9 mai 2025

La plus belle île

Michel Garneau, La plus belle île, Montréal, éditions Parti Pris no 26, 1975, 63 pages.

Souvent les critiques — et Garneau lui-même, si je me rappelle bien — ont tendance à minimiser la poésie qui précède Les petits chevals amoureux. Il est vrai qu’il y a des « facilités » et certaines redites dans La plus belle île, que cette poésie manque souvent d’économie, que le langage n’est pas toujours très recherché. Et pourtant, on lit Garneau et on finit par être subjugué. Il y a un courage chez cet auteur dont peu peuvent se vanter. En ces temps où il fallait chanter le pays, dénoncer toutes les aliénations, se marginaliser par la contreculture, il choisit de nous parler de la nécessité de l’amour et du bonheur dans nos vies.

Comme il le fait souvent, Garneau commence par défendre sa façon de faire. « j'écris pour voir liés les mots sur le clair papier des livres / dans l'amitié des vivants et des morts en cette rencontre privilégiée // je n'écris pas contre la faim la misère la guerre la bêtise / l'injustice et la lâcheté j'écris dedans et dedans / j'écris pour le plaisir par sensualité ».

On lit d’abord une série de poèmes sur différents lieux qui l’ont marqué. Il faudrait citer au complet celui intitulé « Sainte-Dorothée » qui décrit la fin de son enfance.

l'avenue des aventures que m'était la rivière
c'était aussi frontières d'un monde à la mesure
de mes limites à l'image de maison de doux murs
 à colombages clairs à table mise de main de mère
un monde de douillette haute comme un pont
sur le ruisseau du sommeil
sous le toit couvant de la pluie le bruit
d'immenses et fines ailes
quand dehors luisait le jardin replet de secrets
et de surprises sédentaires parmi les fleurs vivaces

Beaucoup d’autres lieux font l’objet d’un poème, des lieux marquants, dont une image, un souvenir, une sensation… lui sont restés en mémoire. Entre autres, il a retenu « la grande plaine de varechs » de Percé, les « filles en sourire » de Baie-Saint-Paul, « une grange aux foins sorciers » à l’Ile-aux-coudres, les « paysages infirmes » de Trois-Rivières, le fleuve « par-dessus les arbres » à Pointe-au-Père, le « plus bête niveau vivant » à Rimouski, la « seule route pour tant de paysages » à Baie-Comeau…

Mais l’île auquel le titre fait référence, c’est nulle autre que Montréal : « maintenant la plus belle île / est celle de ma ville / de ma ville à faire à défaire et à refaire ».

Dans la seconde moitié du recueil, Garneau offre à son amoureuse un long (et souvent très beau) chant d’amour. Il dit et redit son attachement (« je suis heureux à cause d’une femme »), mais surtout il essaie de comprendre le bonheur que lui procure cette relation amoureuse. « je prends tout de nous puisque tout s'échange / semis semences bras embrassés mains amoureuses / dans un jardin où farouchent les fleurs du choix / et la fleur de la sérénité possible / et la rose cardinale de nos corps / libres vents liés par la justesse des gestes ». Pour parler d’un sujet aussi rabâché, il lui faut trouver une langue qui soit authentique : « il me faut o merveille inventorier un amour / en suivant le cercle pur du seul vrai langage ».

Dans la version remaniée du recueil, dans ses Poésies complètes (Ed. Guérin, 1988), avec raison, il a coupé certains passages, en a déplacé quelques-uns et il en a condensé d’autres. Et la « tu » est devenue une « elle ». Comme extrait, je présente le dernier poème du recueil, dans sa version remaniée.

aujourd'hui c'est jour de la parole
pour la toucher pour la toucher
quand tout sera dit
nous aurons du silence jusque dans les gestes
je la coucherai dans l'herbe bleue de ma mémoire
elle me couchera dans l'herbe bleue de sa mémoire
nous aurons pleuré déjà notre fin
avec de l'engoulevent dans la voix
et tout un fleuve dans l'âme
avec toutes ces choses
qui ne sont que des liens
vous le savez
et nous portons au coeur dejà
comme fleur à l'oreille
l'absolu drame de se perdre

2 mai 2025

Moments

Michel Garneau, MomentsMontréal, Éditions D. Laliberté, 1973, 66 p. (Aussi dans : Poésies complètes, 1955-1987, Montréal, Guérin littérature / l'Âge d'homme, 1988, p. 175-249 [768 p.]

L’écriture des premiers recueils de Michel Garneau s’étalent dans le temps. Les poèmes qui composent Moments auraient été écrits entre 1960 et 1973. Aussi, ce recueil apparaît un peu comme un bilan au milieu de la trentaine. Michel Beaulieu ne cache à peu près rien et sa poésie est toute simple, si bien qu’on a l’impression de vivre en direct les confidences d’un copain qui raconte ses descentes et ses remontées. Ce recueil suit un fil chronologique, est presque narratif. Je vais résumer grossièrement.

On a droit à quelques chapitres sur son enfance, tel ce cauchemar récurrent qu’il faisait à 12 ans : « et je suis loin de mon assiette / ce que je fais de mieux depuis des mois / c'est un rêve où le malheur est clair / comme de l'eau de rocher / où je marche comme pour le fuir vraiment / tenant par la main le bonheur qui a douze ans / et je m'éveille tout le temps dans le repli / dans le recul et je n'ai plus le temps de sauter / dans les feuilles et c'est cette fois l'automne / sans que j'y sois ».

On se retrouve quelques années plus tard pour assister à une relation amoureuse qui ne va nulle part : « parce qu'en 1960 à ottawa je ne pensais / qu'à la mort me retenais me cantonnais / sans cesse rêvassant aux culs des filles / dans la soûlerie matutinale parfaitement meurtri de malamour marié / père et malheureux comme un fonctionnaire / certain que l'avenir n'était qu'effilochement / coupant comme le tain d'un miroir pété ».

La rupture amoureuse s’ensuit et le deuil est vécu à Paris. Ce qui ressort, c’est le fort sentiment de culpabilité : « et moi je rêve en écrivant / à une petite fille de dix-sept ans / que j'ai malmenée / et je suis un bel écœurant / un homme ordinaire / un bel écœurant ordinaire » Et encore : « ma petite fille me hante / comme un mouchoir de départ derrière mes yeux / comme une fougère pas grandie / qui attend une chanson d'eau ».

Il faudra un retour à Montréal pour voir un homme qui se reconstruit : « il n'y a que l'amour qui corrode la douleur / avec ses belles grandes dents sensuelles / l'amour à pleines dents plein la bouche / mieux que bières et firmaments d'acide / mieux que ruts et sexi-farces / l'amour avec ses abeilles de présence / dans la peau tout entière de l'être ».

quatrième de couverture
Le recueil se termine par un chant d’amour pour sa nouvelle amoureuse. « ton allure ton ballant ton allant / ta démarche bruissante de lumière / que j'ai le goût de célébrer / que j'ai donc le goût de célébrer / ton attention d'écureuille / toute accordée à toutes choses de la vie / à tous gestes des êtres dans la splendeur des sens / mon amour tant exigeante que j'exige tant / oh ton rire devant la beauté / ton rire devant le fleuve / ta tête secouée dedans la pluie / faisant vibrer le prisme de ta chevelure arc-en-ciel / et ton beau grand rire autour du verre de vin / dedans l'ivresse / ton rire dans les fleurs folles de la mescaline / ton rire dans la fourrure fraîche de l'acide / beau jusque dans le sarcasme / et tes sourires que je veux prendre / à jamais entre mes lèvres / que je veux prendre le temps de détailler / un jour comme un ancien comme un classique / puisque ces fleurs de l'arbre de ton silence / sont parmi les plus claires de mes joies ».

Inutile d’en rajouter, le texte parle de lui-même. Allez le lire sur Internet archives.

Michel Garneau sur Laurentiana
Lan ga ge, 1962
Moments, 1973
La plus belle île, 1975
Les petits chevals amoureux, 1977
Élégie au génocide des nasopodes, 1975, 1979

26 avril 2025

Langage 5 : politique


Michel Garneau, Langage 5 : politique, Montréal, Édition de l’Aurore, 1974, n. p. (40 pages).

En octobre 1970, Michel Garneau va passer 12 jours à la prison de Parthenais. Sa détention arbitraire lui a inspiré deux poèmes, restés célèbres : « chanson du petit matin à parthenais » et « AG aile gauche ».

Ce qui est phénoménal chez Garneau, c’est que, même en prison, il passe déjà à autre chose : plutôt que de s’abîmer dans une colère qui avait toutes les raisons d’être, il choisit de se projeter dans un futur rempli de promesses. Une attitude de défi. Comme si on ne pouvait pas l’atteindre. Son poème « AG Aile gauche » résume à lui seul tout ce que ce petit recueil contient. Le poème est long, je vais en citer la première moitié :

quatre rangées de barreaux de jour en jour
me pénètrent plus profond dans la peau d’la face

mais je résiste de tout mon amour rageur

mais du sommet de mon âge

je dévale dans le temps

mais je dévale dans mon âge

tout goulu de désirs

et rien

pas même cette cage de bêtise rien ne m’écœure!

 

je dévale et j’écume et j’avance
et je plonge et je cherche
et je tiens tête et je ne rêve pas
je vérifie:

je suis en vie mes calvaires!
rien

ne peut m’arrêter sur la pente vivante
où je veux vivre

 

mon cœur me pense et j’ai la tête en fleur
je suis en amour et la beauté m’offre raison
je suis en amour de toutes les façons
 je connais une femme plus jeune que la jeunesse
qui m’attend à la porte des saisons

je connais des filles plus belles à elles seules
que toutes les laideurs emprisonnantes
qu’on nous invente

et je boirai l’avenir au creux des mains
d’une fine demoiselle et je vois l’avenir
bleuir doucement à des poignets

 

je vois déjà l’allure de la liberté
dans l’allure de fête de leurs corps

et les prisons gros bâtons niaiseux
dans nos roues et les barreaux verdâtres
qui voudraient nous lobotomiser
grandiront notre élan en nous enseignant la patience définitive

chacun de nous a son amour à accomplir
et chacun de nous l’accomplira

et quand nous sortirons d’ici
et que nous reprendrons pieds sur terre
parmi le vrai malheur
parmi la vraie douleur
et parmi la vraie force
et la vraie détresse
et la vraie tendresse
et la vraie puissance de nos frères
nous reprendrons souffle aux lèvres
de nos amours
et nous continuerons d’inventer un pays
qui soit digne de la force de nos rêves
et de notre réalité

24 avril 2025

Langage 4 : j'aime la littérature, elle est utile


Michel Garneau, Langage 4 : j'aime la littérature, elle est utile, Montréal, éditions de l’Aurore, 1974, n. p. (32 pages)
.

Les poèmes sont numérotés de e à g. Encore une fois, la recherche stylistique est pour ainsi dire inexistante, le sens se développe en reprises et redites, et le langage se rapproche de l’oral québécois.

Malgré le titre, ce petit recueil déborde le sujet de la littérature. Toute la première partie porte sur l’appréhension du réel, ce que le premier poème exprime bien.

quand je travaille je rêve plus que d’habitude
rêves dans l’eau de la nuit
comme rêves dans l’air du jour
[…]

une belle grande partie de mon travail dans la vie
c’est rencontrer la réalité dans le rêve
et la même chose à l’envers
parce que j’écris
voyez-vous et ma vie et mon travail se rejoignent
de plus en plus

Tout comme le rêve, la poésie peut modeler le réel, le créer. Comme le voulaient les « poètes de la parole », il faut nommer les choses pour qu’elles existent :

j’aime la littérature elle est utile
j’écris avec espoir pour tous
dans notre espace littéraire
humblement je travaille à écrire
pour faire ma part dans l’éclaircissement du langage

qu’il devienne commun
c’est au plus haut de moi-même que je tends
en écrivant fraternellement
pour parler de nous
dans le je que je vis

Le poète n’est surtout pas un être isolé qui se contente de jouer avec les mots : Étrangement / c’est souvent dans le dit de nos rêves / qu’on rejoint la réalité des autres.

 

Michel Garneau sur Laurentiana
Lan ga ge, 1962
Langage I : vous pouvez m'acheter pour 69 cents,1972
Langage II : blues des élections, 1972
Langage III : l'animal humain, 1972
Moments, 1973
Langage IV : j'aime la littérature, elle est utile, 1974
Langage V : politique, 1974.
La plus belle île, 1975
Les petits chevals amoureux, 1977

Élégie au génocide des nasopodes, 1975, 1979

17 avril 2025

Langage 3 : l'animal humain

Michel Garneau, Langage 3 : l'animal humain, Montréal, La Fabrique, 1972, n.p. (18 pages).

Ce court texte contient deux parties que je résume à gros traits.

Dans la première, Garneau questionne notre rapport au temps. Il essaie de cerner ce qui fait la plénitude de l’existence. Il semble qu’il faut réconcilier le présent, le passé et l’avenir.

« de notre passé immédiat / nous vient notre perception de l'instant / et c'est d'elle que nous faisons / découler notre avenir / et l'avenir l'avenir de tout et /de tous duquel nous participons // on ne prépare pas l'avenir / on transforme le présent / et nous laissons le présent / nous transformer »

Dans la seconde, il se demande comment l’humanité en est arrivé à un tel cul-de-sac. Il questionne nos rapports avec la nature, avec la technologie, avec notre humanité et il essaie de trouver des pistes qui pourraient nous permettre d’avancer.

« l’ennui avec la technologie / c’est son inefficacité / parce qu’on la vit dans la peur / l’ennui avec l’animalité / c’est notre fuite devant elle / parce qu’on la vit dans la peur / l’ennui avec l’humanité / c’est notre échec qui s’énormise / à chaque instant / parce qu’on la vit dans la peur / l’ennui avec la peur / c’est que c’est une ignorance / une aliénation / et vaincre une aliénation / c’est le plus grand combat / celui de l’esprit avec l’esprit / notre force doit être dans notre animalité / notre force doit être dans notre humanité / notre force est dans notre imagination ».

Le texte est plus philosophique que poétique, comme en témoignent les citations.

Michel Garneau sur Laurentiana
Lan ga ge
, 1962
Langage I : vous pouvez m'acheter pour 69 cents,1972
Langage II : blues des élections, 1972
Langage III : l'animal humain, 1972
Moments, 1973
Langage IV : j'aime la littérature, elle est utile, 1974
Langage V : politique, 1974.
La plus belle île, 1975
Les petits chevals amoureux, 1977

Élégie au génocide des nasopodes, 1979