Éva Circé-Côté, Bleu, Blanc, Rouge, Montréal, Déom frères, 1903, 366 pages. (Pseudonyme : Colombine)
Éva
Circé-Côté est née le 31 janvier 1871. Elle a donc 32 ans lorsqu’elle
publie
Bleu, Blanc, Rouge. C’est sûr
que cette femme va continuer d’évoluer et ce recueil ne reflète qu’un moment dans son cheminement (voir la présentation de sa biographe
Andrée Lévesque).
Le livre est très long, contient des poèmes et des essais, des descriptions et des récits, des textes
légers et des textes profonds. Je ne reviendrai
pas sur les poèmes qui ne sont ni mieux ni pires que ceux qui se faisaient à
l’époque. Je vais plutôt me concentrer sur trois thèmes récurrents : le
nationalisme (ou le patriotisme), la condition des enfants et celle des femmes.
Le titre du recueil fait référence au
drapeau français. « Va, petit Bleu-Blanc-Rouge, sois brave et fier!
Conduis sous l’égide de la France, notre patrie lointaine, mais présente au
milieu de nous par son auguste symbole! » Comme d'autres auteurs de l'époque, Circé-Côté met de l'avant sa
descendance française, sans pour autant renier ses origines canadiennes. « Ce qui constitue la nationalité, c’est la
communauté d’idées, de sentiments, d’intérêts moraux, le libre accord des
volontés et des cœurs, le même idéal, le même amour du beau, de la vérité, de
la lumière, dont la France est le foyer. » Elle a bien dit la France, et
non pas l’église comme plusieurs nationalistes de l’époque. Pour elle – et elle
y revient souvent – la Rébellion des patriotes constitue le plus haut
témoignage de ce sentiment national : « … le sang français ne peut
mentir et si on t’insultait ainsi que la France, notre aïeule, les fils de
Papineau, des Duquette, des Cardinal, des Chénier, des de Lorimier, des Mercier
se lèveraient terribles et sous le drapeau tricolore, ils marcheraient fiers et
braves pour venger notre honneur outragé. »
Plusieurs textes décrivent le côté sombre
de la condition enfantine au début du siècle, ce dont l'auteure semble s’émouvoir, et même se scandaliser. Dans les « petits cireurs de bottes », elle décrit la vie pitoyable de ces enfants qui courent les rues à la recherche de clients
dès leur plus jeune âge : « Le soir, ils rentrent au taudis fourbus, éreintés,
noirs comme des nègres, les bras morts, la tête en feu. […] Le père a chômé
tout l’hiver, l’œil hagard, enfiévré, il attend les gros sous du petit pour
acheter du pain. Celui-là sera battu, s’il rentre les mains vides. » Voilà
pour le pauvres et ce n’est guère plus drôle chez les riches. Lors d’une
réception chez madame X, une fillette de cinq ans fait irruption parmi les invitées en protestant vivement contre le fait qu’on l’envoie au couvent. Et il y a ce
commentaire d’une « bonne amie » de Madame X : « Les
enfants sont gênants à la maison, ils prennent tout le temps; heureuses, celles
qui peuvent s’en débarrasser!... Quand on a vingt-cinq ans, on ne peut
s’enterrer toute vive entre quatre murs, avec cinq ou six marmots. »
Comme on le voit, Circé-Côté peut
être dure avec les femmes, du moins avec les bourgeoises désœuvrées qui passent leur vie à cancaner.
À l’inverse, elle n’a que de bons mots pour celles qui ont choisi de développer
leurs talents : « Tandis que son pied mignon agite le berceau où dort,
les poings fermés, un beau chérubin rosé, la main peut fort courir sur le
papier, pour y jeter le trop plein d'un cœur, que le mari, souvent léger et
indifférent, néglige de recueillir. Ah ! ces jouissances sont sans remords ! Et
le champ de la pensée est si vaste à explorer. Croyez-vous qu'elles ont tort,
celles qui s'imaginent que la mission de la femme se résume en ce syllabus :
" Lutter pour les idées généreuses et hardies, défendre les pauvres, parce
que leur souffrance a toujours raison contre la joie, célébrer tout ce que la
nature a de superbe, tout ce que l'art a de consolant, tout ce que la science
donne d'espoir à l'humanité, se pencher sur les geôles pour y surprendre une
injustice, veiller à l'éducation des petits, vouloir le repos des vieux, faire
de cette frêle plume l'outil des délivrances, proclamer le droit aux roses, le
droit d'aimer, de penser, d'admirer, de vivre. » On peut lire ceci dans son
article sur les dames patronnesses de la St-Jean Baptiste : « L'homme
s'est échappé de sa chrysalide, il volette, libre et fier, vers les hauteurs. La
femme à son tour doit briser le cocon d'ignorance et de servitude morale qui la
tient prisonnière, si elle veut suivre son compagnon ailé dans l'espace. »
Au-delà des textes liés à ces trois thèmes, on trouve dans le recueil de Circé-Côté plusieurs petites saynètes, habilement déroulées, jouant sur l’émotion
ou sur l’humour : « Un baptême à
la campagne », « Le marché Bonsecours », « Asile
Saint-Jean-de-Dieu », « Théâtre de la rue », « Le masque de
tire », « La pipe », « Le dîner des Rois » sont mes préférées. Dommage
qu’il y ait trop souvent l’intention d’instruire qui gâche un peu le plat. En terminant, notons le style, souvent ample, lyrique, très beau dans son classicisme.
Extrait : LA PIPE
Jeannette se marie dans quinze
jours, c'est dire que la vie ouvre devant elle ses splendeurs. Le passé disparaît
comme une île lointaine dont s'éloigne un vaisseau entraîné vers la haute mer.
Les souvenirs d'hier se noient dans l'évocation de demain. Heureuse enfant, qui
aperçoit les choses par le gros bout de la lorgnette : les perspectives
s'adoucissent dans un ensemble harmonieux, baignées de lumière : pas un point
noir ne tache le ciel bleu des illusions ; colombe ingénue, elle s'élance
gaiement vers la joie comme à un soleil allumé exprès pour elle.
— Ah ! ma chérie, me disait-elle,
extasiée, la belle part que le bon Dieu m'a faite, vraiment je ne la méritais pas.
Avoir pour mari une perfection — ne ris pas : l’ombre des misères humaines ne
l'a jamais effleuré. — Non seulement il est bon, tendre, dévoué, délicat,
sentimental, généreux, spirituel, galant, empressé, mais il ignore ce vice qui
entache la plupart des hommes : la pipe ! Mon mari ne fume pas ! ...
Un homme qui ne fume pas... Je
restai songeuse, tandis que ma petite amie continuait la description de son
fiancé. Bah ! que lui importait que je l'écoutasse ou non, l'essentiel, c'était
qu'elle entendît l'écho de sa voix bercer sa pensée.
Et je me mis à broder sur ce
thème d'étranges fantasmagories. Un mari qui ne fume pas... Ma pensée en verve
de fantaisie se mit à voyager en pays de cocagne, où l'air, les parfums, la
rosée, tout était sucré. Dans un bosquet d'arbres candis, une petite maison
proprette, rangée, ornée, s'ouvrait en bonbonnière, avec un petit homme en
sucre et une petite femme en nanan. Le petit homme et la petite femme se
regardaient tendrement dans les yeux, en fondant un peu chaque jour, à la
chaleur d'une uniforme tendresse... C'était à croquer !
[…]
Je comprends l'antipathie
féminine contre la pipe. La femme est jalouse de cette rivale, qui s'installe
au foyer comme un tiers importun. La favorite finit par faire du maître un
esclave des dangereuses hallucinations, des troublantes visions créées par les
vapeurs de la nicotine...
Quand le temps ronge les derniers
quartiers de la lune de miel, l'épouse délaissée ne voit pas, sans rager, son
antagoniste circonvenir plus étroitement sa faible proie. L'homme, à son tour,
devient la conquête de la fatale pipe. Comme il est bien sa chose ! Sa
tendresse pour elle n'a pas de déclin : toujours la même sollicitude à la bien
coucher au fond de l'étui de satin rouge, le même empressement à la sortir de
sa prison, les mêmes câlineries à lui faire.
— Allons, ma vieille, à nous deux
maintenant. — Que j'ai souffert de ne pouvoir causer un instant avec toi, la
vie est bien cruelle ! — Les jours de bonne humeur il l'appelle Joséphine, de
son petit nom. Et ce sont des contemplations sans fin, des explosions de
tendresse qu'il a l'impudence de vouloir faire partager à sa femme :
— Mais regarde donc, comme elle
embellit. — Ah ! le beau cerne !
[…]
Qui sait, le Ciel, dans sa bonté,
a peut-être autorisé ce mal pour obvier à un plus grand ?
Nous, femmes, qui vivons par le
cœur, nous ignorons ce qui bouillonne de malsain dans ces cervelles de rêveurs
s'agitant autour de nous. Ces mangeurs de bleu, ces impuissants décrocheurs
d'étoiles, sans cesse tourmentés de ce qu'ils n'ont pas. L'excitation
artistique, la lecture prise au sérieux d'œuvres exaltées, les poussent à
concevoir une sorte d'idéal nuageux, fantastique, mensonger, éperdument tendre
et pur, mièvre et fade, extatique, jamais rassasié, tellement délicat qu'un
rien le fait évanouir, irréalisable, surhumain. L'œil imaginaire bleu ou noir,
où se perd leur regard, sert de vitre pour voir dans l'au delà, au paradis de
la fiction, une créature féerique, créée de toutes pièces.
Ah ! laissez ces folles
hallucinations s'évanouir enfumée ! Que votre mari caresse son idéal au coin du
feu, sensibilisé seulement sur les parois de son cerveau, par les fluides de la
nicotine... C'est moins à craindre....
[…]
Ah ! mais consolez vous,
pauvre oubliée, vous aurez votre revanche, quand à votre tour vous serez
devenue une vaporeuse vision des pays bleus. Seul avec sa vieille amie, la
pipe, le pauvre vieux revivra dans la fumée noirâtre de son brûlot, les
souvenirs d'autrefois. Vous passerez radieuse et belle comme à vos seize ans à
l'âge des aveux... Une larme chaude s'échappera de la paupière du fumeur, à
cette vision qu'il voudra tirer chaque jour des cendres de l'oubli... Jusqu'à
ce que la mort cruelle vienne arracher la pipe noircie et tremblante de ses
gencives dégarnies, pour la briser en mille miettes encore fumante de rêves
!...
Alors, comme le nom, comme la
gloire, comme la vertu, comme la vie, fumée lui-même, il disparaîtra dans l'ouate
d'un nuage !