Félix-Antoine Savard définit, dans la première phrase de l’introduction, l’événement qui a donné lieu à L’Abatis : « Ce livre alterné de souvenirs et de poèmes se réfère, pour une grande part, à mes expériences de missionnaire en Abitibi. » Il nous rappelle que la situation économique, en 1934, suite à la crise économique, était difficile pour les ouvriers en chômage et que l’Église fut chargée d’orchestrer « la croisade du retour à la terre ». Pour sa part, entre 1936 et 1938, il a recruté dans Charlevoix et accompagné en Abitibi plusieurs colons. Bien entendu, l’entreprise fut difficile pour plusieurs d’entre eux : paysans habitués à leurs montagnes, insulaires de l’Isle-aux-Coudres, gens de la mer, ils ne retrouvaient pas leurs repères dans ce plat pays. C’est donc en partie ce que raconte Savard dans ce livre. Bien entendu, l’auteur, porté sur l’épopée, essaie de nous faire voir que chaque entreprise privée contribue à un projet plus global, celui du peuple canadien-français qui doit assurer sa survivance en terre d’Amérique.
Ce début pourrait laisser penser que Savard fait œuvre d’historien : au début, le livre ressemble un peu à cela. Plus loin, c’est autre chose. Savard nous présente plusieurs courtes séquences qui mettent en scène des paysans. Rien de suivi, pourtant. Le tout est entrecoupé de descriptions poétiques de la grande nature sauvage, souvent sans lien direct avec ce qu’on est en train de nous raconter, par exemple un chapitre est consacré aux oies blanches. Et le livre finit par perdre pour ainsi dire son sujet de vue. Les derniers chapitres intitulés « La Toussaint », « Ah! Que l’hiver est long », « La poudrerie », etc. n’ont plus rien à voir avec son projet de départ qui consistait à décrire la vie des nouveaux colons défricheurs en Abitibi. Vous l’aurez compris, je déplore que ce livre soit un fourre-tout. Toujours en introduction, Savard avoue qu’on lui a forcé la main pour l’amener à écrire ce livre et cela parait dans le résultat final.
Cela ne veut pas dire que le livre soit sans intérêt. On regrette même que l’auteur ne soit pas allé au bout de son projet : il aurait pu suivre une famille, de son départ de Charlevoix jusqu’aux premières années de son installation en Abitibi. Cela fut fait en partie par une Française, qui ne cède en rien à Savard quand vient le temps de décrire la nature et qui a mieux réussi à cerner l’aventure abitibienne : je pense, bien sûr à Marie Le Franc dans La Rivière solitaire. Enfin, il y a une certaine sagesse dans les propos de Savard, sagesse d’une certaine époque, qui, lorsqu’elle ne prend pas l’allure d’un prône, est encore recevable. Et je cite au hasard deux passages : « Ce qui importe, avant tout, c’est de ramener l’homme vers son intérieur. Tout ce qui ne place point l’âme dans le centre des choses humaines est anarchique et machine à détruire. » ; « Ce soir, cependant qu’ils [les paysans] arrivent, et que les tentes se remplissent de l’odeur forte de la sueur humaine, je regarde mes mains blanches et les leurs, les boueuses, les caleuses, les brisées, et je me dis que c’est par elles que le pain, le feu m’arrivent, et que je ne vivrais pas sans cette crasse. »
Extrait
Version définitive 1964 |
Il n'est pas jusqu'au père Raymond, l'indolent aux petits yeux, que nous n'ayons élevé à la dignité de propriétaire... Mais nous verrons dans l'avenir. Dès maintenant je ne doute pas qu'il n'y ait bientôt ici des esclaves. Déjà, les brocanteurs sont à l'œuvre. Les mous et les paresseux se plaignent. J'ai dû, pour régler une chicane, tirer une ligne de bornage, montrer l'étoile, délimiter sur le seul point immuable du ciel. Mais les passions ne se laissent pas enclore par la géométrie.
Maltais occupait un lot brûlé ; il n'avait pas de matériaux pour sa maison. Il a obtenu de bûcher dans le bois d'un autre « juste de quoi se bâtir ». Maltais a été surpris en délit d'abus. Il venait d'abattre les plus belles épinettes de son voisin. Et tout a fini par des injures.
Que les utopistes aillent voir, demain, l'issue de cette lutte qui s'engage déjà entre les lignes droites et les tortueuses de l'avarice et de l'ambition.
Un inconnu m'est arrivé, il y a quelques jours. Nous l'avons mis à couper le bois des ponts. C'est un vaillant ; mais il est sombre et taciturne. Il couche près de la porte de la tente ; et, le soir, il s'assied à l'écart pour fumer. Il a la tête embroussaillée. On le dirait sorti tout vivant de la nuit. Les gens l'ont surnommé l'Ours.
Je me suis rendu hier où il abattait : « Allume ! lui ai-je dit. Trouves-tu cela de ton goût, la colonisation... ? » L'homme s'est mis à ébrancher distraitement, à regarder tout autour, puis, brusquement : « C'est pas pour moé, m'a-t-il répondu, que je suis venu icitte, c'est pour mes enfants... » (P. 48-49)
Félix-Antoine Savard sur Laurentiana
Menaud maître-draveur