitait des mines de graft et qu’il possédait tout un village habité par des Louniens, qu’on appelle aussi les hommes bleus. Tout va pour le mieux, il s’attache même au lieu et aux gens. Un jour, il découvre dans l’immense villa que son oncle lui a léguée un mystérieux œuf de verre. Les Louniens l’ayant aperçu avec l’œuf, porteur de maléfices selon eux, changent du tout au tout et veulent le tuer s’il ne s’en défait pas sur le champ. Il réussit à s’enfuir avec l’œuf.

Quelques années plus tard, François Laplante fils en hérite. Il est fasciné par l’œuf : il l’observe, le manipule, le traîne partout et il en rêve. Il perçoit qu’il y a de la vie à l’intérieur.  Il va réussir à y pénétrer et il découvre qu’il abrite une cité. 

« Je levai donc le bras et plaçai l’œuf entre la lune et mes yeux. Une chose extraordinaire se produisit alors : la lune disparut complètement dans l’œuf et celui-ci sembla frémir dans ma main. La lueur qui l’illuminait vibra, ondula, tourna sur elle-même et se déroula comme un nuage. Et l’Œuf se mit à mollir, devenant peu à peu comme une boule d’eau que j’aurais pu percer, pénétrer, fouiller. Soudain, au cœur de cette boule d’eau brûlante, la Cité m’apparut telle que je l’avais aperçue dans mes rêves : attirante comme un aimant, belle et majestueuse et surtout flamboyante comme un diamant. La Cité était dans l’œuf ! Je tenais la Cité dans ma main ! Elle était enfin devant moi, bien réelle et . . . Oui ! Oui ! Accessible ! »

Ce qu’il ignorait c’est qu’en pénétrant dans l’œuf, il allait se retrouver dans un panier de crabes. Dans la cité, il découvre un monde très ancien, mythologique, à moitié détruit.  Chacun des cinq quartiers de la cité est habité par un dieu ou une déesse et plusieurs êtres aussi étranges les uns que les autres. Laplante est perçu comme un sauveur. Tout ce monde veut en quelque sorte se servir de lui. Il y a des milliers d’années, Ghô, le dieu de la beauté a été transformé en un nain hideux et cruel par Ismène, sa mère. Il veut se venger en utilisant Laplante pour quitter l’œuf après l’avoir détruit. Pour y arriver, il lui faut tuer les « les Khjœns, les Suppliantes, les déesses qui crient le Temps ! Sans elles, les autres dieux n’existeraient pas. La Cité disparaîtrait. »  

Je n’expliquerai pas comment Laplante passe d’un quartier à l’autre, mais dans chacun des quatre autres, il va rencontrer des êtres qui vont lui demander d’éliminer Ghô afin de sauver la cité. Il rencontre Lounia, la « déesse de verre » qui l’hypnotise par son chant; Waptuolep et Anaghwalepdes, jumeaux fusionnels, dieux de la guerre, qui sont contre la guerre; Wolftung le solitaire « au cerveau démesurément développé », enfermé dans sa tour; la déesse-mère Ismonde et M’ghara, le « père de tous les dieux », les deux « drapés dans leur costume de métal ». Les dieux et déesses sont entourés, comme je l’ai déjà dit, d’une panoplie de créatures, mélange de minéral et d’animal : les Warugoth-Shalas « dieux triangulaires aux ailes diaphanes » et les oiseaux-hyènes « gargouilles de pierre » volantes, des êtres à dimension variable. 

Finalement, n’ayant pas réussi à éliminer Ghô, Laplante est expulsé de la cité, « comme si l’œuf [l]e vomissait », sans pour autant en être libéré : 

Oui, Ismonde a crié mon nom!

Vingt-cinq jours se sont écoulés depuis mon retour et la Lune est de nouveau ronde comme un œil maléfique ! La vie reprend peu à peu dans l’Oeuf sacré et tous les dieux m’attendent, la rage au cœur ! Si Ghô a assassiné un Grand Prêtre à chaque cérémonie depuis mon départ il n’en reste plus qu’un !

J’ai entendu la voix de la déesse-mère et je sais que les Warugoth-Shalas vont venir me chercher ! J’ai peur ! Je veux sauver la Cité, je veux devenir un Grand Initié, connaître les secrets de tous les Mondes existants et surtout sauver la Terre mais comment ferais-je pour atteindre le quartier de Wolftung avant qu’il ne soit trop tard ? Si Ghô tue les deux Suppliantes avant que je n’aie pu l’en empêcher, le Monde entier est condamné à mourir dans l’ignorance ! Et si Ghô s’empare de moi et m’oblige à le ramener sur la Terre après avoir détruit l’Œuf sacré de M’ghara, la planète entière est condamnée à périr sous son joug ! (p. 181)

Michel Tremblay a écrit ce roman, lors d’un séjour à Acapulco, entre janvier et mars 1969. C’est tout simplement renversant. Le roman n’est peut-être pas parfait, mais génial en matière d’invention et si bien écrit. Le seul reproche : il est parfois un peu difficile à suivre avec ses chapitres « intercalaires ». Pour bien faire, il faudrait le lire deux fois.

Tremblay, dans La cité dans l’œuf, développe une intrigue déjà esquissée dans la nouvelle « L’œil de l’idole » parue trois ans plus tôt dans Contes pour buveurs attardés. Il reprend aussi le personnage du Warugoth-Shala dans la nouvelle du même nom.


Michel Tremblay sur Laurentiana

Contes pour buveurs attardés

15 mars 2024

Contes pour buveurs attardés

Michel Tremblay, Contes pour buveurs attardés, Montréal, Éditions du Jour, 1966, 158 p. (Coll. Les romanciers du jour R-18)

Dans Contes pour buveurs attardés, que le titre sert plus ou moins bien, Michel Tremblay a réuni 25 contes dont la très grande majorité appartient à ce que Todorov appelait le fantastique merveilleux : les personnages ne remettent pas en question les éléments surnaturels qui surgissent dans leur vie. Ainsi en est-il, dès le premier conte, de ce pendu dont on ne retrouve pas la tête (Le Pendu), ainsi que des sorcières (Amenachem), des diables (Wolfgang, à son retour), des succubes (Le Warugoth-Shala), de tous ces êtres étranges sans nom (La chambre octogonale), etc. qui côtoient les personnages sans que ceux-ci s’en étonnent.

Quelques contes ne doivent rien au fantastique : ce sont des histoires d’horreur comme dans ce récit où un aristocrate sadique attire des jeunes filles pour les faire cuire et les manger (Douce chaleur), ou encore celui où un roi tue ses épouses et les cache derrière une peinture qui les représente (La 13e femme du baron Klugg). On pourrait aussi dire que quelques contes sont seulement bizarres (aucun surnaturel). Je pense à cette aristocrate célibataire qui n’a cessé de sa vie de parler de son fils et qui finit par avouer qu’elle n’en a jamais eu. Pourtant, ce dernier apparaît au terme du conte (Jocelyn, mon fils).

Tremblay a divisé son recueil en deux parties : « Histoires racontées par des buveurs » (6 contes) et « Histoires racontées pour des buveurs » (19 contes). Entre les deux, il a inséré une drôle histoire qui sert de pont entre les deux parties. Je dois avouer que cette structure m’apparaît un peu inutile. Et pourquoi les buveurs?

Les histoires se déroulent le plus souvent dans des milieux sophistiqués (beaucoup de châteaux) ou étrangers (surtout européens : l’Angleterre, l’Allemagne…) dans la grande tradition des contes fantastiques à la Edgar Poe. Rien de québécois, ce qui n'est pas un reproche. Dès ce premier livre, Michel Tremblay démontre son talent de raconteur. Les contes n’ont pas tous la même qualité, mais tout cela se lit encore très bien.

En guise d’extrait, je vous présente une histoire très courte, pas la meilleure du recueil, je tiens à le préciser.

LA FEMME AU PARAPLUIE
— Tiens, drôle d’endroit pour perdre son parapluie.
Il se pencha, ramassa le parapluie.
* * *
Le téléphone sonna.  
— Allo.
— Bonsoir, monsieur. Vous avez trouvé mon para­pluie ?
—  Pardon ?
—  Je vous demande si vous avez trouvé mon para­pluie. Un parapluie noir avec...
—  Oui, en effet, j’ai trouvé un parapluie, ce matin. Mais comment savez-vous, madame, que c’est moi qui l’ai trouvé ?
—  Mais, mon cher monsieur, je l’ai perdu précisément pour que vous le trouviez ! Et maintenant je voudrais le ravoir. Vous voulez bien venir me le porter ? Je vous attendrai ce soir au milieu du pont de bois, à l’est de la ville, à onze heures. Bonsoir, monsieur.
* * *
— Vous êtes en retard, je vous attends depuis dix minutes.
— Je m’excuse, j’ai été retardé... Voici votre parapluie, madame.
— Merci, monsieur.
Elle le regardait droit dans les yeux.
— Et maintenant, sautez. Votre heure est venue. Il est temps. Allez...
Il enjamba le garde-fou et se jeta dans la rivière.
Et elle repartit, laissant son parapluie au milieu du pont de bois, à l’est de la ville... (p. 137-138)

8 mars 2024

Mon cheval pour un royaume

Jacques Poulin, Mon cheval pour un royaume, Éditions du Jour, 1967, 130 pages. (Coll. Les romanciers du jour, R 23)

Le premier roman de Jacques Poulin est très court. Si on enlève les pages blanches, il ne fait pas 100 pages. Le contenu est plutôt disparate. Par moment, on lit un récit très simple comme Poulin en fera par la suite; ailleurs, la description ou le discours discontinu de la conscience envahissent le récit. Poulin cite L’année dernière à Marienbad de Robbe-Grillet, ce qui constitue peut-être une influence.

Si on exclut les retours en arrière, l’action se déroule sur deux jours. Poulin raconte une histoire à deux volets. Le narrateur principal, l’écrivain Pierre Delisle, et un caléchier nommé Simon partagent l’amour de la même fille (Nathalie). Un jour, on retrouve la calèche sans son caléchier sur le pont de l’île d’Orléans. Le caléchier s’est jeté dans le fleuve. Pourquoi? Simplement parce qu’il avait décidé que 40 ans (c’est son âge), ça suffisait. L’histoire d’amour à trois se continue cependant avec l’apparition de Mathieu, un double de Simon aux yeux de Nathalie. 

L’écrivain est aussi un « anarchiste » : c’est le second volet. Il a proposé au Front de faire sauter un monument. Il se rend à la Gare du palais, on lui remet une bombe qui, pendant la nuit, va pulvériser la statue d’un soldat anglais dans le Parc de l’Esplanade, près de la Porte Saint-Louis, où logent des calèches. 

Cette double action nous rappelle Prochain épisode d’Aquin. L’intérêt du roman tient en partie à la description du Vieux-Québec. Jacques Poulin, deux ans plus tard, publie Jimmy, un roman beaucoup plus achevé, dans lequel il trouvera sa « manière ». 

Extrait

Personne n’a beaucoup parlé pendant notre retour à la Place d’Armes. Là, Simon a abandonné la calèche. Je trouve que ce n’est pas prudent; il a dit qu’il voulait marcher un peu.

Nous avons suivi le parcours habituel : rue des Remparts, d’Auteuil, Sainte-Geneviève, et retour en marchant sur les murs jusqu’à la Porte Saint-Jean. La même impression — que le triangle formé par les murs s’était resserré — m’est encore venue. Il m’a semblé aussi que le Vieux-Québec avait commencé à mourir.

Nous remontons la rue de la Fabrique, Nathalie entre nous deux; nous nous arrêtons en face de la Basilique.

Je regarde Nathalie, qui aussi me regarde. Je me dis la douceur de sa peau, la chaleur de son lit. Je ne sais à quoi elle pense, n’ayant pas comme elle cette faculté de lire dans la pensée; il me faut un mot, un signe. J’attends.

À la longue, je finis par découvrir dans ses yeux une sorte de désordre: les cils battent très légèrement. Patiente, elle a attendu sans doute que je m’en aperçoive. Ces battements me révèlent l’intrusion entre nous deux d’une troisième personne; je me tourne vers Simon. Lui aussi regardait Nathalie. Il n’est jamais facile de savoir ce que pense le caléchier, mais les yeux de Nathalie reflètent à mon intention le désir de Simon. Lui et moi, nous ressentons le même besoin. Ce n’est pas désagréable. Nous avons en commun le même désir. (p. 39-40)

Jacques Poulin sur Laurentiana
Jimmy