14 septembre 2025

Toua

Rodrigue Gignac, Toua, Québec, Éditions de l'Hôte, 1960, 76 p. (Couverture de Denys Morisset)

La couverture, qui semble inspirée de Pellan, est vraiment très belle.

Les deux citations qui servent d’épigraphes donnent une idée du recueil. En voici une : « On se montre souvent dégoûté des autres, quand on devrait commencer par l’être de soi » (Nivier). Par l’esprit, ce recueil appartient aux années 1950.

Les vers sont très courts, parfois un seul mot. Le tout semble très léger à première vue, on y lit plusieurs jeux de mots, parfois plus ou moins heureux : « La fleur du mal / Était mon délice / La fleur de lys / Était toute la liste / Des maux du mal ».  Derrière cette économie de mots, on devine beaucoup de retenue et une culpabilité à fleur de (mots) peau.

La sexualité est très présente dans ce recueil, le plus souvent mal vécue... et empreinte de préjugés. Il n’est pas si simple de passer outre les interdits sans culpabilité en 1960. Il est plus facile de dire que la femme est responsable. « Je succombe / Aux vierges folles / D’autrefois // Débris de la chair ». Certains passages sont ambigus : « Fille d’état / Accepte / La passion / Du prélat. » D’autres sont déplorables : « Une proie / Est une garantie / Pour moi ». Dans le poème « Lesbienne », il écrit : « Mes doigts / Fourrés entre tes omoplates / Lèchent la rate / Infectée / Par la salive / Fiévreuse / Des bouches / de femmes ». Il arrive aussi que le désir amoureux soit exprimé directement : « Regarde mon corps / Regarde-le de plus près / Ne vois-tu pas qu’il frissonne / D’envie pour toi ». Ceci étant dit, on sent que le poète a bien des choses à dire mais qu’il n’ose pas.

Comme extrait, un petit poème à la Jean Narrache, sans le joual :

Exophtalmie

Les petits anges du paradis

Ce sont eux les enfants des taudis

Enculottés

À moitié nus

Ils vont dans les ruelles

Voir ce qu'il y a dans les poubelles

Sans bouton

Sans bas

Ni semelles

Ils vivent sans amour

Au jour le jour

Dans leur crasse

Et la misère

Les petits enfants des taudis

Ce sont eux les anges du paradis


Rodrigue Gignac

8 septembre 2025

C’est la chaude loi des hommes

Jacques Godbout, C’est la chaude loi des hommes, Montréal, L’Hexagone, 1960, 69 p.

Comme titre, Godbout reprend le premier vers d’un célèbre poème de Paul Éluard intitulé « Bonne justice ».  Ce poème fait partie de Pouvoir de dire, publié en 1951. 

Le recueil de Godbout compte deux parties : la première est précédée des deux premières strophes du poème d’Éluard et la seconde, de la troisième.

On est en 1960. La « grande noirceur » ne s’est pas encore éclaircie et la guerre froide menace la planète. Il faut lire le désenchantement de la première partie du recueil en tenant compte de ce contexte. Dans le poème « La dernière », le poète décrit un monde d’après-guerre, où l’homme a disparu : « l’atome l’hydrogène sur nos lèvres / Et nous sommes de dernières générations / Chaque jour l’ultime geste / Et nous sommes sans audace // Il n’y aura plus de mémoire / Personne ne saura / Notre tendresse notre fureur douce. » Comme Éluard l’écrit dans « Bonne justice », l’homme doit se « garder intact malgré les guerres et la misère ». Godbout, dans la même veine, énumère un certain nombre d’obstacles qui rapetissent la vie : la misère des villes, l’argent, les pontifes politiques et religieux, l’éducation. Il ajoute que la poésie semble dérisoire devant l’ampleur du défi : « Poètes de mes deux soyons grossiers : / La poésie ne paye pas à mort la poésie / Je disais aussi : / Que nous mangions du dictionnaire cependant / Que d’autres dégustent le fromage »

Le ton change dans la seconde partie. Il s’agit davantage d’une quête : comment se créer un monde qui soit habitable ou comme le dit Éluard « changer l’eau en lumière, le rêve en réalité et les ennemis en frères » ?  L’amour sera la pierre d’assise sur laquelle doit reposer le futur : « Pour nous, l’amour fera le pont, / Le pont des enfants heureux le pont des femmes libres le pont des balles dans la rue le pont couvert de la tendresse le pont de métal qui désobéit au saison le pont de bois aussi vermoulu comme tradition, / Aimer, aimer ». Le poète ne s’illusionne pas pour autant : comment y arriver dans ce pays où « mille enfants attendent le pont », dans ce pays qui « regarde encore / D’un œil ensommeillé / L’Ordre qui se trémousse » ? On a l’impression qu’il s’en remet au temps. En attendant, il rêve d’un espace de vie tout simple où l’on peut être libre et heureux :

LES PASSANTS
Très peu de pain
Une grande maison
Des murs blancs
Que nous peindrons
Et à chaque fenêtre
Nous prendrons quelque chose : ici un rideau
Là une arbalète ici un melon
Là si l’on ose
Notre bonheur

espérant

Ne pas faire peur aux passants

Cette poésie est très ancrée dans son époque. Il n’est pas toujours aisé de saisir la portée de certains vers. On a parfois l’impression de lire un texte quelque peu décousu, comme si l’auteur se permettait des détours qui nous laissent sur le côté. Godbout est davantage un romancier, un cinéeste et un essayiste qu’un poète. 

Jacques Godbout sur Laurentiana

§  Les pavés secs

§  Salut Galarneau

§  C’est la chaude loi des hommes

 


Le poème d’Éluard
 

BONNE JUSTICE

C'est la chaude loi des hommes 
Du raisin ils font du vin
Du charbon ils font du feu
Des baisers ils font des hommes 

C'est la dure loi des hommes
Se garder intact malgré
Les guerres et la misère
Malgré les dangers de mort 

C'est la douce loi des hommes
De changer l'eau en lumière
Le rêve en réalité
Et les ennemis en frères

Une loi vieille et nouvelle
Qui va se perfectionnant
Du fond du cœur de l'enfant
Jusqu'à la raison suprême.

(Pouvoir de dire, 1951)

16 août 2025

Pour les âmes

Paul-Marie Lapointe, Pour les âmes, Montréal, L’Hexagone, 1965, 73 p.

Le recueil contient onze poèmes, écrits entre 1961 et 1965, dont deux d’anthologie : « Le temps tombe » et « ICBM ». Pour les âmes s’inscrit dans un contexte précis. Le début des années 60 est marqué par la guerre froide, la guerre du Vietnam et surtout par la crise des missiles de Cuba.  Le journaliste qu’il était a dû suivre de près cette période où des siècles d’histoire risquaient d’être engloutis dans un nuage atomique!

Bien entendu, la menace nucléaire n’est pas le sujet de Pour les âmes, mais elle en est probablement le terreau. « Le temps tombe », la promesse d’une humanité en marche vers un avenir meilleur apparaît tout d’un coup illusoire, interrompue; le temps a perdu son fil directeur, l’esprit du passé ressurgit dans le présent : « les petits hommes de préhistoire / entre les buildings / dans la pluie chargée de missiles ».

Lapointe évoque des « mondes disparus », comme si un rouleau compresseur les avait écrasés l’un après l’autre : « une tribu perdue remonte à la surface / enfants des pyramides du soleil / amphores de poussière maïs et fourrures / falaise des morts ». Des civilisations ont été emportées en raison de leur inconduite (guerre) ou tout simplement de leur insouciance : « divinité embusquée / entre les pierres cachée / qui tombe de l'arbre comme pomme / ou surgit ô geyser et soudain / en un siècle quelconque / autrefois ou demain / vous saisit à la gorge // mystère de la terre ».

Pour le poète, la marche du temps évoque donc la mort, celle de l’humain, « espèce satisfaite », mais aussi celle de notre civilisation et même de la planète, comme si tout dégénérait sous nos yeux, sans que personne ne réagisse fermement : « ô sommeil tranquille / planète ronde où s’étreignent les maisons conformes ».

Dans plusieurs passages, il souligne la finalité dérisoire de l’humanité, matérialiste, tout à son confort, dans un monde qui a perdu son âme : « monde qui et quel que tu sois / pré de désespoir notre monde / ses petits bungalows et ses cloches / son affamoir ». Même l’amour participe de ce climat délétère qui semble envahir toutes choses : « la respiration d'un amour / emplit l'espace de la nuit / comme une mer minuscule ferait / dans leur sable / ses iles plus ou moins grandes / selon l'angoisse ou l'abandon ».

Il fait appel à la conscience humaine, comme si un dernier sursaut était possible, bien que peu probable : « les voix sont terrées / les plaintes suffoquent de jour en jour plus opaques / et vaines // bientôt le silence ne sera plus que le cri du premier de tous les morts ». Comble d’ironie, la voix du « jeune révolté », idéaliste, est gravée sur une épitaphe dérisoire, comme on le lit dans le poème « Épitaphe pour un jeune révolté ».

Le recueil est très riche et mon commentaire ne fait que l’effleurer. Entre autres, j’ai laissé de côté tout ce qui touche à l’écriture. On associe toujours Paul-Marie Lapointe au Vierge incendié et à Arbres; quant à moi, Pour les âmes est un aussi grand recueil.

ICBM (INTERCONTINENTAL BALLISTIC MISSILE)

chaque jour étonné tu reprends terre
cette nuit n'était pas la dernière
mais le brontosaure
mais César
mais l'inca

mais le Corbeau te guette

monde mou

les cratères éclatent
cris d'œuf

comme un crapaud le Nuage agrippe sa terre
et l'embrasse à petits coups répétés

mère de la poussière

l'oie vient des Andes malgré le radar

sur les passerelles de nylon
entre les mondes

vacillent les tendres hanches des filles

monde mou mille morts
aurore mauvaise dont je sais à la traverser

qu'elle n'est pas définitive

un bombardier repose à tes côtés
tes nuits sont assurées!

ô président ô pasteur
général des îles et des lunes

les enfants se recroquevillent comme des feuilles brûlées


Paul-Marie Lapointe sur Laurentiana

Le vierge incendié
Choix de poèmes. Arbres


Il y a 14 ans, Paul-Marie Lapointe nous quittait. (Radio-Canada)

11 août 2025

VLB et PÉLOQUIN

Deux belles listes du libraire François Coté. Bon, je ne suis pas à la solde du libraire, mais disons-le, on sent la passion des livres derrière ces catalogues.


Liste 1 consacrée à VICTOR-LÉVY BEAULIEU (1945-2025) avec une vingtaine de titres dont plusieurs sont dédicacés.

Liste 2 consacrée à CLAUDE PÉLOQUIN (1942-2018) avec une vingtaine de titres dont une affiche pour le film "Pélo le magnifique" (1974) et un "poème-affiche" : Un grand amour (1971).

6 août 2025

Visage nu

 

Madeleine Leblanc, Visage nu, Montréal, Beauchemin, 1963, 60 p.

Quand on lit la poésie de Leblanc, on se demande si cette poète a lu Garneau, Grandbois, Hébert, les poètes de l’Hexagone… Son style a quelque chose de très suranné. Le recueil compte quatre parties.

« Inquisition » : Les poèmes sont ceux d’une femme qui s’auto-analyse, qui cherche à mettre le doigt sur l’origine de ses déboires. « J’ai marché dans ma nuit sans bruit, / Cherchant la lanterne de vérité / Afin d’y purifier mon songe, / Mais j’ai trouvé la lampe sans feu ».

 « Pourquoi es-tu triste, ô ma joie » :  Le premier poème est intitulé « Assassin » : on comprend qu’un homme a brisé sa vie et lui a fait très mal. Les deux derniers vers de cette partie : « Entends-tu crier la haine / De l’enfant qu’on a tué ». Entre ce début et cette fin, une femme qui cherche à retrouver la joie.

« Quelques chants d’amour » : Des poèmes d’amour, dont quelques-uns ont été mis en musique. « Ton corps était taillé à la mesure de mon corps, / Ton cœur était pétri à l’empreinte du mien, / Ton sang s’incendiait à l’ardeur de ma fièvre, / Ton front était sculpté dans la pierre de mes rêves, / Ta chair gardait la forme de mes désirs. »

« Au fil des heures » : Ce sont une suite d’aphorismes du style « La vie n’a de sens que celui qu’on veut bien lui donner » ou « Espérer en vain c’est souffrir. Ne rien espérer, c’est mourir. »

Vous l’aurez compris, c’est un petit recueil plus que modeste qui peut probablement atteindre le lecteur pas très friand de la poésie moderne.


Madeleine Leblanc sur Laurentiana
Les terres gercées