29 juin 2007

Légendes et Récits de la Côte-Nord du Saint-Laurent

Élioza Fafard-Lacasse, Légendes et Récits de la Côte-Nord du Saint-Laurent, Montréal, Atelier de l’Éclaireur de Montréal, 1937, 131 pages.

Pointe-des-Monts, Côte-Nord. Chassé d’un petit village du Saguenay à la suite d’une faillite, Louis-Ferdinand Fafard, le père d’Élioza, arrive au phare de Pointe-des-Monts, avec sa famille, le 15 novembre 1872. La jeune fille a alors neuf ans. Elle vivra dix-huit ans au phare, « les plus belles années de [s]a vie ». Ce sont ces souvenirs qu’elle entreprend de raconter et qu’elle publie en 1937 sous le titre : Légendes et Récits de la Côte-Nord du Saint-Laurent.

Au cas où le lieu ne vous dirait rien, il vaut mieux commencer par une visite virtuelle. « Le phare de la Pointe-des-Monts est situé à environ trois cents milles en bas de Québec, sur la côte nord du Golfe Saint-Laurent. La géographie de l’époque reconnaissait sa position actuelle comme le commencement du Labrador canadien. Il fut construit en 1830, sous le régime anglais. C’est une très forte construction en pierre de taille, sise sur une pointe de rocher qui devient, à marée haute, complètement entourée d’eau, formant ainsi une sorte d’îlot relié à la terre par un pont à cage d’une longueur de cinq cents pieds environ. »

Un mystère, sinon une poésie, entoure la vie de tous ces gardiens qui ont maintenu les phares disséminés sur le Saint-Laurent. Leur travail était relativement simple : « Le gardien devait allumer ces lampes tous les soirs, au déclin du jour, et les éteindre lorsque les ombres de la nuit s’effaçaient devant les premières lueurs de l’aube. » On imagine la solitude des lieux : « Ô! les rigueurs de l’hiver au Labrador à cette époque lointaine, il faut les avoir connues! C’était d’abord, lorsqu’avait lieu la clôture de la navigation, l’adieu à tout contact avec la civilisation. Il fallait s’isoler pour six longs mois, et se pourvoir de tout ce qui était nécessaire pour faire face aux rigueurs du climat. À certains jours, les longues veillées n’étaient troublées que par le fracas des violentes tempêtes. Les plaintes du vent tourbillonnant autour du phare avaient je ne sais quoi de lugubre. Et cependant, au milieu de ce désarroi de la nature en furie, nous nous sentions en sécurité près d’un bon feu. Il y avait un certain charme à suivre le déchaînement des éléments. »

Le témoignage d’Élioza Fafard est intéressant, non seulement parce qu’il rend compte de la vie au phare, mais aussi d’un monde disparu. Elle voue un grand respect aux Innus (les Montagnais) qui étaient alors leurs seuls voisins. « Les Indiennes portaient une jupe très courte et de couleur éclatante : rouge, bleue ou jaune. Elles avaient pour coiffure un bonnet en drap rouge et noir orné de perles, qu’elles travaillaient elles-mêmes à merveille. Les hommes avaient encore les cheveux longs. Ils étaient chaussés de mocassins et portaient une ceinture rouge. » Il en va de même pour les Métis : « Cette population était un mélange de diverses nations, il y avait des Canadiens, des Français, des Anglais, des Écossais, que sais-je encore, qui, forcés par les événements de vivre dans ces endroits, avaient contracté des alliances avec des femmes des tribus sauvages de ce pays; et de là viennent les Métis qui existent encore aujourd’hui. Leur commerce était très agréable, ils étaient intelligents, spirituels et avides d’instruction. »

Isolés au phare? Pas tant que ça! À vrai dire, peu d’enfants eurent plus de contacts avec les différentes nations de la terre. Souvent les naufragés passaient quelques semaines avec eux. Ils hébergèrent même certains voyageurs mystérieux : « Que d’étrangers, avec lesquels s’établissait une certaine sympathie, passèrent au phare pour ne jamais revenir! Je me souviens qu’un jour, un visiteur étranger arriva seul dans un canot, venant de très loin, nous dit-il. Mon père le reçut avec son habituelle cordialité. L’étranger, qui se disait médecin, passa huit jours au phare, et pendant huit jours nous fûmes sous le charme de sa belle éducation et de sa haute culture, mais le but de son voyage extraordinaire demeura un mystère. » Enfin, il y avait aussi les marins de passage : « Semblables à de grands oiseaux déployant leurs ailes, de jolis vaisseaux à voiles blanches commençaient à voguer sur le fleuve. À cette époque nous ne comptions que peu de bateaux à vapeur mais beaucoup de voiliers transatlantiques; il y en avait parfois des centaines. Rien n’était plus joli que le spectacle de ces élégants navires, voiles hautes, retenus par le calme et se balançant légèrement devant le phare, en attendant un vent favorable pour continuer leur voyage. Nous entendions le chant des matelots que l’écho répétait dans le lointain, ce chant particulier aux marins des bateaux à voile et qu’ils employaient lorsqu’ils mettaient le navire à tribord ou à bâbord. »

Il fallait bien avoir quelques contacts avec la civilisation, entre autres pour accomplir ses devoirs religieux. À quelques milles du phare se trouve Baie-Trinité. C’est là que la jeune Élioza doit pensionner pour accomplir les préparatifs de sa première communion. Et il fallait aussi quelque instruction : ses parents les envoyèrent, elle et sa sœur, étudier au couvent de Sillery.

On a aussi droit à certains échos de la Côte, à la petite histoire. Elle décrit les principaux lieux, des Ilets-Jérémie à Sept-Îles, et rapporte certaines légendes comme celle du feu fantôme que les marins poursuivent en vain, celle du monstre marin qui dévore les voyageurs… Elle consacre un chapitre au mythique Napoléon-Alexandre Comeau et à ses exploits. Enfin, elles rapporte certains faits qui feraient la une des journaux aujourd’hui : histoires romanesques, meurtres, sauvetages. Elle raconte, entre autres, le naufrage de sa famille et son sauvetage au bout de quatre heures d’angoisse lors d’un voyage à Québec en 1877

Plusieurs personnages « importants » visitent le phare : le Marquis de Lorne, la princesse Louise et le prince Arthur, le comte Desloges, le marquis de Roy… Le passage de celui-ci est marquant pour la jeune fille : « Le jeune marquis surtout, avec son joli langage parisien, m’apparaissait comme le Prince Charmant. C’était plus qu’il n’en fallait pour une jeune fille de seize ans, sortant du couvent, et surtout dans un pays si propre aux sentiments romanesques. Son départ fut un choc pour moi. J’en fus bien attristée. Je rêvai longtemps de lui : ma pensée l’accompagnait sur cette mer qui l’emportait au loin, là-bas, créant une distance de plus en plus grande entre nous. »

Un jour, il fallut quitter Pointe-des-Monts. « Triste et émue, je quittai la Pointe-des-Monts par un beau soir du mois d’août 18... C’était au crépuscule, un reste du jour paraissait encore au nord. Nous passâmes pour une dernière fois devant le phare qui avait été si souvent le point de notre arrivée et de notre départ. Ses lumières venaient d’être allumées et les reflets de leurs rayons se répandaient en ondes lumineuses, éclairant le fleuve dans toute sa beauté. Mes regards embrassaient toutes ces choses que j’avais tant aimées, avec le secret pressentiment que je ne les reverrais plus. » La narratrice y revint vingt ans plus tard.

Il y a peu à ajouter sur ce charmant recueil de souvenirs d’agréable lecture. Le livre est très rare, mais on en trouve des versions informatisées sur BANQ , BeQ et Nos Racines. ***

26 juin 2007

Le Temps des hommes

André Langevin, Le Temps des hommes, Montréal, Cercle du Livre de France, 1956, 233 pages.


Scottsville. Cinq hommes ont été engagés par la Scott Power and Paper company pour « nettoyer un sentier de deux milles dont on ferait, durant l’été, un chemin de camionnage afin d’ouvrir un nouveau territoire de coupe » près du Grand Lac Désert. Ce sont Gros Louis (le contremaître), Laurier, Baptiste, le curé, ainsi que Maurice, le cuisinier. Les hommes se sont donné rendez-vous à l’Hôtel de la Rivière verte, un tripot tenu par Arthur Derome et ses filles Yolande et Marthe. « Une sorte de poste d’acclimatation où l’alcool rendait plus douce la transition entre la ville et le désert planté d’arbres qui s’étendait à l’infini vers le nord, se perdait très loin dans la toundra et les glaces. » Yolande est la femme de Laurier et la maîtresse de Gros Louis. D’ailleurs, juste avant le départ, une empoignade entre les deux hommes aurait eu des suites tragiques, si le curé n’était intervenu.

En forêt, les relations sont tendues, mais le travail les occupe tellement qu’il tire en arrière-plan leur conflit. Comme la neige tombe abondamment, le snowmobile qui devait les ravitailler ne se pointe pas. Excédé, Gros Louis, sur un coup de tête décide de se rendre au camp principal, une marche de cinq ou six heures en forêt. En fait, il a une autre idée en tête : Yolande! Au camp central, il emprunte le camion et se rend à Scottsville. Il rencontre Yolande et couche avec elle. Il se rend compte qu’il est amoureux de cette femme, de « sa fragilité », et il lui promet, à son retour, de l’emmener loin de Scottsville.

Comme il tarde à revenir, les hommes du camp, à commencer par Laurier, ont compris son manège. Laurier, un jaloux caractériel, a un révolver et l’attend en embuscade : il tue Gros Louis. Les autres hommes n’y peuvent rien; il continue de les menacer de son révolver. Il finit par s’endormir et le cuisinier, une larve humaine, lui soutire son arme. Fier du pouvoir que lui confère cette arme, il tue Baptiste qui tente de la lui enlever. Laurier reprend l’arme et jette le cuisinier à la porte du camp. Comme il le souhaitait, il se retrouve seul avec le curé. Il a besoin désespérément d’une présence humaine. Quant au curé, qui a défroqué à la suite de la mort d’un enfant qu’il n’a pas acceptée, il voit en Laurier l’occasion de renouer avec sa vocation. Il se dit qu’il doit l’accompagner, peu importe ce qui arrive. Les deux partent en plein blizzard vers un camp situé sur un autre lac. Ils y arrivent difficilement. Laurier est malade. Il a une pneumonie. Après un court repos, voulant rejoindre sa femme, il se lance à nouveau dans la tempête. Au bout de quelques heures, il se traîne à quatre pattes. Il délire. Il menace le curé de son arme. Ce dernier essaie de la lui enlever. Une balle part qui tue Laurier. Le curé revient au camp du Grand Lac Désert, gelé, là où la police l’attend.

Édition du Temps des hommes
qui n'est pas datée.
Encore une fois nous sommes dans un imaginaire nordique : le camp perdu en forêt, des hommes coupés de la civilisation par l’hiver, une nature meurtrière… Dans cet espace, les règles sociales semblent s’estomper, les drames peuvent éclater. Pour Langevin, cet espace est avant tout un décor. Ce qui l’intéresse, ce sont les humains, leur vie brisée, leur esprit tordu, leur violence, leur inexorable solitude. Langevin est brillant quand il s’agit de créer des personnages. Chacun des cinq hommes ci-dessus, ainsi que les deux sœurs Derome sont décrits, analysés avec brio. Leurs rêves, leurs peurs, leurs failles, leurs échecs, rien n’est laissé au hasard, tout est expliqué. Et l’écriture de Langevin, très classique, est tellement belle!

Un drame typique des années cinquante. Tout est noir, déprimant. La vie humaine est tragique. Le bonheur est une illusion. Dieu a abandonné les hommes à leur triste sort. Un livre lent, très marqué par son époque. ****

Extrait

Il s'étendit dans la neige et respira profondément la bouche ouverte. Le frisson durait toujours. Il dit en se relevant :
— Le mieux est de continuer à marcher.
Une pente raide, où le vent avait amoncelé plusieurs pieds de neige, descendait jusqu'au lac. Laurier s'y engagea en courant, mais la neige le happa et il continua en rampant à demi. Dupas le rejoignit.
— Passe derrière moi. Je ferai un chemin.
Laurier ne répondit pas. Il passa devant. Quand ils atteignirent le lac, Laurier se traînait à quatre pattes. Il avait perdu son bonnet de fourrure. La neige le recouvrait d'un masque, rosé là où était la bouche. Parvenu à côté de Dupas il s'étendit complètement sur le ventre, le visage dans la neige. Dupas attendit un moment, puis il le retourna sur le dos. Il avait les yeux hagards. Il soufflait sans arrêt. Dans sa poitrine l'air crépitait.
Dupas enleva ses moufles et lui essuya le visage. Le passage de l'air dans sa bouche était gêné par un voile d'écume rosé. Il l'en libéra.
Dupas enfin se coucha à ses côtés. Ses membres étaient rigides. Le moindre mouvement lui coûtait un effort insensé et il ne parvenait pas à alléger sa poitrine d'un poids qui l'oppressait. Le vent chassait des tourbillons de neige au-dessus d'eux. Il ferma les yeux et la panique lui étreignit le cœur. Il allait mourir ainsi, allongé à côté de Laurier, mourir de froid, de faim, enseveli sous la neige. La mort était ce grand espace blanc qui se dilatait dans sa tête, le faux sommeil qui le tirait par derrière, la torpeur de tout son corps. La mort s'offrait, séduisante, facile, glacée. Il n'avait qu'à se laisser couler, à s'abandonner. La mort monterait de ses pieds, lentement et il ne sentirait rien qu'un bienfaisant engourdissement. Elle monterait avec son sang, goutte à goutte. Il pourrait même la regarder venir les yeux ouverts. Il pourrait se pencher au-dessus d'elle pour la voir progresser. Une mort blanche, tendre, pacifiante.
Laurier parlait à côté de lui. Il essaya d'entendre, mais il ne comprit pas. Laurier délirait. Les mots lui sortaient de la bouche comme une respiration gelée. Ils n'avaient aucun sens. Les derniers mots qui lui restaient sur le cœur. Ils sortaient pour faire place à la mort qui montait en lui aussi, enveloppée de l'écume rosé. (p. 228-229)

24 juin 2007

Les jours sont longs

Harry Bernard, Les jours sont longs, Montréal, CLF, 1951, 183 p. (Glossaire à la fin du roman.)

Le narrateur, célibataire dans la cinquantaine, mène une vie sans attrait. Deux histoires amoureuses, survenues vingt-cinq ans plus tôt, ont en quelque sorte brisé sa vie. La première, racontée dans une courte rétrospective, eut lieu à Montréal. La fille se nommait Rolande et c’est lui, le narrateur, qui aurait quitté cette fille pour des raisons plus ou moins acceptables. Il est sorti de cette relation, meurtri et plein de remords. C’est ce qui l’amène à fuir la métropole pour le Nord québécois, vraisemblablement la Haute-Mauricie.

Il se réfugie chez Amédée Cardinal. Tout comme le narrateur, du sang autochtone coule dans les veines de Cardinal. Il vit de la forêt même s’il possède un lopin de terre : il est garde-chasse et guide de chasse (mais braconne à tous vents), il dirige des équipes de bûcherons. C’est un homme indépendant, qui ne fait que ce qu’il a envie de faire. Il a plusieurs enfants, dont certains sont mariées mais continuent de vivre dans son entourage. Il a une relation assez spéciale avec sa femme qui ne cesse de le morigéner. Il a surtout une fille, Adèle, qui contre son gré (celui du père!) étudie à Trois-Rivières. Elle veut devenir institutrice.

Le narrateur arrive donc dans cette famille qu’un ami chasseur lui a suggérée. Au départ, tout le monde se méfie de lui : qu’est-ce qu’un citadin vient faire dans leur solitude nordique? Après quelques jours passés chez la famille Cardinal, aidé d’Amédée, il se construit un camp au bord d'un lac à quelques kilomètres plus au nord. Il passe l’été dans une presque solitude, voyant de temps à autre les Cardinal, dont Adèle revenue de Trois-Rivières. Il est touché par cette jeune fille, par sa beauté et ses airs mystérieux, mais se tient quand même à distance, lui qui sort d’une relation amoureuse désastreuse. L’automne venu, la jeune fille quitte pour terminer ses études à Trois-Rivières. Cardinal invite le narrateur à passer l’hiver avec sa famille. Plus encore, il l’engage comme commis sur ses chantiers. L’hiver est marqué par la mort de la plus jeune fille des Cardinal.

L’été revient et Adèle prolonge son séjour à Trois-Rivières, soi-disant chez une amie. Elle finit quand même par arriver. Au fil de l’été, une relation amoureuse se tisse entre elle et le narrateur. Cette relation semble bien acceptée dans l’entourage. Pourtant, la jeune fille garde une certaine réserve, incompréhensible pour le narrateur.

Et le drame survient. Un jour Adèle ne se présente pas au dîner. On part à sa recherche et on retrouve son corps flottant sur un lac. Suicide ou accident? « Le corps flottait entre deux eaux. Dans un dernier réflexe, les mains s'étaient accrochées aux herbes, ce qui l'avait empêché de couler à pic. A deux cents pieds, renversé, le canot dont elle était tombée, d'où peut-être elle avait sauté. Le visage était bleu, déjà enflé, et des mouches bourdonnaient au-dessus du cadavre. » Le coroner découvre qu’elle est enceinte de cinq mois. On finit par comprendre qu’elle avait eu une relation amoureuse à Trois-Rivières, relation qui lui avait laissé un souvenir pour le moins amer.

C’est le meilleur roman de Harry Bernard. J’ai déjà présenté quatre de ses romans sur ce site et présenterai tous les autres. Les romans de Harry Bernard se lisent toujours bien. Contrairement à tant de romanciers de son époque, il ne disserte pas, se contentant de raconter une histoire. Ce n’est jamais original, pas toujours très profond, mais toujours agréable à lire.

Au-delà de l’intrigue amoureuse, pas très bien conçue mais pas si importante après tout, ce roman nous présente une famille et surtout trace le portrait d’un personnage haut en couleur, tendre et frustre, père attentionné mais mauvais mari, attachant et détestable, Amédée Cardinal. De descendance autochtone, il est un avatar de tous les voyageurs, coureurs de bois, bûcherons et survenants, « mauvais sujets » qui hantent l’univers romanesque québécois. Ce roman présente l’univers nordique, notre frontière à nous, Québécois. La nature est rude, l’âme masculine est violente, non sans misogynie aux yeux de la rectitude politique contemporaine. Les gens vivent près des bêtes, côtoient leur violence au quotidien, ce qui peut effaroucher les lecteurs au « cœur tendre », alimentés des récits édulcorés de Walt Disney. Ce Nord, où la « sauvagerie primitive » le dispute à la civilisation, est encore imprégné de la barbarie ancienne, celle des premiers temps du Nouveau Monde. On pense à l’univers de Gilles Carle, de Thériault. Si je me réfère aux quatre romans nordiques que je viens de bloguer, je remarque que le Nord est bien cruel pour les femmes : Adèle Cardinal et
Louise Genest finissent par y laisser leur peau. La femme de Philippe Jarl, quant à elle, doit accepter la nature nomade de son mari. Seule Ernestine Valade en sort complètement indemne, parce qu’elle est elle-même une « fille des bois », une « survenante », elle qui un jour abattit une meute de loups qui l’avait cernée.

Extrait

Maître et seigneur d'un domaine conquis sur la forêt, rocheux et sableux, avec un minimum de sol arable, l'homme y cultivait sans enthousiasme quelques acres rebelles. N'en pouvant vivre, il cumulait en plus les fonctions de commerçant de bois, de marchand et de guide, d'hôtelier, donnant à manger et à loger. Comme la plupart des hommes du nord, il était aussi garde-chasse, ce qui ne l'empêchait pas de braconner, si l'envie lui en prenait.
Les bûcherons qui passaient le havresac au dos, se rendant aux chantiers ou en revenant, les ingénieurs forestiers, les arpenteurs du gouvernement et leurs aides, les touristes bottés et douillets, à l'époque de la pêche ou de la chasse, formaient le gros de sa clientèle. Il ne fendait pas de cheveux en quatre pour leur être utile. Il était habituellement absent, trouvant d'excellentes raisons pour s'éloigner. Car il avait, comme disait sa femme, un poil dans la main. Quand il était loin, l'épouse et les enfants le remplaçaient.
Des enfants, grands et petits, il en sortit de partout pour m'entourer et me dévisager. Une bonne demi-douzaine, dont deux jumeaux. La famille comptait aussi deux fils mariés et une fille aux études, à Québec. Cette dernière s'appelait Adèle.
Cardinal m'aida à porter mes valises, m'assigna une chambre et m'invita à souper.
— J'vous attendais pas si vite, dit-il. J'ai eu vot'lettre rien qu'avant-hier. Vous avez pas eu trop d'misère pour monter ?
— Aucune misère, je vous remercie. Quant au souper, pas de cérémonies. Je mange ce qu'il y a sur la table, je ne suis pas difficile.
— Inquiétez-vous pas, on est aussi paré que n'importe quel jour.
Construite de bois qui n'avait connu ni chaux ni peinture depuis le mariage de son propriétaire, la maison se dressait au soleil, à l'écart des arbres, sorte de boîte surmontée d'une toiture en pente, pour l'égouttement de la pluie. Les dépendances l'entouraient, à gauche et à droite, en face, grises elles aussi, de ce gris doux et terne de la planche vieillie en plein air. Dans la salle à manger, Cardinal me présenta à sa légitime :
— C'est le monsieur qui nous a écrit. Je l'attendais pas avant la fin d'la semaine, mais le v'là rendu. T'as de quoi manger ?
Elle salua de la tête, s'essuyant les mains à son tablier.
— Des fèves au lard, offrit l'homme, sans lui donner le temps de répondre, ou ben du jambon avec des œufs, ou p't'être une bonne grillade de chevreuil ? Ça vous sourirait, du chevreuil tué d'la semaine passée ?
Il ajouta, fermant l'œil gauche à demi :
— Pas encore de saison, le chevreuil, mais j'suis le garde-chasse de par icitte. Alors, vous comprenez, c'est plus facile... (p. 16-18)

Harry Bernard sur Laurentiana

Dolorès
Juana mon aimée
La Dame blanche
L’Homme tombé
La Ferme des pins
La Maison vide
La Terre vivante
Les Jours sont longs

22 juin 2007

Louise Genest

Bertrand Vac (Aimé Pelletier), Louise Genest, Montréal, CLF, 1950, 231 pages.

Louise Genest vit dans un petit village au nord de Joliette, Saint-Michel, avec un homme qui la néglige, sinon la méprise. Ils ont un fils de 16 ans, Pierre. Un métis du nom de Thomas Clary fréquente le magasin qu’ils tiennent dans le village. Il est trappeur et, chaque printemps, il vient vendre ses peaux et acheter certains biens de consommation. Il est amoureux de Louise Genest, amour que celle-ci partage. De temps à autre, il lui donne une peau. Leur histo
ire semble vouloir en rester là, l’une étant mariée et l’autre trop timide pour se lancer dans le vide.

Clary finit pourtant par déclarer sa flamme et invite Louise à le suivre dans son camp à une journée de navigation au nord de Saint-Michel. Là-bas, vivent aussi d’autres trappeurs, des guides de chasse, des garde-feu, bref des solitaires qui se visitent de temps à autre. On trouve aussi des camps de bûcherons et surtout un club de chasse et pêche pour riches Américains, le club Bellerose, pour lequel Clary travaille parfois. Au camp, Clary et Louise vivent le grand amour, même si Louise a de la difficulté à faire table rase de son passé malheureux. Puis les remords viennent quand elle apprend que son mari a empêché son fils de poursuivre ses études. Elle revient au village, essaie d’intervenir auprès de son mari, mais se fait jeter dehors. L’automne vient et cette-fois-ci elle apprend que son fils est monté au chantier. L’hiver passe, marqué par la trappe, la vie en forêt. Elle espère que son fils lui rendra visite, mais rien. L’aventure tourne au tragique lorsque son Pierre se perd en forêt. Elle part à sa recherche, se perd, finit par retrouver sa carabine, sombre dans la folie et est engloutie par les flots d’un barrage qu’on a ouvert en vue de la drave.

Ce roman fut le premier récipiendaire du prix du Cercle du livre de France. On le devine, il ne fit pas l’unanimité dans le Québec puritain des années 1950. Même si le mari est un salaud, l’opprobre tombe sur la femme infidèle. On aurait aimé que cette Louise Genest, qui a eu l’audace de tout quitter, assume davantage son geste, au lieu de sombrer dans une culpabilité débilitante. La fin vient en quelque sorte sauver la morale aux yeux des bien-pensants et tahir l'esprit de liberté que le roman laissait entrevoir. On comprend mal que la conservatrice revue Lectures ait attribué la cote M à ce roman. Par ailleurs, ce roman explore l’espace nordique, le mythe de la frontière, comme À la hache de Nantel, La Randonnée passionnée de Le Franc, Les Jours sont longs de Harry Bernard, plusieurs Thériault, certains Major… ***½

Extrait
Elle se calmait tranquillement. Elle avançait sans s'arrêter aux branches qui la mettaient en lambeaux et la fouettaient, sans s'occuper des roches sur lesquelles elle trébuchait. Elle allait comme une somnambule, insensible à tout, sauf au but qu'elle poursuivait : son Pierre.
De temps en temps, la forêt l'entendait pourtant murmurer : « II était si beau ! » Pensait-elle au métis? se rappelait-elle Pierre ?
Les yeux fixes, elle allait droit devant elle. Maillet, exténué, nez à terre, la suivait de si près qu'elle lui tapait le museau de ses talons à chaque pas. Elle lui en était reconnaissante car ainsi, elle se sentait moins seule.
Le soir s'était mis à descendre et le vent soufflait sur les nuages. Un rayon de soleil frappa la forêt. Le mauvais temps achevait.
Soudain, Louise crut que son cœur allait s'arrêter de battre. Là-bas, de l'autre côté de la mare qui gonflait, elle avait aperçu quelque chose... comme une forme humaine que l'eau léchait déjà.
Elle partit comme un trait, se précipita, buta, glissa, sombra. Plus rien.
Elle reparut, les yeux hagards tournés vers l'horizon tout éclairé de longues tramées bleues. C'était bleu comme la malle du petit Pierre, la malle qu'il apportait au collège.
Elle le revit petit, petit...
Un calme immense descendit qui l'enveloppa d'une sensation d'euphorie. Et ce fut tout.
Quelques jours plus tard, on retrouva la Genest, face contre terre. Le flot retiré, la boue en séchant l'avait étreinte comme une sangsue.
La malheureuse tenait encore à la main gauche, l'arme du petit Pierre. C'est tout ce qu'on retrouva jamais de lui.
La neige a couvert les pistes et fondu bien des fois depuis ce drame. Le bois a repris son calme et les oiseaux, leurs ritournelles. Nonchalants, les orignaux passent dans le portage qui les amène à la rivière en mâchonnant quelques feuilles vertes attrapées au passage. Toute la nature a oublié.
Mais le soir près des lacs, les trappeurs, les gens de la ligne et des tours, les gardiens racontent encore avec émotion l'histoire de la belle Louise Genest. (p. 229-230)

20 juin 2007

La Randonnée passionnée

Marie Le Franc,
La Randonnée passionnée, Montréal, Fides, collection du Nénuphar, 1961, 159 pages (1re édition : Paris, Firenczi, 1936, 248 pages) Préface d’Alfred Desrochers. Ce roman est d’abord paru sous forme de nouvelle dans Visages de Montréal (Montréal, Éditions du Zodiaque, 1934, 236 p.)


Philippe Jarl, mal marié, trois enfants, médecin, professeur d’uni, se voit offrir une excursion dans le haut Saint-Maurice. Il pense en profiter pour mener quelques études scientifiques. Il loue les services d’un guide, le métis Donat Petikwi, garde-feu du camp Wasko et garde-chasse, et s’enfonce dans la forêt pour deux semaines, couchant sous la tente, ou des abris temporaires disséminés sur le territoire, remontant des rivières, traversant des lacs. Il découvre la grande nature, sa vie mystérieuse, le combat entre les éléments naturels, mais aussi des gens : Autochtones, Métis, garde-feu isolés dans leur postes, bûcherons, travailleurs de pourvoirie.

Aux termes des deux semaines, il s’attarde au camp Wasko, rencontre le Chef Grey Héron, chef de tous les garde-feu de l’International pulp and paper, et sa fille adoptive, Dorée, la « princesse des bois » qui habitent de l’autre côté du lac Grand Manouan. Philippe se perd en forêt, gravit avec Donat et Dorée un petit mont en pleine nuit, etc.

Finalement, l’heure du départ sonne : Jarl se rend à la Tuque et de là, descend le Saint-Maurice en canot. Mais il ne rentre pas chez lui. Il décide d’aller rendre visite à son vieux père sur l’île Bonaventure. Il fait une excursion de pêche de deux jours dans la région de Miscou.

Le dernier chapitre nous ramène aussi à Bonaventure, deux ans plus tard : Jarl y habite avec sa femme et ses enfants. Le couple semble avoir retrouvé une certaine entente.

L’intrigue n’est pas très bien menée. Les informations nous parviennent au compte-goutte. Les déplacements spatiaux et l’écoulement du temps ne sont pas clairs. Trop de descriptions au début au lieu de nous camper les personnages et l’intrigue.

Histoire d’un homme à la recherche de lui-même, de ses origines et qui les découvre par le biais de l’aventure en forêt. Il apprend à voir différemment sa relation avec sa femme, sa vie familiale. La forêt le réconcilie avec son univers domestique.

Mythe de la forêt : elle est le domaine de l’aventure, des coureurs de bois, elle envoute (souvent comparée à une femme) mais en même temps elle est cruelle. C'est la grande nature indomptée, indomptable. On connaît l’amour de Marie le Franc pour la forêt laurentienne, qu’elle parcourait avec des guides. Cela transparaît dans son roman.

Si l’intrigue était mieux développée, ce serait un magnifique roman. ***½

Extrait

Le repas fini, Donat éteignit le feu, avec un soin qui rappela à Jarl qu'il était, en même temps que guide, un forestier au service de l'International Pulp & Paper : le gardien de la tour 4l, et ils reprirent la rivière.

Ou plutôt, la rivière les reprit. Le canot glissa dessus avec la facilité d'une herbe. Eux-mêmes faisaient corps avec lui. Il représentait à leurs flancs une nageoire, un aileron qui les transformait en dieux marins. A travers sa mince membrure, ils sentaient l'eau gonflée se déchirer sous son âpre caresse et se refermer silencieusement. Elle offrait aux yeux hypnotisés toutes sortes d'images, et on pouvait lire à la surface le dessin de la flore et de la faune nordiques: bouquets cireux de fleurs-fantômes, feuilles de nénuphars où rêvassent au clair de lune les crapauds-buffles. On eût dit que les semelles des mocassins qui la parcouraient à la saison des glaces y avaient laissé des empreintes flottantes, les ours de longues traînées griffues et les aurores boréales leurs reflets fugaces. Ou bien était-ce la pagaie qui dessinait toute cette fantasmagorie, y compris les miroirs brisés où l'homme voyait se refléter ses fragiles caprices ?

La forêt bannissait la femme et son image. Elle n'était que mâles suggestions, inspiratrice d'ardeurs, de joutes, de combats et de complots virils, de cruautés millénaires. De la ceinture puissante des mélèzes, les branches pendaient ainsi que des scalps, et les troncs des bouleaux étaient des torses nus d'adolescents qui prenaient conscience de leur virilité. Un pin solitaire se tenait penché sur une hauteur, les bras en avant, pareil à un skieur qui va prendre son élan dans le vide. Jarl s'identifia à lui.

Vers le soir, Donat examina longuement la rive, d'un regard où se lisait la sagacité indienne. Une pointe présenta un étroit plateau aux touffes de myrtilles. Il la choisit pour y dresser la tente.

Jarl abattit les mâts de sapin avec une force qui ne se possédait plus. Il pouvait enfin exercer le besoin de destruction et de ravage qui sommeille au fond du cœur de l'homme. Il faisait tournoyer sa hache comme si l'incendie eût couvé dans les entrailles de l'ombre. Il devenait le pionnier des forêts, l'ancêtre défricheur. De temps en temps, il levait les yeux vers les mamelons poilus des coteaux et redressait sa poitrine. Son regard rencontrait celui de l'eau, en lame acérée comme le sien. (p. 18-19)


Marie Le Franc sur Laurentiana
Hélier fils des bois

17 juin 2007

À la hache

Adolphe Nantel, À la hache, Montréal, Albert Lévesque, 1932, 233 pages.


Le roman est divisé en deux parties : printemps-été et automne-hiver. Nantel raconte la vie dans un chantier, en Haute-Mauricie (en fait, la Laurentide company, basée à Saint-Michel-des-Saints, gère dix chantiers). Le camp principal (le dépôt) est établi au Lac Clair, mais il y a des chantiers plus au nord (au lac Jérome, au Lac Caribou, au lac Croche).

Le personnage narrateur, c’est le commis. Autour de lui évolue le reste du personnel, soit le forgeron Almanzar L'Épicier, le cuisinier Désiré Desrochers, le contremaître Arthur Deslauriers et les bûcherons. Ainsi se déroule une année. L’automne, les bûcherons arrivent. La compagnie doit couper 8,000,000 de billots pour un moulin de Grand-Mère. On bûche tout l’hiver. Au printemps, c’est la drave entre le Lac Clair et Saint-Michel-des-Saints, 35 milles en aval. L’été, une équipe réduite prépare la venue des bûcherons pour l’automne. On lave, on apporte la nourriture, on s’occupe des animaux restés sur place (vaches, lapins, chiens, chevaux). L’auteur décrit la descente des billots (la drave qu’il appelle flottage), un feu de forêt (impressionnant), la vie au camp (prononcez le « p »), une chasse à l’orignal, une veillée, la messe de minuit, le charroyage des billots vers les jetées, le mesurage...

Comme intrigue, qui n’en est pas une, il y a l’histoire d’amour entre Phillias L’Épicier, fils du forgeron, et Ernestine Valade (personne réelle, voir sur le net). L’idylle est totalement rose bonbon. Les Valade habitent une île sur le lac Clair. Ils n'appartiennent pas au chantier. Ils vivent de trappage.

Grande valeur documentaire du récit. L’auteur introduit une variante dans la littérature du terroir : il décrit le monde des chantiers comme Jean-Charles Taché l’avait fait au XIXe siècle. Il prend pour cadre la Haute-Mauricie, région qui incarne le Nord chez plusieurs littérateurs de l’époque : Le Franc, Leclerc, Vac, Bernard…

Les thèmes de la « race » forte et de la religion sont typiques du terroir : « Rustres, solides et bons, mes Laurentiens ont conservé dans sa pureté la force morale des aïeux. Aussi, tant que nous aurons des flotteurs de bois, des bûcherons, des chasseurs, le luxe, la vie molle à la garçonne, la stérilité volontaire ne pourront atteindre le cœur du Canada français. » (p. 81) Ou encore : « Tout, enfin, proclame la sublime grandeur de ces humbles… Avec de tels gardiens, un peuple ne doit pas, ne peut pas mourir!... » (p. 145) La description de la nature est abondante, une nature toujours paradisiaque. Quant au style, Nantel essaie de faire mouche à chaque phrase ce qui est fatigant (« L'aurore est en maillot rose »; « La princesse [la lune] est étendue sur des coussins jaunes, des édredons blancs »; « Le crépuscule jette des fraises, au sommet des érables...») Le roman se termine par une fin épique à la Maria Chapdelaine.

Édition de 1937
Extrait

Terre Laurentienne! Il y a trois siècles, un embryon de petit peuple s'est accroché à tes flancs. Désespérément d'abord, mais devenant plus fort, au fur et à mesure qu'il sortait de tes chênes et de tes pins, le bois de ses caresses et de son dernier repos...
Il a, ce peuple, appris à ne pas avoir peur, en s'endormant à la musique de tes tonnerres.
Il a, ce peuple, compris la fécondité, en voyant le manteau de tes glorieux hivers redonner toujours au sol les plus blondes moissons.
Il a, ce peuple, réalisé ses devoirs d'expansion, en admirant le cours majestueux autant qu'immuable de ton fleuve, le Saint-Laurent, le plus beau au monde, et qui baigne de ses flots la moitié d'un hémisphère.
Ton coeur, le roc de Québec, est le sien.
Ton cerveau, la sève du Mont-Royal, est encore le sien.
Et ce soir, illuminé par un couchant pourpre dans les cieux en ébullition, je ne puis, ô ma terre, que joindre aux nuages de feu roulant là-haut le miracle français, rouge et fort comme ce crépuscule, transformant en porphyre, la surface immaculée du lac Clair.
Le soleil, heureux de retrouver un peuple neuf, en un siècle mourant, caresse toute ma province de ses rayons de fête.
Puis, unissant les monts altiers avec la race qui les ouvre, il offre le tout à son Maître, en une apothéose de force et de survivance. (p. 231-232)

14 juin 2007

Le Notaire Jofriau

Adrienne Sénécal, Le Notaire Jofriau, Montréal, Albert Lévesque, 1932, 149 pages.


Première partie
Michel Jofriau est le fils d’un censitaire du fief de Varennes. Par sa mère, il a du sang noble. Enfant brillant, on l’envoie en Europe pour accomplir son rêve : devenir notaire. Quand le navire aborde Honfleur, toute la famille maternelle l’attend sur le quai. Il est accueilli à bras ouverts par ses aïeuls, mais surtout par son oncle François qui doit lui apprendre les rudiments du métier de notaire. Par sa gentillesse, Michel finit par conquérir toute sa parenté européenne, même sa cousine Suzanne, enfant gâtée s’il en est. Mais Michel se méfie d’elle et devance son retour en Nouvelle-France quand elle lui fait une déclaration d’amour. Celle-ci vit l’abandon comme un outrage.

De retour au Canada, Michel est salué par ses parents et amis. Une belle carrière se dessine devant lui. Il a rencontré une jeune fille, Marie-Josephte, dont il très amoureux. Cependant, sa cousine n’a pas dit son dernier mot : elle a trouvé un prétexte pour visiter ses parents canadiens. Sitôt arrivée, elle entreprend de briser le lien amoureux entre Michel et Marie-Josephte. Quand le mariage de Michel est annoncé, puis célébré, scellant sa défaite, elle décide d’épouser un officier français basé à Trois-Rivières.

Deuxième partie
Sept ans ont passé, les Jofriau ont trois enfants et Michel est devenu un notaire très estimé. Un jour, un colporteur a vent que Michel conserve pour un client une forte somme d’argent. À la faveur de la nuit, il lui dérobe. Le notaire le poursuit, avertit les autorités, se plaint à sa marraine Marguerite d’Youville. Dans un premier temps, ses efforts sont vains. Voyant que certains le soupçonnent, il est obligé de pousser plus loin l’enquête. Il a un petit indice : il a trouvé sur les lieux du crime un petit portefeuille dans lequel une inscription prouve qu’il appartient à un agent de la Baie d’Hudson. Il décide d’aller rencontrer les dirigeants de la compagnie : il voyage de Trois-Rivières jusqu’à la baie James, en passant par Québec et Tadoussac. Il finit par découvrir que le coupable est Arnold Prickett, un ami de sa cousine Suzanne, un noble anglais venu se refaire au Canada. Celle-ci, au courant du crime, par vengeance, n’a rien révélé. Le hasard faisant bien les choses, Prickett, grièvement blessé suite à une bagarre de taverne, se trouve dans l’hôpital dirigé par Marguerite d’Youville. Au seuil de la mort, il lui avoue son crime afin que la réputation de Michel Jofriau soit lavée.

En épilogue, on apprend que Prickett n’est pas mort, qu’il fait maintenant partie du régiment du général Murray en route vers Montréal. On est en 1759. Trois soldats ivres voulant prendre d’assaut la maison des Jofriau, Prickett s’interpose, reçoit un coup de stylet et meurt dans les bras des Jofriau.



L’intrigue est bien menée, malgré certaines invraisemblances et certains raccourcis. Entre autres, certains personnages intéressants disparaissent avec la première partie. L’intérêt historique est très mince. Seule Marguerite d’Youville joue un petit rôle. L’intendant Hocquart, Lévis et Murray sont à peine nommés. En épilogue, on se retrouve dans la guerre de la Conquête sans que l’auteur n’y ait fait la moindre mention auparavant.

Il me semble que l’auteure tenait un sujet riche, inexploité : qu’est-ce qu’il advient des relations entre les Français métropolitains et les Français canadiens au-delà de la première génération? Continuait-on de garder des liens, du moins épistolaires? Était-ce fréquent qu’un jeune Canadien aille en France visiter sa parenté? Plutôt que de développer ce sujet qui est celui du premier tiers du roman, l’auteur nous plonge dans une histoire rocambolesque : voici que notre fragile petit notaire est devenu un détective, un coureur des bois affrontant les pires périls et que la capricieuse Suzanne est devenue une vraie démone. ***

Reliure

Extrait

Après une traversée de deux mois, "Le Triomphant" arrivait en rade de Honfleur. Déjà l'on distinguait sur le quai, les parents et les connaissances venus pour accueillir les voyageurs d'Amérique. Un beau vieillard à noble figure dominait la foule de sa haute taille. Michel reconnut son grand'père, le docteur Duval-Chesnay, dont sa mère lui avait fait souvent une si tendre description. Le cœur du petit-fils battit d'émoi de trouver là son aïeul pour le recevoir au débarqué.
À Rouen, l'impatience était grande; on avait hâte d'y accueillir le Canadien. La grand-mère surtout se promettait de bienvenir en sa personne, la fille si chère qu'elle n'avait pas revue depuis des années et les petits-enfants que jamais, sans doute, elle ne connaîtrait. Oncles, tantes, cousins et cousines, tout le ban et l'arrière-ban de la parenté, réunis pour l'accueillir, prodiguèrent à Michel une si affectueuse sympathie qu'il perdit, dès le premier contact avec sa famille française, la sensation d'exil qui lui faisait l'âme inquiète.
Après avoir pris une part gracieuse, quoique un peu timide, aux fêtes données en son honneur, Michel voulut sans tarder se mettre au travail. Mais son grand'père étonné et ravi, au fond, de cet empressement, lui conseilla cependant de se reposer encore de son long voyage, avant de commencer de nouvelles études :
— Il faut que vous preniez; le temps de voir notre pays, mon enfant; tout au moins, vous visiterez; notre intéressante ville de Rouen, si vous ne voulez faire un tour de France. Laissez donc vos vieux parents vous gâter un peu et vous mieux connaître.
Michel ému, et lisant une prière dans les yeux de Madame Duval-Chesnay, acquiesça à leur désir et les laissa volontiers faire le programme de son séjour chez-eux.
A ce moment, la porte du salon s'ouvrit, et une jeune fille, inconnue de Michel, entra. Ayant salué d'une révérence le vénérable docteur, elle vint s'incliner devant la vieille dame.
— Bonjour, ma petite, dit celle-ci en mettant un baiser sur le front blanc. Vous avez hâte, je le vois, de faire connaissance avec votre cousin. À peine rentrée de Kermaheuc, vous voici déjà pour lui dire à votre tour que sa venue parmi nous est une joie.
La blonde enfant répondit sans chaleur :
— Je voulais surtout vous embrasser, grand'mère, et vous porter les hommages de mes parents de Bretagne.
Et se tournant vers le jeune homme qu'on lui présentait, elle le salua légèrement, lui tendant le bout de ses doigts avec une réserve hautaine. (p. 12-14)

12 juin 2007

L'Ampoule d'or

Léo-Paul Desrosiers, L’Ampoule d’or, Paris, Gallimard, 1951, 255 p. 


Percé. L’histoire est un long flash back raconté par une institutrice. Julienne, 18 ans, s’est follement éprise d’un marin breton, Sylvère. Même s’il se montre gentil avec elle, il garde une certaine distance, incompréhensible pour la jeune fille. Il se permet même de courtiser, devant elle, une autre jeune fille, ce qui la met dans tous ses états. Comme Julienne a une piètre opinion d’elle-même (elle ne se trouve pas belle), elle vit dans l’angoisse de perdre son Sylvère. Son père finit par lui défendre de revoir ce marin, sans lui exposer ses raisons. Elle passe outre et se retrouve, un dimanche, avec lui sur un voilier. La tempête se lève, ils sont projetés sur les récifs et menacés de mort. Heureusement, dans la paroi de la falaise, ils trouvent une grotte, s’y cachent, espérant que leur tête ne soit pas immergée par la marée montante. Durant toute la nuit, ils lutteront pour se maintenir à flot, et ils réussiront grâce surtout à Sylvère.


Au matin, une vieille femme un peu sorcière, que les gens appellent la Maussade, les retrouve. Le père de Julienne est en colère, car sa fille a outrepassé son ordre et attiré le scandale sur sa famille. Il la met à la porte. C’est la Maussade qui la recueille et qui lui apprend que son beau Sylvère est un homme marié. S’ensuit une peine d’amour qui la mène au bord du suicide, mais toujours la Maussade l’aide à se relever. Julienne finit par plonger dans le travail de la ferme, ce qui l’aide à oublier sa peine.


Mais surtout, elle trouve sur un bateau abandonné quelques livres qui vont changer sa vie : ce sont des livres religieux. Elle se met à les lire, s’y réfugiant à la moindre rechute. Entre-temps, un autre homme s’intéresse à elle, mais l’histoire tourne court ; il épouse une autre fille, ce qui contribue à la détruire davantage.


Son père finit par lui pardonner. Elle revient chez elle, mais voit son avenir comme un grand vide : elle doit trouver un sens à cette vie. Elle se rend compte que les enfants autour d’elle sont illettrés et elle commence à leur donner des leçons avec ses livres. Elle va trouver le curé, qui continue son éducation en lui prêtant des livres. Elle veut enseigner. Et là commence sa recherche de Dieu, sa recherche du bonheur, qui ne peut-être que spirituelle. Là commence son désir de renoncement, avec ses chutes.


Le livre se termine par la mort de la Maussade, son double, sa sœur de misère et par son apaisement à elle : elle semble avoir rencontré Dieu. En plus, elle deviendra institutrice.


C’est une belle histoire, tout compte fait. Roman sur le pouvoir des livres. Avec des valeurs d’une autre époque, j’en conviens. Beaucoup de passages religieux. Expérience mystique. L’auteur cite fréquemment La Bible, qui est présentée comme un livre de sagesse. Beaucoup de poésie.


Extrait (fin du roman)
Enfin, je saisis des bruits et je sais que c'est elle. Des branches sèches se brisent dans le silence et soudain j'entends comme la chute d'un corps. Un faible cri me parvient: « Julienne ! » Me frayant un passage avec précaution, j'avance, je distingue bientôt une longue forme noire écroulée sous les arbustes. Je m'agenouille à côté. La Maussade m'a entendue, elle n'a pas ouvert les yeux, mais elle tend l'une de ses mains que je saisis et elle serre la mienne convulsivement. « Vous êtes blessée ? Je vais chercher du secours ! » Elle a un sursaut: « Non, non ! »; puis, après un moment, elle ajoute: « Je veux mourir avec toi seule; pas devant le monde. » Une espèce de pudeur, un besoin de solitude la tiennent jusqu'en son agonie. Déjà, elle délire. Je distingue certains mots: « La profanation de l'église, la profanation... » J'apprendrai plus tard que des soldats avinés se sont présentés à l'église, le long de laquelle elle se dissimulait; elle a voulu les empêcher d'entrer, quand ils ont donné des coups de hache dans la porte; silencieuse, ardente, elle s'est battue et, pour se défendre d'elle, ils l'ont blessée à mort avec leurs baïonnettes. Elle s'est traînée jusqu'ici. À tout ce que je lui propose, elle répond: « Ce n'est pas la peine. » Dans ses convulsions, elle se cramponne à moi et parfois bredouille des phrases: « C'est dur, ma petite... Pour moi, c'était pire: je n'avais pas tes livres... Tu as tes livres, ma petite, tu es sauvée. » Elle me demande de réciter des prières qu'elle répète; puis elle parle encore: « Tu seras heureuse, maintenant. Je t'aiderai, ma pauvre petite, je sais ce que c'est. »
Quand elle est morte, je demeure là, agenouillée. Ma sœur. Ma très intime, très pitoyable, très douloureuse sœur. Comment n'aurait-elle pas compris mon drame ? C'était le sien. Elle m'avait regardé vivre ses déceptions, ses souffrances. Et moi, la sotte, je n'avais rien deviné. Comment cette pauvresse, cette demi-folle aurait-elle passé par les mêmes aventures que moi, Julienne ?
Dans le moment présent, La Maussade se détend sans doute dans l'apaisement. « Recevez cette âme qui vous a beaucoup aimé; elle a suivi vos sentiers, en votre présence, malgré les insistances de la chair; elle a observé vos décrets; elle a connu votre nom, ô mon Dieu ! elle a placé son espérance en vous, elle a crié vers vous dans ses tribulations, elle a toujours eu devant le regard la gloire de votre face. Peut-être lui prêterez-vous une voix pieuse pour que s'exhale enfin le psaume de son cœur... Agenouillée à côté de cette morte, ma sœur, je vous en prie instamment... »
Très pur, le croissant de lune brille dans le ciel noir. Le vent des nuits s'est levé sur la péninsule.
De la forêt et de la mer luisante sourd le froid. Et subitement, en plein centre de mon âme, c'est comme un tressaillement, un imperceptible mouvement d'une ineffable suavité; je tremble d'amour, de ferveur et de révérence: Dieu en moi-même.
Je mets le point final et je lève le regard. Commencé en septembre, mon récit s'achève en mars. La neige épaisse fond au dehors; de gros nuages blancs et lumineux s'enfuient dans le ciel d'un bleu intense, mouillé, qui me rappelle toujours la phrase de l'évangile de saint Jean: « En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes. » Mes souvenirs m'ont si bien absorbée qu'il me semble que je me réveille au printemps après m'être endormie à l'automne. Dans quelques minutes, je quitterai l'école pour me rendre aux Vêpres. Par un hasard extraordinaire, une main miséricordieuse m'a tirée dans le centre de la félicité; et, remplie d'allégresse, je chanterai avec le psalmiste: « Dans l'ombre de vos ailes, j'exulterai; mon âme adhère à vous; votre droite me soutient. »


Œuvres de Desrosiers sur Laurentiana
Âmes et paysages
Nord-Sud
Le Livre des mystères
Les Engagés du Grand Portage
Les Opiniâtres
L’Ampoule d’or

10 juin 2007

Les illustrations de Ferland

Albert Ferland était aussi dessinateur. Il a lui-même illustré ses recueils de poèmes. Voir le site du CRILCQ. Voici quelques-unes des illustrations, parfois pleine page, réalisées pour Le Terroir.




8 juin 2007

Le Terroir

Albert Ferland, Le Canada chanté. Le terroir, Montréal, Déom frères, 1909, 29 p.
(Illustrations de l’auteur)


Voici le second tome du Canada chanté, entrepris l’année précédente avec Les Horizons. Le recueil est dédié à « sa grandeur Paul Bruchési », un « noble et généreux bienfaiteur ». Le nom des donateurs, dont Sir Wilfrid Laurier, figure à la fin du recueil. En exergue, on lit un texte de Charles Ab Der Halden, dont voici la première partie : « Pareille à l’hirondelle des Mille-Isles, ne cherche pas les lointains pays. Ne nous promène pas en Espagne, en Italie, en Égypte. Au Gange, préfère le Saint-Laurent… Dis-nous les splendides paysages du pays natal, fais chanter l’âme de tes compatriotes. Tu pourras en tirer les éternels accents de l’âme humaine… » On croirait entendre Camille Roy, semonçant Paul Morin deux ans avant la publication du Paon d'émail. Le recueil de Ferland ne compte que dix poèmes.

Au Dieu des solitudes
Prière du pénitent récité sous le couvert des grands pins, prière à la gloire de Dieu dans la solitude des bois. « Seigneur, je viens prier dans la terre sauvage, / Où, noirs témoins des jours, solennels et puissants, / Fidèles à garder la nuit dans leur branchage, / les pins ont raciné depuis des milliers d’années. » Quatre quintets. Le cinquième vers reprend le premier. Style incantatoire.

Pâques dans les bois
Les corneilles qui exultent, la libération des âmes, le plaisir du culte, la douceur et l’amour.

Espoir du nord
Le poème est dédié à ses parents. Le poète demande au Soleil de réveiller la nature, de fertiliser les champs, de régénérer les forêts. « L’érable a son amour, et, sur les monts, les pins / De leurs bras ténébreux appellent ta lumière. »

Prière d’un Huron
En exergue un texte du Père Vimont dans lequel il cite une prière en langue huronne. Le poème serait une traduction de cette prière. C’est en quelque sorte la louange qu’un vieil Autochtone, converti au catholicisme, adresse à Dieu, son « maître », au seuil de sa mort.

Les Pins qui chantent
Célébration des pins qui chantent dans le soir, dans le ciel. À contre-jour, en contre-plongée. Célébration de la « terre du Nord ». Élévation, aspiration vers l’idéal. « Regarde ces géants profilés sur le ciel. » Meilleur poème du recueil.


La Passante
Image d’une femme aperçue au cours d’une promenade. Souvenir persistant de tristesse.

Berceuse Atoena

Chant d’une Autochtone Atoena à son fils. La femme, abandonnée par son mari parti chasser le renne, dit sa solitude, son ennui.

Soir pourpre
Nostalgie que lui inspire le soir. Le temps perdu, la beauté du couchant. « Là-bas un paysan fixe le rouge abîme. / Sa stature à demi surgit d’un guéret noir. »

La patrie au poète
« Poète, mon enfant, tu me chantes en vain. / Je suis la terre ingrate où creva Crémazie. » Cette terre que les poètes chantent pour l’ennoblir, paradoxalement, leur est refusée.

À ma patrie
Vision plus traditionnelle du patriotisme, bien que Ferland ne statufie personne. Hommage aux fondateurs, aux colons, aux laboureurs, aux croyants. Le relais des générations et le dédain du matérialisme.

Très beau recueil, magnifiquement illustré. Malgré son titre, Le Terroir, titre qui sera repris par l’École littéraire de Montréal, et qui deviendra l'emblème de toute une gamme de littérateurs traditionnels, le recueil de Ferland ne donne pas dans le terroir traditionnel. On est très loin des Rivard, Potvin, Grignon... Ferland annonce Desrochers, un certain Savard et même Miron, Lapointe. Ferland aime la grande nature sauvage, celle des Autochtones, celle encore habitée par les grands pins séculaires, la nature inviolée du Nouveau Monde. On regrette seulement que l’inspiration soit aussi courte.

3 juin 2007

À l'oeuvre et à l'épreuve

Laure Conan, À l’œuvre et à l’épreuve, Québec, C. Darveau, 1891, 287 p.

Gisèle Méliard, 16 ans, vit ses dernières heures dans l’univers rigide de Port-Royal-des-Champs. Orpheline prise en charge par des parents éloignés, elle est y entrée à l’âge de 7 ans. Elle doit retourner chez ses parents adoptifs, monsieur et madame Garnier, et éventuellement épouser leur plus jeune fils, Charles.

Dans son nouveau chez-soi, elle a la chance de côtoyer monsieur et madame de Champlain, de passage en France (à cause des Kirke) et, plus tard, le père Brébeuf, de retour de la Nouvelle-France. Elle serait parfaitement heureuse si Charles, qu’elle aime, répondait à ses sentiments. Il finit par lui avouer qu’il envisage la prêtrise, ce à quoi s’oppose son père, qui a déjà donné ses deux autres fils à la religion. Gisèle consent à sacrifier ses amours sur l’autel de la religion et finit par obtenir le consentement du père.

Charles entreprend son noviciat chez les Jésuites. Quelques années passent. Gisèle continue de lui rendre visite, le soutient dans sa recherche religieuse. En Nouvelle-France, la situation est changée. Champlain est décédé. Encore une fois, Gisèle doit obtenir la bénédiction du père pour que Charles puisse embarquer sur le bateau qui amène le nouveau gouverneur, monsieur de Montmagny (1636). Il est assigné à une mission dans la Baie georgienne. Les conditions de vie y sont difficiles et les Hurons ne se laissent pas facilement convertir. La situation devient même périlleuse quand des épidémies commencent à décimer les nations huronnes. Elles ont tôt fait d’accuser les Robes-Noires. Une nouvelle menace vient pourrir complètement la situation : les Iroquois attaquent les Hurons qui se défendent très mal. Les villages disparaissent, le génocide est commencé. Les Jésuites finissent par fonder Sainte-Marie-des-Hurons, une espèce de fort-abbaye où ils peuvent se ressourcer entre deux missions et s’abriter en cas de dangers.

On est maintenant dans les années 1640. Monsieur et madame Garnier sont décédés. Gisèle, qui n’a jamais cessé d’aimer Charles, restée seule, décide d’entrer chez les Carmélites. En Nouvelle-France, la situation est désastreuse. La plupart des Jésuites ont été massacrés par les Iroquois. Charles a réussi à leur échapper jusqu’ici. Pourtant, il finit par y laisser aussi sa vie (voir l’extrait).

Critique
Je n’ai pas fait de recherches sur la vie de
Charles Garnier. Aussi j’ignore tout de la véracité historique du récit. Conan cite les Relations des Jésuites, entre autres une lettre du père Brébeuf aux nouveaux Jésuites. Je suppose que cette Gisèle n’a pas vraiment existé. On retrouve encore le motif d’Angéline de Montbrun : une jeune fille vit un amour impossible. Ce qui me semble le plus intéressant dans ce roman, c’est la description des sentiments religieux. On comprend difficilement aujourd’hui ce prosélytisme. Par exemple, n’est-ce pas drôle de constater que les Jésuites courent les mourants afin de pouvoir les baptiser au dernier moment, et qu’ils se permettent même de faire le décompte des « sauvés » ? N’est-ce pas bizarre de penser que, de Brébeuf à Garnier, tous ces missionnaires craignent une mort douce, qu’ils souhaitent ardemment le martyr? « Le sang des martyrs est une semence de chrétiens. » Par ailleurs, au regard de notre rectitude politique, certains passages du roman sont intolérables. Laure Conan n’arrête pas de répéter que les Hurons sont sales et grossiers, qu’ils ont des « coutumes infâmes », que leur monde constitue le « royaume de Satan ». Seule la langue huronne trouve grâce à ses yeux. ***

Extrait
« Charles était seul à Saint-Jean, son compagnon de mission l'avait quitté depuis deux jours quand, vers le soir du mardi 7 décembre, les Iroquois envahirent tout à coup le village. Les guerriers étaient absents... partis pour aller rencontrer l'ennemi. Ce fut une boucherie épouvantable... des cruautés atroces... Charles aurait pu fuir comme bien d'autres, mais il refusa. La charité le retint... la vue d'une si horrible mort ne le fit pas reculer d'un pas; il se sacrifia pour le salut de ses sauvages. Les Iroquois, réservant pour la captivité ceux qu'ils jugeaient pouvoir les suivre assez vite, faisaient main basse sur tous les autres. Ils attachaient les malades, les enfants, dans les cabanes et y mettaient le feu...

« Lui courait partout, afin d'ouvrir le ciel à ceux qui allaient périr. Il pénétrait dans les cabanes déjà toutes en feu pour chercher les enfants, les catéchumènes, et les baptisait au milieu des flammes. Atteint de deux balles dans les entrailles, il tomba... L'Iroquois qui avait tiré sur lui le trouva évanoui, baignant dans son sang... Il le crut mort et se contenta de le dépouiller. Un peu après, la connaissance lui revint. Il fut vu, levant les mains au ciel, priant pour se préparer à mourir. […]

II était mourant... mais ses sauvages l'occupaient encore, car étendu dans son sang, il tournait la tête à droite et à gauche, tâchant de voir autour de lui... À quelques pas, un pauvre Huron, aussi blessé à mort, se tordait dans d'atroces souffrances. Charles l'aperçut. Il n'avait plus qu'un souffle de vie: par un miracle de volonté, il parvint pourtant à se lever... Mais à peine avait-il fait deux pas qu'il tomba rudement par terre... Il réussit encore à se relever mais pour retomber encore aussitôt... Alors voyant qu'il ne pouvait plus marcher, il se traîna jusqu'au blessé, et pendant qu'il le préparait à mourir, un Iroquois lui fendit les tempes de deux coups de hache... La hache avait pénétré jusqu'au cerveau. »

La sœur Gisèle de Jésus avait tout écouté sans faire un mouvement. Le monde extérieur avait complètement disparu pour elle... L'héroïque missionnaire était là, sanglant, sous ses yeux.

Et, tout à coup, emportée vers le passé, elle le revit tel qu'elle l'avait vu, sur les bords de la falaise, en face de l'océan, alors qu'il luttait contre son cœur.

«Ah! mon Père [c’est le provincial des carmes], dit-elle, répondant à sa pensée, et relevant sa tête rayonnante, qu'il est heureux de ne s'être pas pris au bonheur de la terre! Qu'il est heureux d'avoir fait la volonté de Dieu!... »

Laure Conan sur Laurentiana

L'Oublié
À l'oeuvre et à l'épreuve
La Sève immortelle
Angéline de Montbrun

2 juin 2007

Les illustrations de Massicotte

Question de varier un peu, aujourd'hui, une petite devinette. Les illustrations suivantes sont extraites du roman que je suis en train de lire. Elles sont l'oeuvre du célèbre Edmond J. Massicotte. De quelle oeuvre s'agit-il?




1 juin 2007

La chair décevante


Jovette-Alice Bernier, La chair décevante, Montréal, Albert Lévesque, 1931, 137 p. (Illustration d’Alyne Gauthier).

À 16 ans, Didi Lantagne a commis une erreur de jeunesse : elle a eu un fils hors mariage. À 25 ans, craignant d'avouer son passé à Jean Valder dont elle était amoureuse, elle l'a quitté et a épousé Lucien D’Auteuil qui lui offrait l'opportunité de retrouver son honneur en devenant le père de son fils. Ce mariage heureux a duré 15 ans. À la mort de son mari, elle vit une profonde douleur. Tout le drame de son passé revient à nouveau la hanter. Son fils Paul poursuit des études en droit. Il s'est lié à un célèbre magistrat, Jules Normand, et est tombé amoureux de sa fille Charlotte. Ces derniers événements, sa mère les ignore. Elle les ignore d’autant plus que, pour alléger la douleur de son veuvage, elle est partie en Europe pour six mois. Un Hongrois lui fait la cour, mais elle lui résiste.

De retour au pays, elle découvre que son fils est amoureux de Charlotte, la fille de Jules Normand. Or, coup de théâtre, c'est le même homme qui l’avait « déshonorée », puis abandonnée à 16 ans. Son fils est donc amoureux de sa demi-sœur! Elle va trouver Normand et lui révèle l'embrouillamini (voir l’extrait). Celui-ci, le soir même, meurt d’une crise cardiaque. Elle est soupçonnée de meurtre et traînée devant la justice. Finalement, elle est innocentée. Entre-temps son fils a abandonné sa demi-sœur et, elle, a retrouvé son Jean Valder. Pourtant, elle sombre dans la folie.

Ce « roman de la jeune Génération » est très différent de tout ce qui se publiait à l’époque. On est très loin du terroir, du patriotisme. Il a causé un petit scandale. Une mère célibataire qui vogue d’un amoureux à l’autre! Le thème de l’inceste! Ni Camille Roy, ni Berthelot Brunet, ni Gérard Tougas ne le mentionnent dans leur histoire de la littérature québécoise.

Le roman est écrit au présent, les dialogues sont abondants et les monologues intérieurs, très présents. Le roman court à sa fin à un rythme effréné. Bref, c’est une esthétique moderne, neuve dans le paysage littéraire québécois. Ce qui l’empêche d’être un grand roman, c’est que plusieurs parties sont bâclées : l’aventure de jeunesse entre Didi et Normand, la mort de l’avocat, la nécessité du procès, la fin. Écriture poétique, hachurée, un peu à la Anne Hébert.

Extrait
Il marchait de long en large et s'arrêtait de loin, derrière moi, me regardant dans le dos.
Je souriais toujours; c'était mon masque.
— Dites, madame, reprocheriez-vous quelque chose à Charlotte?
— Rien. Une excellente enfant.
— Et à Paul?
— Mon fils que j'adore et que je vais faire pleurer.
— Vous été cruelle. Où voulez-vous en venir? Qu'est-ce qu'il y a de triste dans l'affaire ou dans les fiançailles? Cela devient une plaisanterie et je vous dis, madame, que je ne peux pas plus longtemps la supporter...
— Ce qu'il y a de triste? Ceci: c'est qu'avant d'épouser Lucien d'Auteuil...
J'hésitais. Il m'aida:
— Vous aviez ce fils naturel?
La figure de Normand se rembrunissait:
— Et la douleur vous a rendue amère, pauvre dame. Charlotte ne reculera pas devant ce préjugé.
Je m'apprête à relever ma voilette, et découvrant à vif mes traits:
— Le plus triste, monsieur, c'est que je m'appelais alors Didi Lantagne...
Le toit se serait effondré sur sa tête qu'il n'aurait pas eu figure plus terrifiée.
Il s'assit. Je le sentais penser au désespoir de sa fille. Il ne songeait nullement à mon fils: cela me faisait mal. Il ne pensait pas à ma douleur non plus: cela me révoltait.
Après ce vertige de silence, il parla le premier:
— Alors, cette consultation?
— Un subterfuge, pour que vous-même, avocat, vous vous accusiez. Vous avez dit: lâche, en parlant de cet homme fictif qui est vous. Tu as devant toi, Jules Normand, ta fiancée abandonnée et déshonorée. Tu n'as plus de femme, je suis toujours' ta fiancée... éternellement. Notre mariage a été consommé sans être béni. Notre fils, c'est l'affront qui en résulte... Confesse-toi à Paul, c'est ton devoir; le seul que tu peux accomplir, le seul qui reste; les autres, je les ai accomplis, moi...
— Je n'en aurai pas le courage...
— Écoute, Normand, quand on a fait ce que j'ai fait avec le cour que j'y ai mis...
Mais j'ai éclaté.
Je le sentais vaincu, défaillant, tendre. Il pâlissait. Puis soudain:
— Je me sens très mal, Didi. Revenez demain.
Je dus partir. Sa voiture croisa la mienne au détour d'une rue. (p. 104-106)

Le roman fut réédité en 1933 à compte d'auteur. Il est encore dans le catalogue de Fides.