13 juin 2025

La rivière sans repos

Gabrielle Roy, La rivière sans repos, Montréal, Beauchemin, 1971, 315 p.

En 1961, Gabrielle Roy, à l’invitation d’un ami, passe quelque temps à Fort-Chimo. Elle en tire un récit : « Voyage en Ungava ». Il semblerait qu’on lui a raconté l’histoire d’un enfant métis aux cheveux bouclés. En 1942, les Forces armées américaines avaient établi une base à Kuujjuaq (Fort-Chimo).

Elsa, une jeune Inuit, retournant chez elle après une soirée au cinéma, est entraînée dans un bosquet par un G.I. qui la viole. Enceinte, elle et ses parents refusent d’en faire un drame. Seul le pasteur cherche l’identité du coupable. Elle met au monde un petit garçon blond bouclé, aux yeux pâles, qui devient l’attraction de la communauté autochtone. Elsa ne vit que pour cet enfant nommé Jimmy. Elle s’engage chez la femme du policier, découvre le luxe et en vient à détester son milieu familial. Toutes ses payes sont dépensées à la Baie d’Hudon pour faire de son Jimmy un petit roi. Le pasteur lui fait comprendre que ce n’est pas la meilleure façon de l’éduquer, qu’il faut l’attacher à ses racines. Par crainte de le perdre, elle quitte sa famille et Fort-Chimo et rejoint un vieil oncle qui vit en solitaire. L’enfant adore cette vie à l’ancienne. Quelques années passent, Jimmy étant malade, elle revient, s’installe à Fort-Chimo avec les Blancs et travaille comme une forcenée pour que Jimmy ait tout ce que possèdent ses nouveaux amis. Un jour, il commence à poser des questions car, physiquement, il ne ressemble en rien à un Inuit. Sa mère lui sert une version romancée de sa rencontre avec le G.I. L’adolescent n’a plus qu’une idée : fuir, rejoindre les U.S.A. Il se faufile dans l’avion qui dessert Fort-Chimo. Sa mère ne le reverra plus et se contentera de vivoter pour le reste de ses jours.

L’histoire est double. Il y a d’abord celle, cruelle, de cette mère qui s’est consacrée corps et âme à un enfant, comme si le fait qu’il ait les traits d’un Blanc exigeait qu’elle sacrifie tout pour son « petit dieu ». Il y a aussi celle du peuple inuit qui végète, dans un monde qui fait d’eux des étrangers.

Elsa, qui s’est frottée aux deux cultures, n’a trouvé sa place ni dans l’une ni dans l’autre. Elle est victime d’un viol et d’une civilisation qui lui a tout pris. Elle est devenue une zombie culturelle. Je ne crois pas qu’on puisse dire que le roman inclut un « dialogue » entre deux civilisations, comme le prétend la quatrième de couverture chez Boréal.

Depuis toujours, Gabrielle Roy raconte bien, sait créer des personnages complexes, expliquer leurs rêves et leurs déconvenues.

Extrait (fin)

À moitié édentée, le dos pareil à l'arc tendu, la paupière droite plissée, inséparable de la   fumée de cigarette, elle suivait en tout temps les bords de la sauvage Koksoak. Aux yeux des siens pourtant peu portés à rester eux-mêmes au logis, elle passait pour une incorrigible nomade ; presque jamais on ne la trouvait chez elle.

Mais, plutôt, à travers le poudroiement fin et lumineux de la neige au soleil, ou en lutte contre les grandes bourrasques, on apercevait la maigre silhouette en marche, vent devant ou vent derrière.

Quand revenait l'été, on la revoyait, un peu plus usée, un peu plus courbée, passer au bord du ciel profond, parallèlement à la chaîne lointaine des vieilles montagnes les plus rabotées de la terre.

Au crépuscule, il lui arrivait de suspendre son interminable marche. Elle s'attardait. Elle regardait encore longuement le monde à l'heure de son enchantement. Puis elle se penchait pour ramasser des riens : un galet au reflet bleuté; un œuf d'oiseau; ou de ces filaments de plante, fins, blonds et soyeux comme des cheveux d'enfant, qui sont faits pour porter au loin des graines voyageuses.

Elle les détachait brin à brin et soufflait dessus, son visage abîmé tout souriant de les voir monter et se répandre dans le soir.

Le roman est précédé de trois nouvelles « esquimaudes ».

Les satellites -- Deborah va mourir. Elle a une tumeur. Elle est transportée en hélicoptère dans un hôpital du Sud. 

Le téléphone -- Barnaby vient d’acquérir un téléphone...  

Le fauteuil roulant -- Une société de bienfaisance, ayant entendu dire qu’un chasseur était devenu paraplégique, lui fait livrer un fauteuil roulant. 


3 juin 2025

Eukuan nin matshimanitu Innu-iskueu

An Antane Kapesh, Eukuan nin matshimanitu Innu-iskueu, Montréal, Lemeac, 1976, 238 p. (Anne André, Je suis une maudite Sauvagesse) (texte en langue innue et française) (traduit par José Mailhoux)

Eukuan nin matshimanitu Innu-iskueu est le premier livre écrit par une femme autochtone au Québec. Il date de 1976. (Pour en savoir plus sur An Antane Kapesh)

An Antane Kapesh a habité Schefferville, là où les « Blancs » ont exploité une mine de fer. Plus précisément au Lac John, près de Schefferville. Auparavant, elle a vécu dans une réserve près de Sept-Îles, mais aussi la vie nomade des Innus. Cette femme, qui a été chef-de-bande, est une résistante. Jamais elle n’a accepté la vie que les Blancs lui ont imposée. Elle reconnaît que son peuple ne s’est pas toujours conduit de façon exemplaire, mais à qui la faute?  

Son livre constitue l’acte d’accusation, empreint de colère, d’une femme qui assiste à la disparition de sa culture. Elle aborde différents thèmes qui, aujourd’hui encore, sont sur la place publique : elle revient d’abord sur l’arrivée des Blancs et l’appropriation sournoise du territoire autochtone; elle dénonce l’exploitation minière et les conséquences sur leur mode de vie; la scolarisation forcée et l’acculturation ainsi que la sédentarisation qui s’en suivent; les clubs de chasse et la destruction du cheptel des « animaux indiens »; le harnachement des rivières dans des territoires de chasse; les réglementations que des gardes-chasses ignares sont chargés d’imposer; l’introduction de débits de boisson et les conséquences désastreuses sur la jeunesse; les arrestations et emprisonnements accompagnés de violence;  l’image négative que journalistes et cinéastes véhiculent de l’Autochtone; le harcèlement des fonctionnaires face aux dissidents… La religion et ses représentants sont épargnés.  

Le style est oral, très direct, souvent martelé. Tout ce discours, cinquante ans plus tard, est connu, mais encore dérangeant. On devine la tristesse et on comprend la colère de cette femme qui assiste, impuissante, à la fin d’un monde qu’elle a beaucoup aimé.

Extraits

« Je pense, moi, que le Blanc a détruit notre culture à notre insu. À présent nos enfants sont incapables de vivre dans le bois comme nous vivions autrefois, nous avons de la difficulté à essayer de vivre comme auparavant. À présent, ce n’est pas dans ma culture à moi que je me trouve et ce n’est pas ma propre maison que j’habite. Je vis la vie du Blanc et vraiment, il n’y a pas une journée où je sois heureuse parce que, moi qui suis Indienne, je ne me gouverne pas moi-même, c’est le Blanc qui me gouverne. Dans notre manière actuelle de vivre, nous sommes pareils à l’animal : l’animal a toujours peur et il attend toujours d’être tué. C’est ce à quoi nous ressemblons maintenant que notre culture indienne a été détruite. » (p. 223)

« Je suis une maudite sauvagesse. Je suis très fière quand, aujourd’hui, je m’entends traiter de Sauvagesse. Quand j’entends le Blanc prononcer ce mot, je comprends qu’il me redit sans cesse que je suis une vraie Indienne et que c’est moi la première à avoir vécu dans le Bois. Or, toute chose qui vit dans le bois correspond à la vie la meilleure. Puisse le Blanc me toujours traiter de sauvagesse. » (p. 241)

Aller plus loin

Jean-François Villeneuve, La colère d'An Antane Kapesh, toujours aussi pertinente 43 ans plus tard

Nouvelle édition : Mémoire d’encrier 

 
Son autre livre

25 mai 2025

Élégie au génocide des nasopodes

Michel Garneau, Élégie au génocide des nasopodes, Montréal, VLB, 1979, 63 pages. Illustrations de Maureen Maxwell (1ère édition : éditions de l'Aurore, 1974)

Je n’ai jamais vu l’original, mais je suppose que ce doit être un très beau livre, car celui « grand public » de 1979 l’est aussi. Les illustrations de Maureen Maxwell sont magnifiques; le papier et la dimension du livre le servent bien aussi.

Résume-t-on un tel livre? Est-ce même possible? Voici le début :

« en ces temps d’écologie, il faut le dire. / dans les années mil huit cent cinquante, le professeur harrald stumke / découvrit une île peuplée uniquement d'une grande et merveilleuse famille d’animaux, / les nasopodes ou rhinogrades.

cette famille, inconnue, parce que inexistante, dans le reste du monde, put être observée pendant quelques années.

le professeur nomma ces créatures nasopodes ou rhinogrades afin de faire savoir à tous qu’étonnamment ces merveilleux animaux marchaient tous sur leurs nez. »

Garneau a donné une entrevue à Martial Dasylva, « Déguiser des poèmes en pièces de théâtre » dans La Presse 26 avril 1980 p. 1 et 6.

« C'est l'affaire la moins préméditée que j'ai faite, dans ma vie, les Nasopodes. Mon ami Serge Deyglun m'avait passé un livre qui est un canular, publié par de jeunes savants français, un livre qui avait toutes les apparences d'un livre scientifique sur les Nasopodes ou les rhinogrades, qui ont cette particularité de marcher sur leur nez.

« C'est un très beau canular, extrêmement bien fait, avec des gravures, des statistiques, la nomenclature latine, tout ça. C'est très rare comme livre.

« Un beau jour, je téléphone à Serge pour lui demander s'il allait être chez lui le lendemain après-midi afin que je lui rapporte son livre.

« Le lendemain matin, en prenant mon café, je m'étais dit: « Je vais lui écrire un petit mot de remerciement ». J'ai écrit les Nasopodes. Sans aucune préméditation. J'ai commencé et ça s'est vraiment tout enchaîné dans la matinée. Je pense que par après j'ai changé trois mots ou vérifié l'orthographe de quelques expressions. C'est tout.

« C’est un texte absolument pas prémédité. C'est le lyrisme matinal qui m'a pogné. Dans mes affaires à moi, c'est très rare que ça fonctionne comme ça. »

« C'est un texte extrêmement délirant qui raconte en fait la réaction de beaucoup d'animaux de la terre à leur prise de connaissance, instinctive bien sûr, du fait que la race des Nasopodes est disparue à cause d'un geste malencontreux des humains. Alors tous les animaux de la terre, sentant la disparition d'une race entière d'animaux merveilleux manifestent leur désarroi, leur désespoir. »

« C'est aussi une espèce de délire stylistique. C'est écrit dans une langue très baroque. Ça, c'est juste le fun qui m'a poigné en écrivant. Et puis je pense que c'est spectaculaire, d'une certaine façon. En soi c'est un texte-spectacle, surtout pour ceux qui ont de l'imagination. »

Le texte a été joué sur scène. Sur la BAnQ, on trouve une photocopie du programme :

« Tout à la fois magique, fabuleux, burlesque, fantastique, éclatant comme un rot biblique, époustouflant comme une partie de fesses, quotidien comme une goutte de sueur qui suit lentement son cours de la gorge au nombril de l'aimée, shakespearien à la façon du Songe d'une nuit d'été, poilu comme un fauve en rut, tendre comme un sourire énigmatique, NASOPODES ET AUTRES BETES MERVEILLEUSES ne se veut rien de plus que l'évocation de cet instant unique que tous les amants du monde reconnaîtront: quand l'ombre tamisé du silence se remplit tout à coup du doux gémissement de toutes les bêtes de la création qui rendent hommage au Dieu Pan en même temps. » Nasapodes et autres bêtes merveilleuses, un bestiaire fabuleux de Michel Garneau, mise-en-scène, Roger Blay, Montréal, Théâtre d'aujourd'hui,1980, Programmes de spectacles,1 feuille pliée.


 

17 mai 2025

Les petits chevals amoureux

Michel Garneau, Les petits chevals amoureux, Montréal, VLB éditeur, 1977, n. p.

Il y a chez Michel Garneau une belle urgence de vivre. Comme si la chose n’allait pas de soi, il s’exhorte à ne rien laisser passer, plaisirs des mots, plaisirs des autres, plaisirs de la table, plaisirs des saisons, plaisirs de l’amour, plaisirs sexuels.

Il l’a déjà dit et il le répète : la clef de voûte d’une vie heureuse, c’est l’amour.

et les saisons mes quatr'incomparables
et tout ce qui se mange et nous mange et le feu
les animaux le vent d'automne et les amis

ne sont rien ne sont rien ne sont rien
à côté de l'incandescence des amours
qui nous mènent qui nous mènent
en haut de la vie même

L’amour, l’amour physique, l'amour chaleur, l'amour paysage, l’amour tendresse :

il y a deux seins de chaleur ronde
comme des nuages cueillis par un lac
en plein sur ta poitrine mon amour
et ton ventre est une baie des chaleurs
et ton sexe un courant chaleureux respirant
et tu es pleine de coussins de coussinets
de racoins duveteux de recoins soyeux
de petits coins précieux sans angle
de creux arrondis de profondeurs apprivoisables

On comprend que la recherche du bonheur est une bataille au quotidien, d’abord avec soi-même :

et j’ai mes jours de taupe taponne
et de rat tremblant de bison ravagé
de crocodile menteur de cochon vantard
de fausse hyène de pou lyrique
d’araignée achalante de lynx opprimant
de butor culpabilisant de buse obscène
de cloporte prétentieux
et je suis bien sûr un renard naïf
un grand codinde

Comme on vient de le lire dans ce qui précède, Garneau met en place tout un bestiaire pour parler de lui, chaque animal présentant une caractéristique à laquelle il s’identifie ou non. Ainsi en est-il des « petits chevals » du titre : « les chevals sont des animaux doux et calmes »; ainsi, de ses accointances avec les lièvres : « nous sommes toi et moi des fragilités »; ainsi, de l’écureuil qui ne cesse de s’agiter : « j’aperçois vraiment / des écureuils dans les arbres du néant ».

Le recueil se termine, par un long poème-bestiaire, dans lequel une trentaine d’animaux sont nommés, pour représenter la vie riche, grouillante, inépuisable, si bonne à vivre : « les ptits oiseaux transportent l’éternité ».

Recueil admirable, sans doute l’un des plus agréables à lire des années 1970-1980. Au point de vue du contenu, il n’ajoute rien aux précédents, mais stylistiquement parlant, Garneau a trouvé sa voix, dans un heureux mélange d’oralité et de littérature, en contraignant le souffle qui avait tendance à déborder dans ses premiers œuvres.

notre amour n'est plus naïf
et il a ses racines noires

notre amour a dépassé
le fragile des images

notre amour va quotidien
car il vit dans l'évidence

notre amour n'est plus à part
il a un nom qui nous ressemble

mais dans la rage que j'ai
de travailler dans mon pays

vers la liberté de tous
à travers les eaux du langage

et dans la lutte à dompter
les habitudes du désespoir

à force de chanter haut
de chanter fort dans la bataille

j'oublie parfois souvent
la tendresse de la promenade

Michel Garneau sur Laurentiana

Lan ga ge, 1962
Langage I : vous pouvez m'acheter pour 69 cents,1972
Langage II : blues des élections, 1972
Langage III : l'animal humain, 1972
Moments, 1973
Langage IV : j'aime la littérature, elle est utile, 1974
Langage V : politique, 1974.
La plus belle île, 1975
Les petits chevals amoureux, 1977
Élégie au génocide des nasopodes, 1975, 1979

9 mai 2025

La plus belle île

Michel Garneau, La plus belle île, Montréal, éditions Parti Pris no 26, 1975, 63 pages.

Souvent les critiques — et Garneau lui-même, si je me rappelle bien — ont tendance à minimiser la poésie qui précède Les petits chevals amoureux. Il est vrai qu’il y a des « facilités » et certaines redites dans La plus belle île, que cette poésie manque souvent d’économie, que le langage n’est pas toujours très recherché. Et pourtant, on lit Garneau et on finit par être subjugué. Il y a un courage chez cet auteur dont peu peuvent se vanter. En ces temps où il fallait chanter le pays, dénoncer toutes les aliénations, se marginaliser par la contreculture, il choisit de nous parler de la nécessité de l’amour et du bonheur dans nos vies.

Comme il le fait souvent, Garneau commence par défendre sa façon de faire. « j'écris pour voir liés les mots sur le clair papier des livres / dans l'amitié des vivants et des morts en cette rencontre privilégiée // je n'écris pas contre la faim la misère la guerre la bêtise / l'injustice et la lâcheté j'écris dedans et dedans / j'écris pour le plaisir par sensualité ».

On lit d’abord une série de poèmes sur différents lieux qui l’ont marqué. Il faudrait citer au complet celui intitulé « Sainte-Dorothée » qui décrit la fin de son enfance.

l'avenue des aventures que m'était la rivière
c'était aussi frontières d'un monde à la mesure
de mes limites à l'image de maison de doux murs
 à colombages clairs à table mise de main de mère
un monde de douillette haute comme un pont
sur le ruisseau du sommeil
sous le toit couvant de la pluie le bruit
d'immenses et fines ailes
quand dehors luisait le jardin replet de secrets
et de surprises sédentaires parmi les fleurs vivaces

Beaucoup d’autres lieux font l’objet d’un poème, des lieux marquants, dont une image, un souvenir, une sensation… lui sont restés en mémoire. Entre autres, il a retenu « la grande plaine de varechs » de Percé, les « filles en sourire » de Baie-Saint-Paul, « une grange aux foins sorciers » à l’Ile-aux-coudres, les « paysages infirmes » de Trois-Rivières, le fleuve « par-dessus les arbres » à Pointe-au-Père, le « plus bête niveau vivant » à Rimouski, la « seule route pour tant de paysages » à Baie-Comeau…

Mais l’île auquel le titre fait référence, c’est nulle autre que Montréal : « maintenant la plus belle île / est celle de ma ville / de ma ville à faire à défaire et à refaire ».

Dans la seconde moitié du recueil, Garneau offre à son amoureuse un long (et souvent très beau) chant d’amour. Il dit et redit son attachement (« je suis heureux à cause d’une femme »), mais surtout il essaie de comprendre le bonheur que lui procure cette relation amoureuse. « je prends tout de nous puisque tout s'échange / semis semences bras embrassés mains amoureuses / dans un jardin où farouchent les fleurs du choix / et la fleur de la sérénité possible / et la rose cardinale de nos corps / libres vents liés par la justesse des gestes ». Pour parler d’un sujet aussi rabâché, il lui faut trouver une langue qui soit authentique : « il me faut o merveille inventorier un amour / en suivant le cercle pur du seul vrai langage ».

Dans la version remaniée du recueil, dans ses Poésies complètes (Ed. Guérin, 1988), avec raison, il a coupé certains passages, en a déplacé quelques-uns et il en a condensé d’autres. Et la « tu » est devenue une « elle ». Comme extrait, je présente le dernier poème du recueil, dans sa version remaniée.

aujourd'hui c'est jour de la parole
pour la toucher pour la toucher
quand tout sera dit
nous aurons du silence jusque dans les gestes
je la coucherai dans l'herbe bleue de ma mémoire
elle me couchera dans l'herbe bleue de sa mémoire
nous aurons pleuré déjà notre fin
avec de l'engoulevent dans la voix
et tout un fleuve dans l'âme
avec toutes ces choses
qui ne sont que des liens
vous le savez
et nous portons au coeur dejà
comme fleur à l'oreille
l'absolu drame de se perdre

2 mai 2025

Moments

Michel Garneau, MomentsMontréal, Éditions D. Laliberté, 1973, 66 p. (Aussi dans : Poésies complètes, 1955-1987, Montréal, Guérin littérature / l'Âge d'homme, 1988, p. 175-249 [768 p.]

L’écriture des premiers recueils de Michel Garneau s’étalent dans le temps. Les poèmes qui composent Moments auraient été écrits entre 1960 et 1973. Aussi, ce recueil apparaît un peu comme un bilan au milieu de la trentaine. Michel Beaulieu ne cache à peu près rien et sa poésie est toute simple, si bien qu’on a l’impression de vivre en direct les confidences d’un copain qui raconte ses hauts et ses bas. Ce recueil suit un fil chronologique, est presque narratif. Je vais résumer grossièrement.

On a droit à quelques chapitres sur son enfance, tel ce cauchemar récurrent qu’il faisait à 12 ans : « et je suis loin de mon assiette / ce que je fais de mieux depuis des mois / c'est un rêve où le malheur est clair / comme de l'eau de rocher / où je marche comme pour le fuir vraiment / tenant par la main le bonheur qui a douze ans / et je m'éveille tout le temps dans le repli / dans le recul et je n'ai plus le temps de sauter / dans les feuilles et c'est cette fois l'automne / sans que j'y sois ».

On se retrouve quelques années plus tard pour assister à une relation amoureuse qui ne va nulle part : « parce qu'en 1960 à ottawa je ne pensais / qu'à la mort me retenais me cantonnais / sans cesse rêvassant aux culs des filles / dans la soûlerie matutinale parfaitement meurtri de malamour marié / père et malheureux comme un fonctionnaire / certain que l'avenir n'était qu'effilochement / coupant comme le tain d'un miroir pété ».

La rupture amoureuse s’ensuit et le deuil est vécu à Paris. Ce qui ressort, c’est le fort sentiment de culpabilité : « et moi je rêve en écrivant / à une petite fille de dix-sept ans / que j'ai malmenée / et je suis un bel écœurant / un homme ordinaire / un bel écœurant ordinaire » Et encore : « ma petite fille me hante / comme un mouchoir de départ derrière mes yeux / comme une fougère pas grandie / qui attend une chanson d'eau ».

Il faudra un retour à Montréal pour voir un homme qui se reconstruit : « il n'y a que l'amour qui corrode la douleur / avec ses belles grandes dents sensuelles / l'amour à pleines dents plein la bouche / mieux que bières et firmaments d'acide / mieux que ruts et sexi-farces / l'amour avec ses abeilles de présence / dans la peau tout entière de l'être ».

Le recueil se termine par un chant d’amour pour sa nouvelle amoureuse. « ton allure ton ballant ton allant / ta démarche bruissante de lumière / que j'ai le goût de célébrer / que j'ai donc le goût de célébrer / ton attention d'écureuille / toute accordée à toutes choses de la vie / à tous gestes des êtres dans la splendeur des sens / mon amour tant exigeante que j'exige tant / oh ton rire devant la beauté / ton rire devant le fleuve / ta tête secouée dedans la pluie / faisant vibrer le prisme de ta chevelure arc-en-ciel / et ton beau grand rire autour du verre de vin / dedans l'ivresse / ton rire dans les fleurs folles de la mescaline / ton rire dans la fourrure fraîche de l'acide / beau jusque dans le sarcasme / et tes sourires que je veux prendre / à jamais entre mes lèvres / que je veux prendre le temps de détailler / un jour comme un ancien comme un classique / puisque ces fleurs de l'arbre de ton silence / sont parmi les plus claires de mes joies ».

Inutile d’en rajouter, le texte parle de lui-même. Allez le lire sur Internet archives.

Michel Garneau sur Laurentiana
Lan ga ge, 1962
Moments, 1973
La plus belle île, 1975
Les petits chevals amoureux, 1977
Élégie au génocide des nasopodes, 1975, 1979

26 avril 2025

Langage 5 : politique


Michel Garneau, Langage 5 : politique, Montréal, Édition de l’Aurore, 1974, n. p. (40 pages).

En octobre 1970, Michel Garneau va passer 12 jours à la prison de Parthenais. Sa détention arbitraire lui a inspiré deux poèmes, restés célèbres : « chanson du petit matin à parthenais » et « AG aile gauche ».

Ce qui est phénoménal chez Garneau, c’est que, même en prison, il passe déjà à autre chose : plutôt que de s’abîmer dans une colère qui avait toutes les raisons d’être, il choisit de se projeter dans un futur rempli de promesses. Une attitude de défi. Comme si on ne pouvait pas l’atteindre. Son poème « AG Aile gauche » résume à lui seul tout ce que ce petit recueil contient. Le poème est long, je vais en citer la première moitié :

quatre rangées de barreaux de jour en jour
me pénètrent plus profond dans la peau d’la face

mais je résiste de tout mon amour rageur

mais du sommet de mon âge

je dévale dans le temps

mais je dévale dans mon âge

tout goulu de désirs

et rien

pas même cette cage de bêtise rien ne m’écœure!

 

je dévale et j’écume et j’avance
et je plonge et je cherche
et je tiens tête et je ne rêve pas
je vérifie:

je suis en vie mes calvaires!
rien

ne peut m’arrêter sur la pente vivante
où je veux vivre

 

mon cœur me pense et j’ai la tête en fleur
je suis en amour et la beauté m’offre raison
je suis en amour de toutes les façons
 je connais une femme plus jeune que la jeunesse
qui m’attend à la porte des saisons

je connais des filles plus belles à elles seules
que toutes les laideurs emprisonnantes
qu’on nous invente

et je boirai l’avenir au creux des mains
d’une fine demoiselle et je vois l’avenir
bleuir doucement à des poignets

 

je vois déjà l’allure de la liberté
dans l’allure de fête de leurs corps

et les prisons gros bâtons niaiseux
dans nos roues et les barreaux verdâtres
qui voudraient nous lobotomiser
grandiront notre élan en nous enseignant la patience définitive

chacun de nous a son amour à accomplir
et chacun de nous l’accomplira

et quand nous sortirons d’ici
et que nous reprendrons pieds sur terre
parmi le vrai malheur
parmi la vraie douleur
et parmi la vraie force
et la vraie détresse
et la vraie tendresse
et la vraie puissance de nos frères
nous reprendrons souffle aux lèvres
de nos amours
et nous continuerons d’inventer un pays
qui soit digne de la force de nos rêves
et de notre réalité

24 avril 2025

Langage 4 : j'aime la littérature, elle est utile


Michel Garneau, Langage 4 : j'aime la littérature, elle est utile, Montréal, éditions de l’Aurore, 1974, n. p. (32 pages)
.

Les poèmes sont numérotés de e à g. Encore une fois, la recherche stylistique est pour ainsi dire inexistante, le sens se développe en reprises et redites, et le langage se rapproche de l’oral québécois.

Malgré le titre, ce petit recueil déborde le sujet de la littérature. Toute la première partie porte sur l’appréhension du réel, ce que le premier poème exprime bien.

quand je travaille je rêve plus que d’habitude
rêves dans l’eau de la nuit
comme rêves dans l’air du jour
[…]

une belle grande partie de mon travail dans la vie
c’est rencontrer la réalité dans le rêve
et la même chose à l’envers
parce que j’écris
voyez-vous et ma vie et mon travail se rejoignent
de plus en plus

Tout comme le rêve, la poésie peut modeler le réel, le créer. Comme le voulaient les « poètes de la parole », il faut nommer les choses pour qu’elles existent :

j’aime la littérature elle est utile
j’écris avec espoir pour tous
dans notre espace littéraire
humblement je travaille à écrire
pour faire ma part dans l’éclaircissement du langage

qu’il devienne commun
c’est au plus haut de moi-même que je tends
en écrivant fraternellement
pour parler de nous
dans le je que je vis

Le poète n’est surtout pas un être isolé qui se contente de jouer avec les mots : Étrangement / c’est souvent dans le dit de nos rêves / qu’on rejoint la réalité des autres.

 

Michel Garneau sur Laurentiana
Lan ga ge, 1962
Langage I : vous pouvez m'acheter pour 69 cents,1972
Langage II : blues des élections, 1972
Langage III : l'animal humain, 1972
Moments, 1973
Langage IV : j'aime la littérature, elle est utile, 1974
Langage V : politique, 1974.
La plus belle île, 1975
Les petits chevals amoureux, 1977

Élégie au génocide des nasopodes, 1975, 1979