Antonin Proulx, Le Cœur est le maître, Montréal, Edouard Garand, 1930, 347 pages.
Gérard Sauret, 30 ans, vit seul avec sa mère. À cause d’une blessure de guerre qui l’a défiguré, sa vie amoureuse est un désert. Il est écrivain et ne semble pas avoir de préoccupations d’argent.
Pour mettre du piquant dans sa vie, sa mère lui suggère de trouver une correspondante. Il obtempère et tombe par hasard sur le message d’une Française de Bayonne à la recherche, elle aussi, d’un correspondant. Il lui écrit en adoptant le ton du badinage amoureux, se disant que la jeune fille ne retiendra pas sa lettre. Il se trompe : Gabrielle d’Arjac le choisit parmi tous les autres répondants. Entre eux commence un échange épistolaire : ils flirtent, ils s’amusent, sachant que leurs propos ne portent pas à conséquence, vu l’éloignement. Il lui avoue sa laideur quand elle lui demande une photo; malgré tout, la situation continue d’évoluer, ils établissent une belle complicité et se demandent tous les deux s’ils ne sont pas en train de se faire prendre au « piège de l’amour ».
La mère de Gérard, qui n’avait pas prévu de tels développements, connaît une jeune fille de leur entourage, Alice Bernard, qui cherche un emploi. Son père étant impotent, elle est devenue le soutien de la famille. La mère apprécie beaucoup cette fine jeune fille qui est comédienne à temps perdu. D’ailleurs, elle est courtisée par Daniel Davray, le metteur en scène. Comme Gérard cherche une secrétaire, vive et intelligente, pour l’aider dans ses travaux littéraires, sa mère lui suggère d’embaucher Alice, ce qu’il fait. Sa mère devine que cette jeune fille est amoureuse de son fils.
Comprenons bien la situation. C’est Alice, amoureuse de Gérard, qui va taper les lettres que celui-ci envoie à Gabrielle. Au début, Gérard ne voit en elle que la secrétaire, mais lentement il découvre son intelligence et sa beauté et il finit par s'apercevoir, à son grand étonnement, qu’elle a des sentiments pour lui. Entre Gabrielle et Alice, son cœur balance, si vous me permettez le cliché.
Quand sa correspondante lui fait une véritable déclaration d’amour, il n’a plus le choix. Il lui faut se brancher. Il décide de partir en France avec sa mère pour y voir plus clair. Cependant, son choix est pour ainsi dire fait : il se dit qu’en voyant son physique ingrat, la jeune Française n’éprouvera plus d’amour pour lui. Ce n’est pas tout à fait ce qui se passe, mais il est vrai qu’elle a un mouvement de recul lors de leur première rencontre. Il s’explique avec elle, se comporte en gentleman. Quand tout cela est réglé, il envoie un cablogramme à Alice, lui déclare son amour et la demande en mariage.
C’est un roman d’amour qui reprend tous les clichés du genre. Si ce n’était de mon désir de l’inclure dans ce blogue, je n’aurais pas passé à travers. La composition est assez particulière : il y a plusieurs lettres qui sont reproduites. L’essentiel en est le marivaudage amoureux que Gérard et Gabrielle entretiennent consciemment. Mais comme la jeune Française lui pose des questions sur le Canada, et encore plus sur sa littérature, Gérard expose aussi à la belle ses théories sur la littérature québécoise, tente d’expliquer son retard, etc. Plus encore, il fait un exposé, parfois d’une page, sur les principaux écrivains : Garneau, Crémazie, Fréchette, Lemay, Nelligan, Lozeau, Beauchemin… **
Extrait (du journal personnel d’Alice)15 juin — Revu M. Davray. Il ne m'a pas parlé de vous. Timidement il est revenu sur son amour pour moi. Le pauvre garçon. Et pourtant si je le plains en ce moment, je fus cruelle à l'heure où il me parla... Ce cri de révolte qui m'était monté aux lèvres un jour, mais que j'avais refoulé en moi par pitié, me revint aux lèvres, et ce dialogue haletant, pénible, sans pitié, s'établit entre nous:
— Mais je vous aime, Alice, je vous aime!
— Moi aussi, mon ami, — d'amitié.
— Et moi d'amour!
— Est-ce suffisant pour que je vous aime à mon tour?
— C'est assez pour vous permettre de m'aimer demain.
— Demain mon cœur, comme aujourd'hui, restera muet, je le sais. L'amour souffle où il veut et ce n'est pas la volonté qui est la maîtresse. Le cœur commande, veut et nous ne pouvons qu'obéir. Ne demandez pas un miracle à qui ne peut en faire.
— Il n'est pas besoin de miracle. Il faut m'aimer d'amitié et devenir ma femme quand même. L'amour attire l'amour. Si vous le vouliez je...
— Mais voilà justement ou nous ne pouvons plus nous entendre, M. Davray. Je ne peux pas, je ne veux pas vouloir... Je ne suis plus à moi. Faut-il donc vous le dire avec cette brutalité? Je n'ai pas d'amour pour vous; je n'ai que de l'amitié...
— Parce que vous aimez ailleurs.
— Parce que... Et pour briser enfin à tout jamais cet espoir, cette colère et cette douleur chez cet être passionné qui refusait de comprendre, je repris rudement: parce que j'aime ailleurs, en effet!
Et comme il protestait quand même, disait un nom, se fâchait, je le quittai brusquement. Je ne l'ai pas revu. A-t-il enfin compris qu'on n'est pas libre d'aimer qui nous aime et de nous faire aimer de qui ne nous aime pas? Reviendra-t-il? Je voudrais pouvoir me l'assurer à moi-même... (p. 338-340)
Gérard Sauret, 30 ans, vit seul avec sa mère. À cause d’une blessure de guerre qui l’a défiguré, sa vie amoureuse est un désert. Il est écrivain et ne semble pas avoir de préoccupations d’argent.
Pour mettre du piquant dans sa vie, sa mère lui suggère de trouver une correspondante. Il obtempère et tombe par hasard sur le message d’une Française de Bayonne à la recherche, elle aussi, d’un correspondant. Il lui écrit en adoptant le ton du badinage amoureux, se disant que la jeune fille ne retiendra pas sa lettre. Il se trompe : Gabrielle d’Arjac le choisit parmi tous les autres répondants. Entre eux commence un échange épistolaire : ils flirtent, ils s’amusent, sachant que leurs propos ne portent pas à conséquence, vu l’éloignement. Il lui avoue sa laideur quand elle lui demande une photo; malgré tout, la situation continue d’évoluer, ils établissent une belle complicité et se demandent tous les deux s’ils ne sont pas en train de se faire prendre au « piège de l’amour ».
La mère de Gérard, qui n’avait pas prévu de tels développements, connaît une jeune fille de leur entourage, Alice Bernard, qui cherche un emploi. Son père étant impotent, elle est devenue le soutien de la famille. La mère apprécie beaucoup cette fine jeune fille qui est comédienne à temps perdu. D’ailleurs, elle est courtisée par Daniel Davray, le metteur en scène. Comme Gérard cherche une secrétaire, vive et intelligente, pour l’aider dans ses travaux littéraires, sa mère lui suggère d’embaucher Alice, ce qu’il fait. Sa mère devine que cette jeune fille est amoureuse de son fils.
Comprenons bien la situation. C’est Alice, amoureuse de Gérard, qui va taper les lettres que celui-ci envoie à Gabrielle. Au début, Gérard ne voit en elle que la secrétaire, mais lentement il découvre son intelligence et sa beauté et il finit par s'apercevoir, à son grand étonnement, qu’elle a des sentiments pour lui. Entre Gabrielle et Alice, son cœur balance, si vous me permettez le cliché.
Quand sa correspondante lui fait une véritable déclaration d’amour, il n’a plus le choix. Il lui faut se brancher. Il décide de partir en France avec sa mère pour y voir plus clair. Cependant, son choix est pour ainsi dire fait : il se dit qu’en voyant son physique ingrat, la jeune Française n’éprouvera plus d’amour pour lui. Ce n’est pas tout à fait ce qui se passe, mais il est vrai qu’elle a un mouvement de recul lors de leur première rencontre. Il s’explique avec elle, se comporte en gentleman. Quand tout cela est réglé, il envoie un cablogramme à Alice, lui déclare son amour et la demande en mariage.
C’est un roman d’amour qui reprend tous les clichés du genre. Si ce n’était de mon désir de l’inclure dans ce blogue, je n’aurais pas passé à travers. La composition est assez particulière : il y a plusieurs lettres qui sont reproduites. L’essentiel en est le marivaudage amoureux que Gérard et Gabrielle entretiennent consciemment. Mais comme la jeune Française lui pose des questions sur le Canada, et encore plus sur sa littérature, Gérard expose aussi à la belle ses théories sur la littérature québécoise, tente d’expliquer son retard, etc. Plus encore, il fait un exposé, parfois d’une page, sur les principaux écrivains : Garneau, Crémazie, Fréchette, Lemay, Nelligan, Lozeau, Beauchemin… **
Extrait (du journal personnel d’Alice)15 juin — Revu M. Davray. Il ne m'a pas parlé de vous. Timidement il est revenu sur son amour pour moi. Le pauvre garçon. Et pourtant si je le plains en ce moment, je fus cruelle à l'heure où il me parla... Ce cri de révolte qui m'était monté aux lèvres un jour, mais que j'avais refoulé en moi par pitié, me revint aux lèvres, et ce dialogue haletant, pénible, sans pitié, s'établit entre nous:
— Mais je vous aime, Alice, je vous aime!
— Moi aussi, mon ami, — d'amitié.
— Et moi d'amour!
— Est-ce suffisant pour que je vous aime à mon tour?
— C'est assez pour vous permettre de m'aimer demain.
— Demain mon cœur, comme aujourd'hui, restera muet, je le sais. L'amour souffle où il veut et ce n'est pas la volonté qui est la maîtresse. Le cœur commande, veut et nous ne pouvons qu'obéir. Ne demandez pas un miracle à qui ne peut en faire.
— Il n'est pas besoin de miracle. Il faut m'aimer d'amitié et devenir ma femme quand même. L'amour attire l'amour. Si vous le vouliez je...
— Mais voilà justement ou nous ne pouvons plus nous entendre, M. Davray. Je ne peux pas, je ne veux pas vouloir... Je ne suis plus à moi. Faut-il donc vous le dire avec cette brutalité? Je n'ai pas d'amour pour vous; je n'ai que de l'amitié...
— Parce que vous aimez ailleurs.
— Parce que... Et pour briser enfin à tout jamais cet espoir, cette colère et cette douleur chez cet être passionné qui refusait de comprendre, je repris rudement: parce que j'aime ailleurs, en effet!
Et comme il protestait quand même, disait un nom, se fâchait, je le quittai brusquement. Je ne l'ai pas revu. A-t-il enfin compris qu'on n'est pas libre d'aimer qui nous aime et de nous faire aimer de qui ne nous aime pas? Reviendra-t-il? Je voudrais pouvoir me l'assurer à moi-même... (p. 338-340)