21 novembre 2025

Les poubelles mangeoires célestes

Claude Grenier, Les poubelles mangeoires célestes, Montréal, Éd. du cri, 1970, n. p.(Illustrations : Marie-Andrée et Mario Bodet)

Le recueil de Grenier s’inscrit dans la mouvance révolutionnaire des années 1960. Le discours qu’il développe me semble très articulé. En fait, il décrit son cheminement, de l’engagement au nihilisme révolutionnaire.

Au départ, le poète doit lutter contre lui-même : il est si facile de se taire, de « faire semblant de vivre, épauler ceux qui ne parlent plus, ceux qui se taisent ». Mû par la colère et une certaine violence, il rêve d’en découdre avec les « grippe-cerveaux » : « je me mettrai bientôt des mots de sang au bout des poings, je les brandirai bien haut et bang! » Le poète déplore que sa révolte l’isole. Même son amoureuse semble l’avoir abandonné ou trahi : « ils ont fondu sur ELLE. et c'est ainsi qu'ELLE a quitté, pâle Opale, l'Ovale pour aller renaître... pas très loin de moi, métamorphosée par les maléfiques grippe-cerveaux. »

Dans la seconde partie intitulée « Le cri », l’auteur affirme qu’il est trop tard pour intervenir et que la bataille est déjà perdue : « pauvres fous! nous cherchions encore sous nos visages crayeux les mots et les gestes du changement, les mots et les gestes de l'identité librement reconnue. pauvres fous! // fini le temps des mots! / il faut passer à autre chose ».

Les « grippe-cerveaux » ont déjà mis au pas la société, ce que symbolise les « poubelles-mangeoires » : « mais ses poubelles multicolores continuent de s'entasser. / ses poubelles scintillantes montrent leurs tripes fleuries et leurs fleurs farcies. / la ville ne bascule plus et tout va bien pour les pauvres petites bêtes à gestes qui vivent accroupies autour des poubelles-mangeoires-célestes. / tout va bien pour les pauvres petites bêtes à gestes qui fouillent et grignotent dans les poubelles. » Le citoyen repu, il est facile de le manipuler, de lui faire gober n’importe quoi : « Quelqu’un regarde partout dans ma tête. / quelqu’un qui joue de la clef dans mes serrures ».

Pour terminer son recueil, Grenier règle ses comptes avec le milieu artistique : il passe à tabac les « criticateurs-à-poulx », les « épouvantails des salons littéracrétinaires », les « poétiartistes du fleuve et de la terre, du pain de ménage et du sirop d’érable ». On comprend que pour lui, artiste et engagé sont des mots indissociables.

Il termine par un cri de guerre, cri de désespoir, comme s’il n’y avait plus rien à changer et que la seule solution était de tout reprendre à zéro : « DÉTRUIRE! DÉTRUIRE! LES GALÉRIENS EN ONT ASSEZ »

Grenier s’inscrit dans une certaine contre-culture bien que son discours soit très policé. Il dénonce davantage le mode de vie de ses concitoyens que les structures sociales. Son écriture se déploie souvent par accumulation, les vers s’étirent et deviennent des phrases. Il use d’une assez grande liberté dans la mise en page, mais n’utilise pas le joual, et ne profère pas de grossièretés, comme Vanier. Les références à la sexualité et à la drogue sont accessoires. À quelques mois d’Octobre 70, il est à se demander si Grenier a été arrêté. Je n’ai pas la réponse.

18 novembre 2025

Kathmandou

 

Louise Beaugrand-Champagne, Kathmandou. Cappricio, Montréal, L’Estérel, 1968, 148 pages.

La narratrice, Alexandra Maréchal, décide de quitter son monastère dans l’Himalaya, où elle a passé un an, et de rentrer au pays. Elle raconte à son maître Babaji ce qui l’a menée au Népal.

Beaugrand-Champagne nous présente 12 courtes nouvelles, plus ou moins reliées entre elles, qui mettent en scène 12 hommes assez différents les uns des autres. Malheureusement, on n’apprendra à peu près rien du séjour d’Alexandra à Katmandou, de son évolution spirituelle (en ce sens le titre est trompeur). On comprend vite que le cadre initial sert surtout de prétexte pour parler des hommes et de leurs relations avec les femmes. Il semblerait que chacun des 12 hommes retenus représentent un signe astrologique. On découvre Benedict, le militaire impatient; Tom, le journaliste séducteur; Gérôme, le touche-à-tout irresponsable; Christophe, l’homme immature; Laurent, le gestionnaire débordé qui traite l’amour comme tout le reste; Victor, le manipulateur pervers; Bernard, le diplomate toujours en retrait; Simon, l’indépendant (et le grand amour de la narratrice); Serge, le fuyard; Charles, le penseur ascétique; Vincent, l’homme rationnel; Philippe, l’insaisissable.

Malgré la présence de la narratrice dans tous ces récits, on a l’impression que cette femme nous échappe. Elle court un peu partout, « jeune, dispersée », mondaine jusqu’au bout des ongles. Femme émancipée mais pas nécessairement libérée, elle semble presque toujours au service ou à la traîne des hommes (on est en 1968).

« Cappricio » est le sous-titre donné par l’autrice à son œuvre pour en souligner la forme libre. Les dialogues sont nombreux, les analyses ramenées à l’essentiel, le style vif mais sans recherche. Tout cela se lit encore très bien.

Extrait (prologue)

Depuis cinq jours, je porte le sari rouge.

Tu as compris, n'est-ce pas, Babaji, mon maître? Que je quitte le blanc des veuves, le monastère, l'Himalaya. Que je retourne à l'Occident. Tu as compris, n'est-ce pas, que je pars?

À Kathmandou j'ai trouvé la libération, Babaji; depuis un an, dans le calme de ton cloître, j'ai enfin pu réfléchir, méditer, peser chacune de tes sages paroles. J'ai revu, jour après jour, ma vie, cette vie frénétique et inutile que tu ne connais pas et que les thèmes éthérés de nos échanges n'ont certes pu t'apprendre.

Je cherchais un soleil à ma galaxie. Je ne trouvai que lunes, étoiles et comètes. J'abordai donc, une à une, toutes les constellations des cieux. Mais elles ne m'entendirent point.

Cette course sidérale, je te la livre aujourd’hui, Babaji, non pas que je te croie consumé par une curiosité sans bornes, mais pour que, si tu en avais le désir, tu saches par quelles voies je suis venue à toi et vers quoi je pars.

11 novembre 2025

Aperçu des contes

Jean-Louis Lessard, Contes de Noël d’antan au Québec, Québec, éd. Gid, 2025, 246 pages.

Voici un aperçu des 24 contes. 

Joseph-Ferdinand Morissette - Un revenantDepuis 50 ans, un vieillard est condamné à revenir sur terre à la veille du jour de l’An. 

Joséphine Marchand (Josette) - Hier et demainQui dépose les cadeaux de Noël? Est-ce vraiment Santa Claus?

Anna Duval - Une tournée de l’enfant JésusQuand l’enfant Jésus s’ennuie...

Robertine Barry (Françoise) - Le baiser de MadeleineEn ce jour de l’An, parents et amis défilent pendant toute la journée.  Madeleine, elle, attend son beau Pierre.

Honoré Beaugrand - La chasse-galerieUn soir du jour de l’An 1858, en haut de la Gatineau, huit bûcherons font un pacte avec Satan.

Louis Fréchette - OuisePauvre petit Jésus tout dépenaillé dans sa crèche de fortune!

Ernest Choquette - Le docteur Santa ClausUn médecin a compris que le meilleur remède n’est pas nécessairement un médicament…

Wilfrid Larose - Entre deux quadrillesComment gâter son enfant quand tout va mal.

Gaëtane de Montreuil - Noël vécu Seuls les enfants sages reçoivent des cadeaux...

Anne-Marie Gleason (Madeleine) - Nuit de NoëlQuand il ne reste que les mystères de la religion…

Laure Conan - Le premier arbre de NoëlLe petit Jésus sait récompenser les généreux.

Éva Circé (Colombine) - Le dîner des roisQuand on est parents, on oublie facilement les manquements des enfants.

Marc Sauvalle - Le Noël de PietroMême les cœurs durs ont besoin d’un peu de beauté.

Sylva Clapin - La savaneIl allait oublier sa famille.

Henriette Dessaules (Fadette) - Son Noël Mourir quand on n’a pas connu la vie.

Georgina Lefaivre (Ginevra) - L’amoureux de Mlle AmélieL’amour survit aux rides.

Gabrielle St-Pierre Dugal (Payse)Conte des temps messianiques Quand l’enfant prodigue revient…

Louis-Joseph Doucet - Le renard du Père DurandC’est ainsi qu’on crée des légendes… et des contes de Noël.

Damase Potvin - Dans la brume Heureusement le clocher pointe haut dans le ciel.

Blanche Lamontagne - Les deux compagnesQuand St-Pierre voit arriver ces deux-là, il est un peu décontenancé.

Albert Laberge - La malade Certains ont perdu l’esprit de Noël...

Louis Dantin - L’invitée Qui est cette jeune femme qui hante la nuit?

Germaine Guèvremont - Un petit NoëlIl y a des requêtes qui ne se refusent pas.

Philippe La Ferrière – Noël d’un gueux Savoir donner sans humilier est un art.

24 octobre 2025

Contes de Noël d'antan au Québec

(J’ai le plaisir de vous présenter mon dernier livre. Il est sorti en octobre aux éditions GID. Il s’inscrit tout à fait dans le prolongement de Laurentiana.)

Des milliers de contes de Noël ont été publiés au Québec, la plupart dans des journaux et des périodiques. Et, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ils s’adressaient aux adultes. Quand le temps des fêtes approchait, toutes les publications s’arrachaient ces récits, afin de servir à leur lectorat une édition spéciale ou, à tout le moins, un supplément de Noël. Quelques-uns seulement étaient repris en livre.

J’ai retenu 24 contes publiés entre 1884 et 1950, abordant tous les thèmes qui nourrissaient ce genre littéraire : la féerie d’une nuit de Noël, l’émerveillement des enfants devant la crèche, leur joie à la vue des étrennes, le bonheur retrouvé des laissés-pour-compte, les vertus consolatrices de la religion, l’attendrissement des puissants face à la misère ambiante, l’éveil à la tendresse et aux sentiments amoureux, etc. Chaque conte est précédé d’une courte biographie de l’auteur ou de l’autrice et d’une brève présentation. Un avant-propos et une conclusion nous aident à cerner l’importance que ces contes ont eue au fil du temps.

Ce recueil est aussi l’occasion de raviver le souvenir de 12 auteurs et 12 autrices qui ont brillé en leur temps : Robertine Barry, Honoré Beaugrand, Ernest Choquette, Éva Circé, Sylva Clapin, Laure Conan, Gaëtane de Montreuil, Louis Dantin, Henriette Dessaules, Louis-Joseph Doucet, Anna Duval, Louis Fréchette, Anne-Marie Gleason, Germaine Guèvremont, Philippe La Ferrière, Albert Laberge, Blanche Lamontagne, Wilfrid Larose, Georgina Lefaivre, Joséphine Marchand, Joseph-Ferdinand Morissette, Damase Potvin, Marc Sauvalle et Gabrielle St-Pierre.

Chose sûre, ces récits nous offrent un plaisir de lecture et l’occasion de nous retremper dans une bienfaisante naïveté, un sentiment souvent bien enfoui dans la mer des tracasseries de l’âge adulte.

Vous pouvez vous procurer le livre en librairie ou directement aux éditions GID (frais d’envoi de 10$ - gratuit pour un achat de deux livres) :

https://leseditionsgid.com/contes-de-noel-dantan-au-quebec.html?v=2351

Partagez s’il vous plaît. Demandez à votre bibliothèque de l'acquérir. Si les ventes sont satisfaisantes, un second tome sera offert l’automne prochain. Il suffit de COPIER COLLER le lien ci-dessus.



5 octobre 2025

L’amélanchier

Jacques Ferron, L’amélanchier, Montréal, éditions du jour, 1970, 157 p. (Coll. Les romanciers du jour 56)

« Je me nomme Tinamer de Portanqueu. Je ne suis pas fille de nomades ou de rabouins. Mon enfance fut fantasque mais sédentaire de sorte qu’elle subsiste autant par ma mémoire que par la topographie des lieux où je l’ai passée, en moi et hors de moi. Je ne saurais me dissocier de ces lieux sans perdre une part de moi-même. « Ah! disait mon père, je plains les enfants qui ont grandi en haute mer. » Fin causeur et fils de cultivateur, il se nommait Léon, Léon de Portanqueu, esquire, et ma mère, ma douce et tendre mère, Etna. Je suis leur fille unique. »


L’enjeu qui porte le récit est donné dès le premier paragraphe. Tinamer (anagramme de Martine, fille de Ferron) déclame son nom et son ascendance; elle annonce que son enfance sera l’objet du récit; elle insiste sur ses liens forts avec les lieux (nomades, rabouins, sédentaire); elle précise les moyens qui lui permettent de « vaincre  le temps » (la mémoire et la topographie); elle insiste sur l’interrelation des mondes intérieur et extérieur (« en moi et hors de moi ») et, finalement, elle désigne ses parents en insistant sur l’apport de chacun en regard de l’enfant qu’elle a été.


Ainsi commence la quête de Tinamer.  Elle a maintenant vingt ans, se sent un peu perdue; depuis la disparition de ses parents, elle essaie de comprendre ce qu’elle est devenue; elle se lance dans la recherche du temps perdu : « Mon enfance, je décrirai pour le plaisir de me la rappeler, tel un conte devenu réalité, encore incertaine entre les deux. Je le ferai aussi pour mon orientement, étant donné que je dois vivre, que je suis déjà en dérive… »


Sa petite enfance a été marquée par la relation quasi fusionnelle avec son père, un père fantasque qui l’amène avec lui dans un imaginaire qui tient du conte. Et qui s’amuse à prolonger l’imaginaire de cette enfant solitaire, pour qui les arbres sont plus que des arbres, pour qui les marcheurs sont des personnages de conte, pour qui les morts continuent de fréquenter les lieux où ils ont vécu. On comprendra plus tard ce qui contraint le père à se réfugier dans cet univers bienveillant : il travaille comme gardien dans un institut psychiatrique pour enfants et il tolère difficilement le traitement inhumain dont sont victimes les enfants. Plus largement il critique une société qui s’arrange pour ne pas voir ce qui devrait être dénoncé, une société qui repose sur des rapports hiérarchiques dont les plus faibles sont les victimes.

 

Pour Léon, le monde est double : le « bon côté des choses », ce sont la chaleur d’un foyer, la vie de famille, la nature, l’imaginaire; le « mauvais côté des choses », ce sont les relations de pouvoir, le milieu de travail, Papa Boss, le principe de réalité.

 

L’univers de Tinamer bascule lorsqu’elle commence l’école, lorsqu’elle pénètre dans « le mauvais côté des choses ». Elle découvre la vraie vie, ses règles sociales, les amis et se rapproche de sa mère. Elle rejette le monde factice que son père lui avait créé et même, elle lui en veut de lui avoir enseigné de telles sornettes. Elle efface pour ainsi dire cette partie lumineuse de son enfance.

 

Ferron raconte comment se forge l’identité mais, peut-être plus encore, décrit le besoin de s’ancrer. « Nul n’est une île », dit le cliché. Nous appartenons à une famille (avec ses ascendants), à des groupes d’amis, à une époque, à un lieu, à une paroisse ou à une ville, à une région, à un pays, à un milieu de travail. Tous ces éléments contribuent à la construction du moi, à l’édification de notre imaginaire. L’enfance joue un rôle majeur : « Les adultes, vilains comédiens jouant toujours le même rôle, ne comprennent pas que l’enfance est avant tout une aventure intellectuelle où seules importent la conquête et la sauvegarde de l'identité, que celle-ci reste longtemps précaire et que, tout bien considéré, cette aventure est la plus dramatique de l'existence. »  Cependant, comme en témoigne le récit de la Tinamer de 20 ans, à tous moments dans la vie, la question de l’identité resurgit, à la lumière d’événements nouveaux, et doit être, peut-être pas redéfinie, mais ajustée.

 

Ferron trace un lien entre l’identité de l’individu et celle d’un pays : « Un pays, c’est plus qu’un pays et beaucoup moins, c’est le secret de la première enfance; une longue peine antérieure y reprend souffle, l’effort collectif s’y regroupe dans un frêle individu… »

 

Et l’amélanchier dans tout cela? Une balise, un signal, un marqueur qui monte la garde à l’orée des bois : « Dès le premier printemps, avant toute feuillaison, même la sienne, il tendait une échelle aux fleurs blanches du sous-bois, à elles seulement; quand elles y étaient montées, il devenait une grande girandole, un merveilleux bouquet de vocalises, au milieu d’ailes muettes et furtives, qui annonçaient le retour des oiseaux. » « Durant une petite semaine, on ne voyait ni n’entendait que l’amélanchier, puis il s’éteignait dans la verdure, plus un son, parti l’arbre solo, phare devenu inutile. Le bois se mettait à bruire de mille voix en sourdine; puis le loriot chantait et mon père disait à propos de l’amélanchier qu’il s’était retiré: « Laissons-lui la paix: il prépare sa rentrée d'automne. » L’été se passait et que trouvions-nous? Quelques baies noires rabougries, laissées par les oiseaux, et un amélanchier content d’avoir écoulé son stock de minuscules poires pourpres avant notre retour, premier à avoir ouvert la saison, premier à la fermer… »

 

Roman intelligent, poétique, naïf et savant, inventif et déroutant, conte et documentaire, le meilleur de Ferron. En 1970, on avait Le torrent, Une saison dans la vie d’Emmanuel, L’Avalée des avalés et JimmyL’amélanchier conclut, on ne peut mieux, le cycle sur la fragilité de l’enfance de ses prédécesseurs.

 

Sur Ferron :
Jacques Ferron, écrivain québécois (1921-1985)

 

Jacques Ferron sur Laurentiana

L'Ogre
Tante Élise ou le prix de l'amour
La Sortie
Le Dodu

Le Licou

Contes du pays incertain

Contes anglais et autres
La barbe de François Hertel

Cotnoir

La nuit

Papa Boss
L’amélanchier
Les roses sauvages
Le Saint-Élias

Anatole Parenteau et Jacques Ferron

Le parti rhinocéros programmé