Jacques Poulin, Le cœur de la baleine bleue, Montréal, Éd. du jour, 1970, 201 p. (Coll. Les romanciers du jour R66)
Noël,
le narrateur, vient de subir une transplantation cardiaque réalisée par le
docteur Grondin (Opération à ses tout débuts en 1970 : Pierre Grondin et
Gilles Lepage ont effectué la première greffe cardiaque au Canada en 1968.)
Il se
cherche, comme si cette opération avait non seulement remodelé son corps mais
aussi alteré sa personnalité et son talent d’écrivain. Est-ce le fait qu’on lui
a greffé le cœur d’une jeune fille?
Élise,
sa compagne, semble éprouver un peu de difficultés avec ses changements de
comportement. Ils s’éloignent l’un de l’autre de plus en plus. Elle s’amourache
du voisin, un joueur de hockey, et finit par le quitter. Lui, il s’attache à une
jeune fille qui « ressemble à un garçon » et qu’on surnomme « la baleine
bleue » à cause de ses ronflements quand elle dort. À la fin du roman, elle
l’emmène avec elle à Saint-Nicolas, là où vit Simon, un caléchier qui s’occupe
d’elle. Les deux l’abandonnent sur place.
Ce
roman tient à la fois du récit réaliste et du conte. Le réalisme, on le lit d’abord
dans le motif de la transplantation cardiaque et l’omniprésence de la ville de
Québec (ses rues, ses librairies, ses restaurants, ses monuments). Noël habite
le vieux Québec, près du Château, avec vue sur le fleuve, la traverse Québec-Lévis,
les Laurentides et l’Île-d’Orléans au loin. Autre élément réaliste : avec son voisin
Bill, il partage des échanges sur le hockey de cette époque, plus précisément
sur les As de Québec, équipe de ligue américaine et filiale des Flyers de
Philadelphie.
La
place du conte n’est pas moindre : on découvre petit à petit que la jeune
fille surnommée « Charlie la baleine bleue » n’est rien d’autre que
celle qui lui a légué son cœur et cette immense douceur qui le submerge. Elle
aime beaucoup les oiseaux comme si elle en était un. Pour Noël, elle est comme
l’oiseau que St-Denis Garneau décrit dans « Cage d’oiseau » (« la
mort qui fait son nid »). Cette jeune fille ne semble pas avoir de genre
et, tout comme elle, Noël semble avoir perdu en partie le sien dans l’opération.
Les deux entretiennent une relation qui, en d’autres circonstances, pourrait
sembler trouble.
Ce livre porte aussi sur le travail
d’écrivain, les aléas de l’inspiration, le mélange du réel et de l’imaginaire.
Chose curieuse, Noël ne réussira pas à terminer le roman (dont Jimmy est le
héros) qu’il est en train d’écrire, comme s’il ne pouvait pas écrire avec le
cœur d’une autre, comme s’il ne reconnaissait plus ce que lui suggère son
imaginaire. « J’avais appris qu’une histoire se repliait parfois sur
elle-même, comme un chat qui se couche et s’endort, et qu’il fallait attendre ;
brusquement surgissaient, dans les espaces intérieurs, des éclaircies, des
échappées de lumière, de la même manière que dans une forêt obscure le
promeneur solitaire débouche sur une clairière ensoleillée. Alors j’apercevais
quelques images fugitives, les fragments d’un décor : une grappe de maison
serrées autour d’une église semblable à un bateau, une plage rocheuse déchirée
par une longue pêche d’anguilles couverte d’algues et de mousse, un essaim de
religieuses en blanc sur un rocher, comme un banc de goélands. »
Enfin, ce
roman aborde de façon poétique le thème de la mort. « — Bien sûr, mais la
mort c’est la dernière étape de la douceur. La mort, c’est la douceur absolue.
C’est le calme, le repos. C’est
l’absence de mouvement et la paix. » Le caléchier Simon, qui prend soin de
Charlie et qui apparaît à la toute fin, n’est pas sans évoquer le charretier de
la mort. Et Jimmy, le personnage de son roman, et le polichinelle qui traîne
dans la maison de Simon, Noël lui-même.
Extrait (la fin du roman)
« Elle fait un petit signe de la main,
puis je la vois disparaître avec Simon derrière les arbres. Le Chanoine les suit. C’est vrai qu’on entend le
fleuve ; la marée a sans doute commencé de remonter. J’ai l’impression d’être
en retard. J’avais oublié de dire à la vieille Marie de ne pas cesser d’écrire
: quand on arrête, ça fait du tort à tous les autres. J’aurais voulu dire aussi
à la Baleine bleue que j’aimais bien son cœur.
Je me lève avec difficulté. Je vais chercher
Jimmy sur le piano, je l’allonge sur le lit. Puis je soulève le couvercle d’une
caisse et je prends une grenade.
J’enlève la goupille. Je glisse ma main, serrée sur la grenade, sous mon vieux chandail gris. Je
me couche de côté, la tête penchée, les genoux relevés et l’autre main entre
les jambes. Les nausées ont
disparu et je me sens bien. J’ai une chanson dans la tête mais je ne trouve pas
le titre. Non, c’est plutôt comme le chant d’un oiseau. Un oiseau en liberté. »
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