LIVRES À VENDRE

7 mars 2025

Les terres gercées

Madeleine Leblanc, Les terres gercées, Montréal, Éditions La Québécoise, 1965, 37 p.

D’après ce que j’ai lu, ce recueil serait la reprise poétique d’un roman, Le dernier coup de fil, publié par l’autrice, aussi en 1965. Elle y raconte le désespoir et la colère d’une femme abandonnée par son amoureux. Auparavant, Leblanc (née en 1928) avait écrit deux autres recueils, plutôt mal accueillis par la critique : Ombre et lumière (1960), Visage nu (1963).

Le recueil compte quatre parties, ce qui est beaucoup pour un livre aussi court. L’autrice reprend les étapes d’une peine amoureuse, de façon très métaphorisée. Dans À mon arbre unique, on assiste au départ de l’amoureux : « J’ai recueilli / les débris acérés / de ta fuite, / les ai cardés / en ruban d’acier ». Dans Les terres gercées, on a droit au désespoir amoureux : « Un être est passé dans leur vie? / Les vidant de soleil et de pluie… / Et pour ne pas périr, / elles ont creusé, bu, et tari / la fontaine du souvenir ». Épaves constitue la troisième étape du deuil amoureux, le sentiment de n’être rien : « Combien de millénaires faudra-t-il / à nos espoirs tronqués, / pour laisser les porteuses de lumière, / braver les trouées opaques du cosmos? » Songes pour survivre témoigne des moyens pour sortir du deuil. « Alors, s’aboliront les nuits / cernées de silence / Les aubes glacées de souvenirs; / les lèvres au clavier de venin… »

Le style est très fleuri, trop probablement, à l’image du contenu, très chargé.

Le recueil se termine ainsi :

Ne plus être avec toi
que spectre lumineux
dans l’opulence rigoriste
de Dieu

28 février 2025

Le jardin de mon père

François de Vernal, Le jardin de mon père, Montréal, Leméac, 1962, 75 p.

J’ai déjà fait le compte rendu du premier livre de François de Vernal : Pour toi. Ma critique était quelque peu sévère. De Vernal est de ces auteurs qui s’adonnent à la poésie sans se soucier de l’avancement du milieu littéraire, ce qui donne une poésie toute simple, sans recherche, une poésie qui nous laisse découvrir une personne, ses rêves, ses craintes, sa fantaisie, son âme…

Dans Le jardin de mon père, on se tient tout près de l’auteur, de ses craintes, de ses frustrations, de ses désillusions sur le genre humain. C’est peu dire que d’affirmer que le monde n’est pas à la hauteur de ses attentes. J’ignore quel lien il a pu avoir avec la guerre, mais elle revient souvent dans son propos. « C’est étrange comme je me sens seul ce soir / Où la guerre gronde comme l’orage / Avec mes yeux blessés / Mes pieds brisés / Je ne sais plus avancer ». La mort, souvent associée à la guerre, est aussi un motif récurrent. Comme il est croyant, bien des questions se posent concernant les desseins divins : « Dieu que tu es loin / Faudra-t-il mourir pour te connaître un jour / Descends de ton ciel comme l’oiseau de l’arbre / et tue les mots en nous ».

Au-delà des désillusions, on lit parfois des moments de pur bonheur (« Anne »), des appels à la fraternité (« Fraternité »), des désirs de paix (« Enfance »).

SON IMAGE

Il n’avait plus peur
Il n’avait plus mal
Un grand silence l’avait envahi
Il s’était couché par terre
Les lèvres ouvertes il aspirait le sol
Il voulait comprendre pourquoi il allait mourir.
Il ne comprenait rien
Tellement rien que ses yeux se mouillèrent
Il avait la nostalgie du passé
Il avait le désir de vivre encore quelques minutes
                retrouver une image qu’il aimait.
Trois gouttes de pluie le mouillèrent
C’était cela son image :
La pluie avait marqué sa vie
Il pouvait mourir
Il n’aurait plus jamais soif… (p. 48)

21 février 2025

Kamouraska

Anne Hébert, Kamouraska, Paris, Seuil, 1970, 268 p.

N’ayant jamais connu son père, élevée par ses trois tantes célibataires qui lui pardonnent tout, Élisabeth d’Aulnières, fière et sauvage, épouse Antoine Tassy, seigneur de Kamouraska, alors qu’elle n’a que 16 ans. Elle quitte la maison familiale de Sorel et s’installe avec son mari et sa belle-mère dans le manoir seigneurial des Tassy. Elle savait pourtant qu’il était un ivrogne et un débauché. Rapidement, elle déchante et, deux enfants plus tard, elle revient vivre avec ses tantes et sa mère à Sorel. Antoine la suit, bien qu’il soit persona non grata dans la maison de sa belle-mère. Pendant qu’il fréquente les tripots et les prostituées de Sorel, elle se lance dans une relation passionnelle avec George Nelson, le médecin qui la traite, au vu et au su de Sorel tout entier. Elle se retrouve enceinte, couche une dernière fois avec son mari pour brouiller les pistes. Antoine finit par retourner à Kamouraska, mais continue de harceler les amants à distance.

Ces derniers décident de s’en débarrasser. Après une tentative d’empoisonnement ratée, George parcourt en plein hiver les 200 milles qui le séparent de Kamouraska et tue Antoine, mais le meurtre se termine dans un bain de sang et George doit fuir aux États-Unis. Un procès s’ensuit, Élisabeth est acquittée bien que personne ne soit dupe. Quelques années passent, et n’ayant plus de nouvelles de son amant, elle épouse Jérôme Rolland, un notaire de Québec qui lui donne plusieurs enfants. Quelque dix-huit ans plus tard, son mari est à l’agonie. C’est ici que le roman commence. Nous sommes en 1860 et Jérôme Rolland va mourir. Élisabeth, l’esprit torturé par un fort sentiment de culpabilité, veille sur lui, nuit et jour, si bien que son esprit est parfois brouillé. Toute sa vie antérieure revient la hanter et le récit nous parvient de cette conscience angoissée et désorganisée.

Anne Hébert s’est basée sur un fait vécu. Le 31 janvier de l’année 1839, Achille Taché, seigneur de Kamouraska, est assassiné par le Dr George Holmes, l'amant de sa femme qui sera soupçonnée de complicité. Le Dr Holmes fuit au Vermont (voir ici).

Cette histoire est conçue comme un immense retour dans le passé, retour qui n’est pas totalement chronologique. L’écriture de Hébert, très nerveuse et le plus souvent lyrique, rend bien le climat passionnel dans lequel le récit baigne. Mais Kamouraska est beaucoup plus que la description d’une passion amoureuse dévastatrice. La narration est particulièrement brillante. Le va-et-vient entre le monde intérieur et extérieur, entre le « je » et le « il », entre la femme d’aujourd’hui et celle du passé font en sorte qu’on se retrouve devant un personnage complètement éclaté, qui se dédouble, se multiplie, réel ou fantasmé. La narratrice se projette aussi dans la conscience des autres, inventant leur vie, et même dans celle de son mari défunt, inhumé sous le banc seigneurial, dans le sous-sol de l’église. Tout un monde revit dans sa conscience, la course de 200 miles de son  amant vers Kamouraska, les relais et les petites auberges, l’hiver, la neige, la poudrerie, le meurtre dans l’anse, le sang partout. Cette ubiquité narrative lui permet de conserver une distance face à celle qu’elle a été, comme si elle racontait une histoire qui n’est plus la sienne, mais qui ne cesse de la torturer. La multiplication des foyers de narration, qui oblige le lecteur à rester alerte, est faite avec une finesse rarement vue.

Kamouraska s’est mérité le Prix des libraires en France en 1971. Le roman a été traduit dans plusieurs langues et Claude Jutra en a réalisé un film en 1973. Très belle relecture pour moi de ce chef d’œuvre québécois, lu il y a une cinquantaine d’années.

 

Extrait

L'homme baisse les yeux, regarde fixement le plancher. Semble mesurer sur les planches noueuses l'espace dérisoire entre la femme et lui. L'imperceptible frontière entre la vie habitable et la folie irrémissible.
– Tu es à moi, Elisabeth. Et l'enfant aussi, n'est-ce pas? À moi, à moi seul... Dis-le. Répète-le bien fort

– À toi seul, je le jure.

La respiration de plus en plus courte de l'homme emplit le silence. La femme tremble. La voix qui se penche au-dessus de la table pour souffler la lampe. La lumière est insupportable. Les fenêtres sans rideaux aussi.

Une voix rude, précipitée, méconnaissable donne des ordres.

– Ne touche pas à la lampe. Enlève ton châle. Ta robe maintenant. Tes jupons. Continue. Déshabille-toi complètement. Ton corset, ton pantalon, ta chemise. Dépêche-toi. Tes souliers. Tes bas.

Mes mains tremblent si fort que je dois m'y prendre à plusieurs fois avant de défaire mes agrafes, lacets et boutons. J'obéis, comme en rêve, à une voix sans réplique. Me voici toute nue, déformée déjà par ma grossesse. Je m'accroche à la table pour ne pas tomber.

– Tiens-toi droite. On peut nous voir de la route. C'est que tu veux, n'est-ce pas?

Ses vêtements rejoignent immédiatement les miens, par terre en un grand désordre.

– Souffle la lampe à présent.

Je tâtonne pour tourner la mèche. J'essaye de souffler. On dirait qu'il n'y a plus d'air en moi. Une sorte de soupir, un spasme plutôt, rauque comme un sanglot, s'échappe enfin de ma poitrine. La voix sourde de George répète :

– Tu es contente? Très contente sans doute? Nous n'avons vraiment plus rien à perdre à présent?

Je ne puis articuler aucune parole.

Toute la campagne autour de la maison. Quel témoin se cache dans la nuit? Nous épie? Dès l'aube, demain, lâchera ses nouvelles. Comme un vol de pigeons. Chez le juge John Crebessa de Sorel. Plus loin que Sorel. Plus loin que Québec même. Tout le long du fleuve... Atteindra bientôt, dans son manoir, le seigneur condamné de Kamouraska.

Un gémissement parvient à sortir de ma gorge. Avant même que George ne me couche sur le tas de vêtements par terre. Le poids d'un homme sur moi. Son poil de bête noire. Son sexe dur comme une arme. (Anne Hébert, Kamouraska, p. 158-159)

14 février 2025

Soleil brûlé

Luce Proulx, Soleil brûlé, Québec, Éditions Garneau, 1968, 62 p. (Maquette de la couverture : Jean-Miville Deschênes)

Lucille (son vrai prénom) Proulx n’avait que 19 ans lorsque Garneau publie son recueil. Je ne crois pas qu’elle en ait publié d’autres. Elle est décédée à Trois-Rivières en 2021.

Le titre est assez révélateur. Plusieurs poèmes font état d’un rêve ou d’une démarche qui se sont buttés à une adversité trop forte, aussi bien dans l’enfance que dans l’adolescence. « La détresse inventait ses chemins, / Tenaillait mes portes closes ». En d’autres mots, ses élans, ses attentes sont contrecarrés, et il est un peu difficile de cerner la source de l’obstacle, la poésie de l’autrice étant tout en images. On croit tout de même comprendre qu’elle est elle-même à l’origine de l’empêchement : « j’ai deux soleils dans mes mains / Et je marche à tâtons vers les eaux de givre ». Plus le recueil avance, plus s’impose le rêve amoureux, très évanescent.

Ces petits drames sont métaphorisés de façon simple, l’autrice empruntant ses images à la nature, opposant les éléments premiers, surtout la lumière et l’eau. « La mer rugissante / Cerne le soleil, / Réfléchit sourdement / La lutte blessante / Du feu, ardent, / Du feu glissant sur l'eau, / Du feu qui par métempsycose / Renaît en notre amour. »

Il n’y a rien d’original dans cette poésie, ou même de surprenant, mais si on considère qu’elle est le fait d’une adolescente qui n’avait probablement qu’un accès limité au milieu littéraire, on ne peut pas dire qu’elle soit sans intérêt.

TES YEUX

J'ai retenu pour tes yeux
De longs filets de brume
Pareils aux grands matins frissonnants.

Les aubes mordaient à même la terre
Le goût âcre des soifs intenses
Et des vains plongeons vers l'Inconnu.

Tes yeux se cachaient derrière le froid,
Le gel a mordu mon cœur,
L'a couché au sol.

J'ai buté sur le vide,
Dormi sur le froid,
Mais je glisse aujourd'hui
Vers les grands trous de mystère.

7 février 2025

Le gagne-espoir

Mariane Favreau (née Jacqueline Marsolais), Le gagne-espoir, Montréal, éd. Orphée, 1961, n. p. [environ 58 p.]

Mariane Favreau (1934-1999) a fait sa marque comme journaliste, entre autres à La Presse. Elle n’a publié qu’un recueil de poésie, Le gagne-espoir, en 1961. Ses poèmes auraient été écrits entre 1956 et 1958.

Dans l’avant-propos, elle décrit des êtres « toujours en quête [d’un] bonheur » qui semble leur échapper.

Le recueil est très morcelé.  

Prison-enfance

L’autrice évoque son enfance « enchaînée au coin de la vie » et un amoureux « parti avant la saison féconde des épousailles ».

Au pilori de la souvenance

Elle revient sur son passé, sur la perte d’un ami musicien, sur le deuil qui s’ensuit, sur sa jeunesse difficile. Elle pleure « les rêves dissous ».

Noces

Elle décrit le cheminement qu’elle est en train de faire et l’espoir qu’il suscite : « un jour viendra où je ne serai plus / qu’une femme toute simple une femme d’amour / j’aurai délogé toutes mes monstruosités ». Elle croit qu’elle a retrouvé un certain l’équilibre et se sent prête pour l’amour : « et jamais je ne partirai / si les mains de l’époux sont plus grandes que les miennes ».

 À contre-courant

Cette partie annihile pour ainsi dire tout ce qui précède. Loin de l’apaisement attendu, on nage en pleine révolte, comme si tout était remis en question à nouveau : Dieu, la société, l’école : « aveugle ô mon peintre / les oiseaux noirs t’ont crevé / les yeux / et sur la toile des tortures / naît bientôt le chaos de ta vengeance ».

Bilan de la grande désillusion

Le vers s’allonge, lorgne du côté de la prose. Le « nous » a remplacé le « je ». Le ton est plus enflammé, suinte la colère. Colère de s’être trompés, de s’être illusionnés, de s’être assoupis dans le confort : « Que sommes-nous devenus? Au cratère des gestes passionnels, l’impossible amour nous éclabousse de rage. Nous inventorions sans fin l’aire de nos déchéances, attentifs et sadiques. »

À l’enseigne des chimères

Elle est bien consciente que leur révolte les isole, les fait souffrir, qu’elle est devenue une voix sans issue, qu’ils sont allés trop loin et que tout retour en arrière est presque impossible. Le recueil se termine ainsi : « Les mots si lourds à marteler nos têtes / nos cœurs mal défendus se sont laissés vulnérer / et nous restons là déchiquetés / à essayer de reprendre haleine. »

Ce recueil, surtout si on tient compte des dates d’écriture et de publication, vaut certainement le détour. Malheureusement il ne semble disponible nulle part. Comme les critiques de l’époque le soulignent, il est vrai que la prose éclipse la poésie en cours de route : est-ce si grave? Moi, j’y lis le témoignage sincère d’une femme qui tarde à trouver ses repères. Et la poésie y trouve par moments son compte. Soulignons aussi la belle facture graphique de l’éditeur-typographe André Goulet.

Extrait

au mystérieux pays de notre grandeur

fils prodigue nous retournons

griffonnée dans le ciel nous avons retrouvé

la carte du sentier perdu

 

la vie recommence crie ô mon âme

te voilà dans ta forêt tentaculaire,

gratte le sol gratte

la fosse des rêves stériles t’attire

 

tu reviens à l’enclos des mirages

au jeu des miroirs déformant

malheur à toi

qui ne sait pas voir les rides et les grimaces

1 février 2025

Il est par là le soleil

Roch Carrier, Il est par là, le soleil, Montréal, Les éditions du jour, 1970, 142 p. (Les romanciers du jour, R-65)

À travers l’histoire d’un certain Philibert, Carrier esquisse celle du « pauvre petit » Canadien français, sans instruction, porteur d’eau, exilé dans son propre pays. Son enfance est marquée par la violence de son père, Arsène, le fossoyeur d’une paroisse perchée dans les Appalaches. La famille vit pour ainsi dire au niveau des animaux qu’elle doit tuer pour se nourrir. Philibert a tôt fait de quitter son village et il se retrouve dans un Montréal qui parle rarement sa langue. Là, il est déblayeur de neige, piocheur d’asphalte sur la Sainte-Catherine, ouvrier dans une usine de chaussures, éplucheur de patates dans un restaurant grec, etc. Mille métiers, mille misères. Ignorant et exploité à l’os.

Sa vie change lorsqu’il rencontre Boris Rataploffsky, la « Neuvième merveille du monde ». C’est une espèce de géant qui se donne en spectacle. Il monte sur le ring et il permet à tous ceux et celles qui en ont envie de le frapper. Philibert, devenu Phil, devient son « manager » et fait beaucoup d’argent qu’il dépense dans des bars et avec des prostituées. La lune de miel tourne court quand le géant, sans raison apparente, se suicide. Rapidement, Phil se retrouve dans la dèche et reprend le dur boulot du travailleur manuel. Il se croit de nouveau sauvé quand il apprend qu’il est le seul héritier du géant. Un accident de voiture vient mettre un terme à son rêve d’acheter une épicerie.

Les derniers mots de Philibert : « Il est par là, le soleil… » Tout semble indiquer que la mort est une délivrance. La question que le texte ne permet pas d’éclaircir : ce Philibert n’était-il que le symbole du Canadien français. Si tel est le cas, on assisterait à sa mort et la phrase finale prendrait un autre sens. Pour reprendre deux célèbres vers de Miron : « On n’est pas revenu pour revenir / On est arrivé à ce qui commence. » Ce roman est le dernier de ce que Carrier a appelé « La trilogie de l’âge sombre » .

Extrait (la fin)

— Vivre, c'est une malédiction.

Les paroles ont éveillé dans son nid une couleuvre qui sort par l'autre orbite.

— J'ai jamais demandé à vivre, dit Phil.

Une tête de porc maigre s'avance sur une ossature dont les os ressemblent à un arbuste calciné, le monstre se jette à quatre pattes parmi les braises, jappe, houspille le serpent comme un chiot turbulent :

— Tu souffres, ricane-t-il, tu as toujours désiré souffrir.

Les flammes s'agitent avec des mouvements de reptiles déments et le sol se décompose en étincelles aiguës, mais le feu s'assombrit, les flammes sont grises maintenant, la lumière est poussiéreuse et ne repousse plus la nuit qui redevient toute noire: la voûte intouchablement noire s'abat sur Phil. Oh ! le poids de cette charretée de bois renversée sur lui...

La nuit a la chaleur sur lui d'une mère, il est seul, mais où ? Dans son lit d'enfant, peut-être, et son cœur s'arrête car une main pèse sur sa poitrine; son cœur est une petite framboise entre des gros doigts de fer.

Sur la voiture renversée, une roue encore vivante perd sa vitesse comme le sang se perd, elle s'appesantit sur l'essieu, elle ralentit, elle hésite, tourne encore, elle tourne à peine, elle s'amollit, s'engourdit et s'arrête…

Philibert croit dire : « Il est par là, le soleil… »

Roch Carrier sur Laurentiana
Les jeux incompris (1956)
Cherche tes mots cherche tes pas (1958)
Jolis Deuils (1964)

La trilogie de l’âge sombre :
La guerre yes sir (1968)
Floralie où es-tu? (1969)
Il est par là le soleil (1970)

24 janvier 2025

Floralie où es-tu

Roch Carrier, Floralie où es-tu, Montréal, Les éditions du jour, 1969, 172 p. (Les romanciers du jour, R-45)

Ce roman met en scène deux personnages déjà présents dans La guerre yes sir : Anthyme Corriveau et son épouse Floralie, les parents du défunt ramené par des soldats anglais dans leur village.

Comme le roman commence avec leur mariage, on peut dire qu’on est revenu une trentaine d’années en arrière. Après la cérémonie, les jeunes mariés doivent retourner en buggy dans la ferme du mari. La route est longue et Floralie a tôt fait de comprendre que son mari ne fera pas dans la dentelle. Il est vulgaire et il n’a pas l’intention d’attendre sa « nuit de noces » pour passer à l’acte. Il découvre que sa femme n’est pas vierge, ce qui le met dans une colère sans borne. « Si j’avais senti un rideau... J’ai pas même senti un rideau ! C’est difficile à savoir. . . Un mur ? C’est peut-être exagéré de dire : il y a un mur. Mais il paraît qu’il y a au moins un rideau à déchirer. Mais il y avait pas de mur, pas de rideau ; la fenêtre était ouverte. Hostie ! Elle a reçu un homme avant moi. Si elle en a reçu un, elle peut en avoir reçus plusieurs. » Il la frappe et l’abandonne dans la forêt. Entre-temps, la nuit est venue et le cheval est disparu.

La suite est rocambolesque. Carrier abandonne l’écriture réaliste et nous projette dans l’inconscient de Floralie et d’Anthyme. Ce dernier, qui s’est toujours astreint à respecter les règles, a l’impression que son monde s’écroule. D’esprit assez primitif, il ne comprend pas ce qui lui arrive et se sent coupable d’avoir aussi mal traité son épouse. On dirait qu’il craint une vengeance divine : « Un gros nuage, qui se déplaçait lentement, retint son attention. Il glissait dans le ciel avec un bruit de buggy lancé à vitesse éperdue dans un mauvais chemin. Cette forme qu’il avait prise pour un nuage était, il le voyait, son buggy, tiré par son cheval: son propre buggy, son propre cheval.  Sa voiture envolée dans le ciel était le signe de sa mort prochaine : elle venait chercher l’âme de celui qui l’avait aperçue. Anthyme s’écrasa pour se confondre avec le sol. Il ne voulait pas mourir. La vie s’agitait en lui, dans son corps, comme le chat dans un sac jeté à la rivière. »

Floralie, seule en pleine forêt, va faire (ou imaginer) deux rencontres : la première avec une espèce de guérisseur qui lui promet d’alléger son sentiment de culpabilité tout en essayant de la séduire; la seconde avec sept acteurs qui jouent une pièce intitulée Les sept péchés capitaux et qui lui proposent de tenir le rôle d’une vierge dans leur création. Ce qu’il faut comprendre, c’est que Floralie n’était pas vierge. Elle avait fait l’amour avec un ouvrier de passage dans sa région. Elle vit une culpabilité destructrice (ou on lui fait ressentir) et cherche une forme d’absolution. « A sa naissance, Dieu avait donné à Floralie une robe pure, blanche, qu’elle avait l’obligation de garder sans souillure; sa robe, ce soir, était toute tachée de péchés. Floralie s’était adonnée à la faute où l’homme enlève ses vêtements pour mieux ressembler à la bête. Dieu ne pouvait voir sans une terrible colère sa créature dont la robe était plus sale qu’un torchon. »

Les deux personnages (ou leurs cauchemars) finissent par se rejoindre dans une cérémonie (toujours en pleine forêt ou dans leur imaginaire) où l’on fête Sainte-Épine, là où Dieu et Satan se disputent les âmes et règlent leur compte. Les personnages, ayant su éviter les flammes de l’enfer, en sortent purifiés. « Nous pourrions dire que Dieu a créé l’âme tandis qu’il a laissé au Diable de créer le corps et les sens. Je vous vois, je vois le sceau que la griffe du démon a inscrit sur votre front. Jetez-vous à genoux et priez. Le pied de Dieu est sur votre tête et seuls un regret extrême, la confession et la pénitence ont empêché son pied de s’appesantir et de vous écraser comme jadis la mère de Dieu écrasa la tête du serpent. »

Au matin, sans qu’on comprenne ce qui s’était réellement passé, les villageois sans doute inquiets de leur retard, viennent à leur rencontre et les retrouvent endormis dans les bras l’un de l’autre.

Quant à moi, ce roman anti-terroir vieillit mal et pourtant… tout ce bric-à-brac de culpabilité religieuse est encore présent dans certains milieux. On a un peu de difficulté à concevoir de nos jours que les préjugés d’une l’époque aient pu créer un tel sentiment de culpabilité chez l’un et l’autre. La relation homme-femme nous ramène au temps préhistorique (le mâle qui frappe et la femelle qui se soumet). Ce ne fut certes pas le modèle de mes parents et grands-parents.

17 janvier 2025

Trou de mémoire

Hubert Aquin, Trou de mémoire, Montréal, Le cercle du livre de France, 1968, 204 pages.

Le roman commence par une longue lettre qu’un révolutionnaire Ivoirien, Olympe Ghezzo-Quénum, adresse à P.-X. Magnant pour lui dire toute son admiration.

Suit le récit de P-X Magnant -- un pharmacien activiste politique -- qu’un éditeur s’est « permis de découper ». Le début est complètement décousu. Magnant a tué son amante dans le laboratoire où elle travaillait, sous le regard de singes cobayes. Ils faisaient l’amour et il l’a étranglée. Compte tenu des circonstances, on peut comprendre que le propos soit complétement déconstruit. Tout y passe, de la pharmacologie à la solitude en passant par les caprices de la machine à écrire. Le récit est interrompu par l’éditeur, qui ajoute parfois de longues notes en bas de page, ou qui nous raconte pourquoi il a coupé une partie du récit ou encore pourquoi il ajoute un changement de parties.

En fait Magnant essaie d’écrire un roman qui n’en finit plus de commencer. Pour expliquer cet échec, il avance le fait qu’il n’y a « pas de contexte, ni même de sous-textes dans lesquels ils [les auteurs] pourraient insérer leurs périodes » au Québec.

Il décrit les derniers moments de la mort de Joan, d’abord empoisonnée, puis étouffée avec douceur. Un crime parfait? Conscient que son histoire emprunte au roman policier, après en avoir fait l’apologie, il nous en explique la teneur révolutionnaire : « Tous les romans sont policiers » clame le narrateur, car le crime c’est en quelque sorte le premier pas de toute révolution.

Pour nous aider à comprendre, l’éditeur insère un autre texte de Magnant intitulé « Cahier noir ». Il y parle de ses problèmes sexuels et surtout de son goût pour le viol : « Oui, il me semble que je retrouve mille puissances et mille fois plus de poussée vénusienne quand je m'imagine en train de relever la robe d'une collégienne ou d'une inconnue qui ne veut pas plus me connaître que je ne veux l’inscrire sur mon carnet d'adresses - mais qui serait prête à cela, pourvu que tout se passe rapidement, violemment, sans le moindre conditionnement sentimental ou social… » (p. 115) Il essaie tant bien que mal d’associer ses déviances sexuelles à l’impuissance des Québécois face à leur situation.

Aquin ajoute une troisième couche narrative. Une certaine RR déclare qu’elle est l’autrice du journal de Magnant, que ce dernier n’est qu’un personnage inventé et que c’est elle qui était amoureuse de Joan et non Magnant. L’éditeur revient à la charge et dénonce l’imposture de RR. Elle se serait introduite dans la pièce où le journal de Magnant avait été laissé et aurait ajouté le chapitre où elle s’attribue la maternité du récit qu’on a lu.

Les jeux de miroir se poursuivent : l’éditeur trace un long parallèle entre le récit de Magnant et le tableau « Les ambassadeurs » de Holbein, peintre mentionné dans le récit de RR.

On quitte Montréal, Magnant et l’éditeur et on se retrouve à Lausanne avec RR et Olympe Ghezzo-Quénum. C’est ce dernier qui est narrateur. Ils se sont connus à Lagos et sont amants. On apprend que RR s’appelle Rachel Ruskin et est la sœur de Joan (la relation lesbienne entre elles était pure invention). Il semble que Magnant, après son crime, se serait rendu à Lagos, là où Rachel travaille comme infirmière. Craignant qu’il veule la tuer comme il l’avait fait pour sa sœur, elle a fui vers la Suisse en compagnie d’Olympe.  Magnant l’a suivie et l’a violée.

Dans une note finale, RR nous explique que Magnant et l’éditeur sont un seul et même personnage et qu’en fait c’est elle l’ultime éditrice de ce roman. Elle est enceinte de son violeur mais il lui a suffi de quatre mois pour retrouver une certaine sérénité! (« Méchant trou de mémoire! : voir l’extrait)

Les avancées et les reculs du récit, les fausses pistes et les artifices du roman policier, le vocabulaire médical sinon psychiatrique, les parallèles factices avec la situation du Québec, les jeux de miroir et, surtout, le viol et son traitement, toute cette surcharge contribue à rendre ce roman difficile à lire. Et, dites-le-moi si je me trompe, mais la représentation des femmes dans ce roman, est inacceptable dans la culture contemporaine. Au fond, l’histoire repose sur peu de choses. Tout est dans le dispositif narratif. Un roman qui vieillit mal.

Extrait (fin du roman)

Je vis seule, en paix. Maintenant que je sais tout (car j'ai lu tout ce qui a précédé), je me suis reconciliée avec ma sœur. Et, comme elle l'a fait, j'ai moi aussi changé de langue et je suis devenue une Canadienne française - québécoise pure laine! Il a fallu beaucoup de morts pour abolir mon passé, tout ce passé. Mais maintenant qu'il est réduit à néant et que j'ai changé ma vie jusqu'à changer de nom, j'ai cessé à jamais d'être la pauvre folle qu'on a violée à Lausanne. Cela a pris quelques semaines, bien sûr, et beaucoup de médicaments. Aujourd'hui, enceinte de quatre mois, je suis une autre femme : heureuse, détendue, nouvelle …

En lisant ce livre, je me suis transformée : j'ai perdu mon ancienne identité et j'en suis venue à aimer celui qui, s'ennuyant follement de Joan, est venu jusqu'à Lagos pour en retrouver l’image - cherchant en vain l’éclat de sa chevelure dans mes cheveux. Il a perdu la raison quelque part dans le delta funéraire du grand fleuve. Oui, je sais maintenant qu'il m'a suivie, de Lagos à Lausanne; et je sais ce qu'il a fait quand il m'a surprise sous cette marquise à Ouchy - bien que je n'aie jamais réussi à m'en souvenir par moi-même. Mais j'ai lu le journal d'Olympe; et je crois tout ce qu'il raconte et même ce que je lui aurais racontée mais dont le souvenir s'est volatilisé. Je sais tout cela: il s'est lancé dans la publication de cet inextricable récit. Drôle d'éditeur qui poursuivait l'ombre de la femme tuée par l'auteur d'un roman inachevé et que j'achève, en ce moment, tandis que mon ventre est tout plein de son enfant. Après Lagos, ce fut sa réapparition foudroyante å Lausanne. Le restant, Olympe l'a vécu plus intensément que moi. C'est lui, pauvre enfant dépaysé, qui a vécu mon drame, me sachant poursuivie par l'autre, hantée, folle, toute détériorée . . . Son récit m'a semblé d'autant plus affreux que je ne reconnais pas cette fille éperdue qu'il a aimée sans savoir qu'il allait se suicider au terme de notre course. Au Versailles Lodge, Olympe se comportait déjà péniblement. Cela me fait mal de penser que je l'ai guidé vers l'autre sans le savoir... Tout ce que je sais, c'est que la voix de cet homme, au téléphone, m'a hypnotisée: un peu comme celle de Pierre X. Magnant quand je l'ai rencontré sous une marquise! Mais je ne fis pas le joint entre mes deux fascinations et je fis ce qui me semblait alors dicté par un impératif obscur et implacable : j'envoyai Olympe au bureau de cet éditeur rue Saint-Sacrement. Il n'en est jamais revenu; il n'en reviendra pas...

Depuis, tant de choses se sont passées: j'ai changé de nom, je porte un enfant qui s'appellera Magnant -- et jusqu'au bout, je l'espère, et sans avoir peur de son nom. Et je veux que mon enfant soit plus heureux que son père et qu'il n'apprenne jamais comment il a été conçu, ni mon ancien nom...

Hubert Aquin sur Laurentiana

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