28 février 2020

Trinôme


Jacques Brault, Claude Mathieu et Richard Pérusse, Trinôme, Montréal, Jean Moulinet, 1957, 57 pages.

Les trois auteurs se partagent ainsi le recueil. « Hauts cris » de Richard Perusse occupe les pages 5 à 20; « D’amour et de mort » de Jacques Brault, les pages 21 à 40; « Odes et poèmes » de Claude Mathieu, les pages 41 à 56. Aucune préface ou paratexte n’expliquent les raisons de publier ensemble. On sait que les trois ont participé à l’aventure d’Amérique française.

Hauts cris de Richard Pérusse
Difficile de dire pourquoi il a choisi ce titre. Il n’y a pas d’excès dans ces textes. On a l’impression que la poésie glisse lentement vers la prose à mesure qu’on avance dans notre lecture. Les premiers textes donnent dans l’ennui existentialiste et le désir amoureux. Le dernier, intitulé « Les vérités fragiles », est une suite d’impressions suscitée par deux villes, Florence et Grenade, et leurs monuments emblématiques.

D’amour et de mort de Jacques Brault
L’expression « se faire la main » me semble appropriée pour décrire les poèmes de Brault. On lit quelques courts poèmes qui nous rappellent Garneau et qui annoncent le Brault d’Il n’y a plus de chemin : « Ce n’est rien / Oh rien du tout / Rien qu’une mort d’oiseau / Rien qu’un blanc silence dur / en moi épandu » (Fait divers). Mais, la plupart du temps, on est devant des poèmes au langage fleuri et précieux d’une autre époque : « Ne m’énamoure plus la mort / Jamais à pointe d’âme fine / Ne me tiendrai attentif / Au balaiement d’une aile / Frôlant d’envol légère / La peau diaphane en moi / D’une mare endormie » (Chanson brève)

Odes et poèmes de Claude Mathieu
Il y a trois parties différentes dans cette suite. On lit d’abord quelques poèmes versifiés d’inspiration existentialiste, puis un texte sur la vivacité de la jungle, enfin un autre, adressé à l’écrivain italien Carlo Coccioli, sur les faux apparats qui nous entourent, ce qui rejoint les poèmes du début.  Encore une fois on sent que la poésie se métamorphose lentement en prose.

21 février 2020

La fin des loups-garous

Madeleine Ferron, La fin des loups-garous, Montréal, HMH, 1966, 189 pages. (Coll. L’Arbre)

En 1964, en Beauce. Antoine Charbonneau, 40 ans, vit avec sa femme Julia, malade. Leur mariage bat de l’aile, et il en a toujours été ainsi. Julia s'est réfugiée dans la religion; et Antoine, dans son travail : il achète des terres abandonnées qu’il revend ou replante. 

Rose Caron, une bonne de 20 ans, est engagée pour aider Julia. Antoine a une aventure avec elle. Sa femme semble le savoir, mais fait semblant de l’ignorer. Antoine a de la difficulté à quitter sa femme, sachant que le village va se retourner contre lui et que ses affaires vont péricliter. Il voit Rose dans un « camp », quand l’occasion s’y prête. Peu à peu, les gens commencent à deviner ce qui se passe entre eux. Antoine s’éloigne, va travailler à Saint-René. Le curé s’organise pour que Rose soit engagée dans une autre maison. Rose et Antoine s’écrivent. Ils décident finalement de partir à Grand-Mère, où Antoine a déniché un travail. Le jour précédent leur départ, ils vont à Saint-François surveiller la débâcle. Ils sont surpris par la montée des eaux et tout le monde découvre leur aventure quand Antoine ramène Rose dans ses bras au vu et au su de tous. Les parents et le curé essaient de s’opposer à leur projet ; Julia se résigne assez vite, la religion étant sa planche de salut. Le village ne réussira pas à les contraindre : ils partent. Quelque temps plus tard, une lettre apprend à Antoine que sa femme s’est suicidée.

Petit roman qui sans être génial se lit très bien. Les personnages principaux défient le milieu paroissial, trop contraignant, pour vivre pleinement leur amour. Ferron met en scène une société de transition, certains personnages se détachant de croyances religieuses qui dictaient l’ordre social depuis un temps immémorial, comme l’indique le titre. Fini le temps des « loups garous »! 

Extrait
— Qu'est-ce que ça veut dire, cette folie de bonheur qui s'empare du monde? Qu'est-ce que c'est ça, le bonheur?... C'est le prétexte que les femmes se donnent pour se laisser vivre comme des catins? C'est ça, le bonheur?... Ça n'existe pas, le bonheur. Le travail, ça existe. Et le contentement du travail bien fait. Le devoir. Et le plaisir quand il passe. Et la joie du devoir accompli... Le devoir... pour Rose comme pour toutes les femmes! Elle n'y échappera pas. S'il le faut, je la ferai enfermer. Je la ferai plier. Je la ferai dompter. Tu m'entends, Rose Caron?

Bien sûr que Rose entendait. Ou plutôt, elle n'entendait pas, elle recevait les vociférations comme des coups douloureux, comme des brûlures. Sa mère la rejetait, l'arrachait d'elle comme on arrache un lierre du mur auquel il était accroché. Elle baissa la tête. Sa jeunesse difficile mais tendre, sa mère la lui extirpait, Des liens se rompaient. Elle montait libérée par un de ces miracles que la vie invente tous les jours pour subsister. Papillon qui ébroue ses ailes de soie encore humides, les étend doucement et les fait palpiter d'étonnement. Elle s'éloignait, portée par ses propres ailes, pendant que sa mère continuait rageusement de piétiner sa dépouille abandonnée de jeune fille. (p. 170-171)

14 février 2020

La barbe de François Hertel

Jacques Ferron, La barbe de François Hertel, Montréal, Editions d'Orphée, 1951, 40 p. 

(En plus de La barbe de François Hertel, on peut lire Le Licou, texte dont j’ai présenté l’édition de 1958 dans ce blogue.)

La barbe de François Hertel ne fait que 16 pages très serrées. C’est le premier texte en prose que publie l’auteur. On pourrait dire que tout Ferron est déjà là, mais ce ne serait pas juste. On trouve plutôt le Ferron des contes, avec son humour, son côté irrévérencieux, son plaisir à décontenancer le lecteur, son style maniéré. 

La barbe de François Hertel est un conte philosophique; certains critiques le présentent comme une sotie (pièce bouffonne truffée de satire politique et sociale). Le récit, si court soit-il, n’est pas facile à résumer. Jérôme, le narrateur, rencontre son maître, François Hertel, sur le bord de la Seine. Ce dernier l’invite chez lui. Quand il le quitte, il croise une jeune femme qui a le pouvoir de se transformer en homme, mi-ange mi-démon. Lors d’une seconde visite, il retrouve son maitre, barbu, prostré, incapable de penser et d’écrire. Il comprend qu’il faut lui couper cette barbe qu’il s’est laissé pousser dernièrement. Ce faisant, il le malmène un peu trop et les policiers interviennent, l’arrêtent, le jettent en prison. Lors du procès, il est condamné à mort. Finalement, on le libère et il rentre au pays, emportant la barbe de Hertel, qu’il compte offrir à l’Académie canadienne-française.

On l’aura compris, l’essentiel n’est pas dans l’action, mais dans le discours qui l’accompagne. Plusieurs sujets sont abordés, toujours pour s’en moquer : les postures idéologiques rigides, le dogmatisme des maîtres à penser, l’académie canadienne-française, les pratiques religieuses aliénantes, l’abêtissement du système judiciaire, les dualités qui obligent les humains à se camper dans des affrontements. « Nous sommes dans le monde depuis si longtemps, hommes, anges, diables, que nous nous sommes peut-être fondus dans une même espèce. Il n’est plus possible de distinguer la part du ciel et celle de l’enfer, et ces deux-là de celle de la terre. Les influences se sont mêlées, et les âmes, les unes aux autres, se sont mariées. Nous sommes comme les eaux de la mer, issus de sources innombrables et confondus, dans une même saumure. Si je m’interroge, j’apprends avec effroi que je n’ai plus de Maître. » 

La formation de l’identité et son expression sont au coeur de ce texte, sujets sur lesquels Ferron va longuement s’interroger dans toutes ses oeuvres. « Nous sommes perdus dans l’existence comme Poucet dans la forêt : nous vivons sans laisser de trace, et rien, d’un côté ou de l’autre, ne nous commence ni ne nous achève. »

Jacques Ferron sur Laurentiana
Le Dodu
Contes anglais et autres
Le Licou
Contes du pays incertain
Cotnoir
L'Ogre
Tante Élise ou le prix de l'amour
La Sortie

7 février 2020

Les deux testaments

Anna Duval-Thibault, Les deux testaments, Fall River, Imprimerie de l’Indépendant, 1888, 181 pages. (Note au lecteur et Avant-propos de l’autrice)

(Je n’ai jamais vu ce livre. Lu sur internet)

Edmond Bernier est veuf. Il vit avec un neveu orphelin nommé Joe Allard et sa belle-mère sur la rue Papineau à Montréal. Edmond est amoureux de Maria Renaud, la fille d’un riche marchand. Maria, quant à elle, est amoureuse de Xavier Leclerc. Mais son père, manipulé par Edmond, refuse qu’elle épouse Xavier et à force d’insister, Maria finit par épouser le veuf Bernier, même si elle ne l’aime pas. Et le veuf à force de manipulations finit par obtenir de sa belle-mère qu’elle fasse un testament en sa faveur, au détriment de son neveu. Ayant obtenu ce qu’il voulait, Bernier se débarrasse de son neveu en le plaçant dans une école loin de Montréal. Quand ce dernier apprend que sa grand-mère est morte, il prend la clé des champs et on le perd de vue.

Une vingtaine d’années passent. Edmond et Maria, toujours aussi mal assortis, vivent maintenant à Beauport, et ils ont une grande-fille, Marie-Louise. Comme elle s’ennuie, ils décident de l’envoyer chez des parents à New York. Il se trouve que Joe, l’orphelin disparu, s’est réfugié dans cette famille et il tombe amoureux de Maria, sentiment qu’elle partage. Au bout d’un mois, Maria doit rentrer chez elle. Sa mère, devinant les sentiments de sa fille pour Joe, invite celui-ci à accompagner sa parenté new-yorkaise qui a prévu la visiter. Joe demande Marie-Louise en mariage. Le père, toujours aussi manipulateur, s’organise pour l’écarter. Joe retourne à New York complètement démoli jusqu’à ce qu’il découvre la vérité : Edmond Bernier est ce vieil oncle qui lui a volé son héritage. Plus encore, il retrouve un second testament que sa grand-mère avait fait dans lequel elle lui léguait tous ses biens. Joe se précipite à Beauport et arrive juste à temps, puisque le père Edmond est en train de forcer sa fille à épouser un homme fortuné qu’elle n’aime pas. Ses méfaits étant découverts, le père Edmond devient fou et les jeunes gens peuvent se marier.

Histoire rocambolesque, invraisemblable. Avec un tel scénario, Molière faisait des comédies et madame Duval-Thibault (1862-1958), du gros mélo. Ce qu’il y a de plus intéressant dans ce livre, outre le fait qu’il ait été publié à Fall River, tout comme Jeanne la fileuse d’Honoré Beaugrand, c’est le très puritain avant-propos.

Pour aller plus loin : Maurice Poteet, Une réédition : Les deux testaments 

Avant-Propos
« Depuis quelque temps des productions françaises de bas étage, ne se recommandant certes pas par la forme, encore moins par la morale, mais qui, grâce à leurs prix modiques, gagnent peu à peu l'accès de toutes les classes de la société, prennent une vogue de plus en plus alarmante.
Rien de vrai, de beau, de sain et de noble dans cette littérature malsaine.
Les héros sont assez souvent de vulgaires malfaiteurs, qui entassent crimes sur crimes, pendant le cours du récit, jusques (sic) au jour où, traqués par des policiers à l’intelligence surhumaine, ils terminent leur ignoble carrière sur l’échafaud avec un cynisme révoltant qui n’a rien d’édifiant pour le lecteur.
Quant aux héroïnes, elles sont pour la plupart des femmes de mauvaise vie, dont l’auteur détaille les faits et gestes avec une précision digne d’un meilleur usage. Les épouses les plus vertueuses ont ordinairement une faute de jeunesse à se reprocher, et les jeunes filles honnêtes sont d'une fadeur et d’une bêtise extrême, sans doute pour mieux contraster avec les courtisanes qui sont toujours représentées comme des modèles de grâce et d'esprit irrésistible.
Cette littérature immonde ne peut que démoraliser et abrutir l'esprit de ses lecteurs.
Et, pourtant, on admet ces romans-feuilletons au sein de familles honnêtes et pieuses.
Il ne manque pas de propagateurs enthousiastes de cette littérature pernicieuse.
Il y a peu d'années encore, la classe illettrée prêtait une signification tout à fait scabreuse au mot roman. Aujourd'hui ces préjugés ont presque entièrement disparu, mais hélas! on est tombé de Charybde en Sylla.
Un bon moyen de combattre l'influence de ces romans serait peut-être d’offrir, à leur place, des productions canadiennes se rattachant à nos mœurs, à notre histoire et qui, si elles ne sont pas toujours des chefs-d’œuvre, ne contiennent néanmoins rien de préjudiciable à la morale, ou n’excluent pas totalement l'idée de Dieu.
Faisons aimer davantage à la génération qui croît — génération plus ou moins exposée à l’absorption de la race anglo-saxonne — les traditions et les coutumes de nos pères.
Mme Duval-Thibault
Fall River, Mass, E. U. Déc. 1888. »