25 janvier 2019

Comme jadis

Magali Michelet, Comme jadis, Montréal, L’Action française, 1925, 270 pages. (pseudo de Marie-Louise Michelet)

Gérard de Noulaine a trouvé sous les tiroirs d’un vieux meuble de son château un ancien échange de lettres entre Herminie de Lavernes et Gérard de Noulaine. Il les a publiées. Noulaine était alors engagé dans les batailles qui devaient mener à la chute de la Nouvelle-France. La réputation de son roman, intitulé, Roman d’antan, s’est rendue jusqu’au nord d’Edmonton, où vit une lointaine cousine Herminie de Lavernes (notez que les deux protagonistes portent le même nom que leurs ancêtres). Cette dernière (elle se fait appeler Minnie Lavernes), outrée que ce lointain cousin français ait rendu public des échanges qui devaient rester privés, lui écrit une lettre assez dure. « Je ne peux vous dire assez combien la publication de votre Roman d’antan m’a indignée… Il est des drames intimes, des idylles touchantes que la plus élémentaire pudeur d’âme devrait interdire de jeter en pâture à la curiosité d’un public quelconque. Vous ne l’avez pas senti. Je le déplore pour vous, et je proteste de toutes mes forces contre l’inqualifiable indiscrétion que vous venez de commettre en publiant ce recueil des lettres adressées à Herminie de Lavernes… »

Au lieu de s’offusquer, Gérard de Noulaine à force d’explications et de lettres finit par l’amadouer. Les deux se racontent leur vie, des vies totalement à l’opposé.

Gérard de Noulaine a été élevé dans un château par de riches aristocrates. Solitaire, très sensible, évoluant dans un milieu familial peu tourné vers les enfants, il va devenir peintre. Minnie Lavernes est née au nord d’Edmonton dans ce qui deviendra plus tard une paroisse francophone qu’on surnommera Lavernes en l’honneur de son père. Elle a fait des études au Québec, puis est retournée dans son patelin et y est restée, même après la mort de son père.

La relation évolue lentement vers une grande amitié. À lire la vie difficile que mène cette lointaine cousine au nord d’Edmonton, dans une paroisse encore à fonder, le dépressif Gérard de Noulaine retrouve le goût de vivre. On peut même croire qu’il tombe amoureux de sa cousine, cat il projette de venir la rencontrer. Malheureusement pour lui, le déclenchement de la Première Guerre mondiale va mettre fin à son projet. Il doit s’engager. Il va perdre la vie et Herminie va entrer au couvent.

Marie-Louise Michelet est née en 1889 (ou 1883?) et est arrivée au Canada avec sa famille en 1905. Elle est retournée en France en 1922. Elle a été journaliste et a fait jouer quelques-unes de ses pièces au Canada.

Règle générale, ce roman épistolaire a reçu de bonnes critiques et c’est mérité. Plusieurs y ont vu une histoire inspirée du nationalisme canadien-français de L’Action française de Lionel Groulx. On ne peut pas le nier, cet aspect occupe une bonne place dans le roman. Comment pourrait-il en être autrement : imaginons une petite communauté francophone perdue dans une mer d’anglophones dans le nord-ouest canadien.

Pourtant, ce qui fait la force du roman n’est pas là et beaucoup s’en faut. Magali Michelet décrit avec beaucoup de sensibilité – ce qui n’exclut pas la précision – la vie des premiers colons dans l’ouest. Elle s’attarde à des éléments — pas toujours romanesques — comme le rythme des saisons, les travaux de défrichage, le travail sur une ferme. Elle n’a rien à envier à Félix-Antoine Savard quand elle décrit un abatis, ou à Louis Hémon quand elle évoque le combat que mène le colon contre une nature sauvage qu’il faut domestiquer.  

La partie du roman qui raconte la vie de Gérard de Noulaine est beaucoup plus convenue. Le motif de l’artiste malheureux n’est plus guère inspirant. Et le lien qui se développe entre les deux protagonistes — de l’amitié à l’amour – sans qu’ils ne se soient jamais rencontrés peut nous laisser pantois. Mais, par-dessus tout, la fin du roman, un peu expédiée, est décevante : Michelet aurait dû omettre le dernier chapitre plutôt que d’envoyer sa Minnie chez les Sœurs.

C’est un roman très bien écrit. Le seul hic, c’est que Michelet utilise beaucoup d’anglicismes et de mots anglais, peut-être pour ajouter à la couleur locale, ce qui me fait croire que son roman était d’abord destiné à un public français (il a été écrit lors de son retour en France).

Magali Michelet

EXTRAIT
« Tout à coup, la bourrasque  descendit du Nord avec une violence inouïe, dont j’ai rarement été le témoin. C’était la terrible poudrerie. À peine tombée, la neige se convulsait, entrait en colère. Un tourbillon l’arrachait du sol, la jetait aux branches des épinettes qui nous abritent  du côté du Nord. Elle se ruait à l’assaut de la maison et les murs solides tremblaient comme pris d’épouvante. Un silence tragique s’étendait parfois, et ces répits étaient plus angoissants que la fureur de la tempête. Toujours la même pensée serre les tempes : où sont les voyageurs, ceux qui ont été surpris en prairie ? Le bois est hospitalier comparativement, mais la plaine ?… Quand le vent souffle en piquantes épines, la neige frémit de son grand corps pâle et gare alors à tout ce qui est vie ! La vague insensée balaie, en hurlant, la prairie, s’écrase contre les obstacles, les enserre, les étouffe, rejaillit en écume étincelante ; puis, elle s’apaise, murmure, caresse, ensorcelle le voyageur affolé pour reprendre, la minute suivante, son ardeur passionnée. Les lames succèdent aux lames, effaçant les pistes ; tout se confond, tout s’abîme, tout craque dans la clameur d’épouvante du brouillard  blanc. » (p. 105)

Lettre de Magali Michelet à l’abbé Groulx
« La Juynetière, 12 novembre 1925.
Monsieur l'abbé,
Le numéro d'octobre de l'A. F. me parvient. Vite, une petite rectification, j'allais écrire une protestation!
Arrivée très jeune au Canada, avec ma famille, j'y ai vécu près de quinze années et non dix. A dix-sept ans, j’ai débuté au Courrier de l'Ouest d'Edmonton, dont mon frère fut le rédacteur en chef pendant dix ans. Chaque semaine, quelque temps qu'il fît, chemins enneigés ou détrempés par la pluie, à cheval, en traîneau ou en voiture, je portais ma copie au bureau de poste éloigné de douze milles de la ferme de mes parents. Je n’ai pas voulu écrire une autobiographie. Comme Minnie cependant, j'ai connu la fierté d’ouvrir un premier sillon, j’ai défriché, labouré, semé. Ma formation intellectuelle ressemble étrangement à la sienne. »  L'Action française, décembre 1925

18 janvier 2019

Drames de la vie réelle

Georges Isidore Barthe, Drames de la vie réelle, J. A. Chenevert, Sorel, 1896, 91 pages.

Nous sommes en 183… Julie, l’héroïne orpheline de ce récit, a quitté « une des plus pittoresques paroisses du bas du fleuve » (on peut penser que c’est Kamouraska), s’est rendue par diligence à Sorel, pour consulter son père spirituel, le Grand Vicaire de Sorel. Lors d’une visite précédente, avant son mariage avec un jeune médecin de sa paroisse, elle avait déjà séjourné chez son bienfaiteur. À ce moment, un vieux médecin irlandais, ami du Grand Vicaire, s’était épris d’elle. « Nous l’avons dit, notre héroïne était belle, de ces beautés attrayantes et sympathiques à tous, dont sont douées, disons-le, en l’honneur national, la plupart de nos jeunes Canadiennes-françaises, mais elle était faible de santé, ainsi que nous l’avons constaté ; notre médecin devenu amoureux, dissimulé par calcul, n’en était pas moins expert dans son art ; vieux garçon, il avait consacré ses veillées à l’étude de sa belle profession, facilitée, du reste, par une nombreuse clientèle, joignant ainsi la théorie à la pratique. Mais comme on n’est jamais sans défaut, il calmait ou plutôt débrouillait les ennuis de sa vie sédentaire par un usage peu modéré de l’opium, ce qui explique, en partie, ses lubies amoureuses. » Le mari de Julie avait découvert un poème que l’Irlandais lui avait écrit – ce qu’elle ignorait – et il était devenu jaloux maladif – ce qu’elle ne comprenait pas. C’était donc la raison qui l’avait emmenée à Sorel pour consulter son parent adoptif.

En apprenant la nouvelle qu'elle est mariée, le vieux médecin perd la tête, se rend dans la paroisse de Julie et  assassine le mari. Barthe ne nous explique pas davantage ce qui l’incite à commettre un tel acte. Il revient à Sorel, croyant que personne ne l'a vu. On a tôt fait de rassembler des faits qui l’accusent. Chose étonnante, c’est le grand vicaire, en quelque sorte un ami, qui lui conseille de fuir aux États-Unis pour échapper à la justice. Il réussit à semer ses poursuivants et se réfugie en Nouvelle-Orléans, où il mourra dans le malheur. Quant à Julie, après quelques années de deuil, elle épousera un notaire.

Vous aurez reconnu l’intrigue de départ du roman Kamouraska d’Anne Hébert (elle l’a précisé dans une note au début de son roman).

Barthe affirme que son récit est « des plus authentiques ». Authentique peut-être, mais décousu, mal ficelé, certainement. « Mon roman est, en outre, pour ainsi dire historique… En me relisant, je constate que j’ai laissé courir ma plume et que mon travail tient plutôt de la chronique rétrospective ou du genre mémoire que du roman. » Le livre compte une centaine de pages bien serrées. L’histoire que je viens de résumer pourrait tenir dans 25 pages. Et le reste? Ce sont des digressions de toutes sortes. « Pour nous conformer au titre de ce roman — Drames de la vie réelle — nous allons suspendre le récit des douleurs qui ont saturé l’âme de notre héroïne sans toutefois, ainsi qu’on le verra plus tard, brider son cœur, tant la jeunesse et le temps sont des palliatifs aux plus grands malheurs ! Mais n’anticipons pas… »

Comme une  inondation a lieu (c’est le dégel) au moment où Julie atteint Sorel, l’auteur nous relate toutes les inondations qui ont frappé l’endroit, dont la terrible de 1862 (dont on parlait aussi dans Le Survenant, si ma mémoire est bonne). On a droit au nom de tous ceux et celles qui ont perdu la vie, leur maison, leurs animaux, etc. L’auteur dit un mot sur tous les organismes de secours qui se sont formés suite au désastre. Il ajoute même le montant des pertes et celui des dons qui sont parvenus des paroisses avoisinantes. « Pour donner une idée à nos lecteurs de ce qui eut lieu, lors de ces débâcles du Richelieu, nous relatons, foi de romancier, ce qui s’est passé, aux dates ci-dessous, tel qu’on dit au Palais, sauf à retrouver notre vénérable Curé et ses compagnons et à reprendre notre récit relatif au drame dé notre héroïne. »


Autre objet d’une longue digression : on est en plein dans la Rébellion des patriotes. Barthe, lui-même un patriote, nous narre tous les épisodes qui ont secoué la région avant l'insurrection proprement dite. On a droit aux Résolutions signées par ceux-ci lors d’une assemble, Avec le nom des proposeurs et appuyeurs. « Nous profiterons du séjour de Julie chez notre excellent curé pour, en les accompagnant tous deux, raconter au lecteur attentif les choses extraordinaires dont Julie fut témoin avec son père d’adoption, l’un des acteurs, scènes qui se passèrent à Sorel, alors le bourg de William Henry. Le lecteur, bien que nous ne précisions point les dates pour le bon motif que nous ne voulons pas qu’on puisse retracer l’identité des descendants des personnages que nous faisons revivre dans notre roman, mais le lecteur, disons-nous, nous croira sans peine, lorsque nous lui dirons que toutes les aventures navrantes que nous avons à raconter datent d’avant 1837-38. »

C’est sans compter les intrusions d’auteur loufoques (Barthe reproche à des gens d’avoir vendu un terrain, de l’avoir déforesté,  etc.). Je pourrais en ajouter, et en ajouter encore. C’est mal écrit, mal raconté, pénible à lire pour tout dire... mais un objet de curiosité.

Lire le livre sur Wikisource

12 janvier 2019

Voyage dans le Canada ou Histoire de Miss Montaigu

Frances Brooke, Voyage dans le Canada ou Histoire de Miss Montaigu, Montréal, Boréal, 2012, 921 pages. (Traduction de The history of Emily Montague, Londres, 1769. (traduction retenue : T. G. M. : Voyage dans le Canada ou Histoire de Miss Montaigu, Paris, Léopold Collin, 1809) (Postface de Nathalie Cooke. L'ouvrage comprend également une chronologie et une bibliographie.)

Frances Brooke a vécu au Canada entre 1763 et 1767. Son mari était aumônier dans l’armée anglaise. On ne sait pas si le roman a été écrit pendant son séjour au Canada, mais peu importe. Plus de la moitié du roman se passe au Québec, surtout dans la région de Québec.  L’ossature narrative est on ne peut plus simple : Voyage dans le Canada  est un roman sentimental écrit par lettres. Comme toujours dans ce genre de roman, il faut conserver l’intérêt du lecteur en ajoutant des problèmes qui font obstacle aux relations amoureuses. Le roman met en scène trois couples : Émilie Montagu et Édouard Rivers,  Bella Fermor et John Fitzgerald,  Lucie Rivers et John Temple. Ces deux derniers demeurent en Angletere. À ceux-ci s’ajoutent quelques autres personnes, dont le père de Bella. Brooke a su varier la personnalité de ses personnages, ce qui donne trois couples assez différents, qui finiront par se marier. Brooke évite les excès mélodramatiques. 

Ceci étant dit, le roman va beaucoup plus loin. Si vous aimez les fines analyses psychologiques, voire les réflexions philosophiques sur l’amour, le mariage, l’amitié, la nature, la richesse et la pauvreté, les relations sociales, vous serez bien servi. Le propos, un brin féministe, surtout quand il provient de Bella, est sensible, intelligent, fouillé. Le style de l’auteure est élégant.

Bien entendu, ce qui intéresse forcément un lecteur québécois, c’est la vision que ces épistolaires posent sur le Québec qu’ils viennent de conquérir. Pour ce qui est de la nature, on doit avouer qu’ils sont dithyrambiques. L’auteur consacre quelques belles pages aux chutes Montmorency et de la Chaudière, à Sillery, au fleuve Saint-Laurent et même à l’hiver. On s’entend pour dire que la nature canadienne n’a rien à envier à l’anglaise. Là où le bât blesse, c’est quand tous ces personnages « tellement supérieurs » étalent leurs préjugés de coloniaux sur les Français et les Autochtones.  Ils doutent si peu de leur supériorité sur tous les plans, du politique au sentimental, que c’en devient irritant. Il y a tout au plus un personnage canadien français qui trouve grâce à leurs yeux, une veuve qui est amoureuse d’Édouard Rivers. Mais on ne s’y trompe pas, c’est la Française de service et rien de plus.

Répertoire culturel du Québec
« Je vous ai parlé de la vie sauvage et de ses travaux ; mais je dois ajouter qu’ils ne sont que momentanés, car il faut que ces peuples [les Autochtones] y soient contraints par la dure nécessité ; leur vie, en général, est d’une indolence qu’on ne peut se figurer. »

« Je reviens donc aux femmes canadiennes qui possèdent tous les charmes, excepté celui sans lequel tous les autres me paraissent insipides, je veux dire la sensibilité. Elles sont coquettes, enjouées et spirituelles ; plus galantes que sensibles ; plus fières d’inspirer une passion, qu’elles ne sont capables de la ressentir ; et, semblables aux Européennes, elles préfèrent les hommages extérieurs, les fades adulations à la simple et véritable expression des sentiments du cœur. Il n’y a peut-être pas de femmes au monde qui parlent autant de l’amour et le connaissent aussi peu que les Françaises ; on pourrait trouver l’exemple contraire chez les Anglaises ; mes belles compatriotes semblent confuses de l’aimable et doux sentiment qu’elles ont fait naître. »

« Les paysans sont en général grands et robustes, quoique d’une excessive indolence ; ils aiment la guerre et craignent le travail ; ils sont hardis, braves, alertes dans les champs, et paresseux, lâches, inactifs dans leurs foyers ; ils ont encore cela de semblable avec les Sauvages, dont ils semblent d’ailleurs avoir pris toutes les manières. Le gouvernement paraît avoir encouragé l’esprit militaire dans toute la colonie ; les paysans, malgré leur ignorance et leur stupidité, sont d’une délicatesse extrême sur le point d’honneur ; et, quoiqu’ils servent sans rétribution, comme je l’ai dit, rien ne les rend plus heureux que d’être appelés au champ de la gloire. Ils sont d’un orgueil excessif, et regardent non seulement les Français comme la seule nation civilisée du monde, mais eux-mêmes comme la fleur de la nation française. » 

« Les Françaises ne sont pas supportables ; elles s’imaginent que l’assurance et la vanité doivent remplacer en elles le manque de toutes les vertus. Elles oublient que la douceur, la délicatesse et la sensibilité sont des charmes attirants, parce qu’ils leur sont étrangers ; cependant quelques-unes de celles que nous voyons dans ce pays sont assez jolies ; elles ont de plus une certaine vivacité qui les rend tolérable.»

« Mais je reviens aux questions que votre Seigneurie m’adresse au sujet des Américains ; je veux dire ceux de nos anciennes colonies ; mon opinion, à cet égard, est conforme à ce que j’en ai toujours ouï dire ; ils me paraissent un peuple ignorant, sauvage, opiniâtre, intéressé, et cependant hospitalier. »




Nouveau lectorat ?

Tiens, tiens, tout d’un coup j’ai des lecteurs et lectrices des Émirats arabes unis. Bizarre.


4 janvier 2019

126000 pages vues en 2018

Voici un petit bilan de Laurentiana pour l’année 2018. 126000 pages vues en 2018! Ce n’est pas la meilleure année, mais c’est très satisfaisant pour un blogue dans un créneau très spécifique. Ça donne quand même autour de 350 pages vues par jour. Voici quelques tableaux fournis par Blogger. Les statistiques sont compilées depuis 2010. Le blogue date de 2006.





3 janvier 2019

Germaine Guèvremont est dans le domaine public

© Chatelaine
L'oeuvre de Germaine Guèvremont est tombée dans le domaine public le 1er janvier... du moins c'est ce qu'il semble. Avec l’ACEUM, il est possible que ce soit la dernière année que la règle du "50 ans ans après le décès de l'auteur" soit appliquée... à moins que le Canada fasse valoir "l'exemption culturelle". 

Germaine Guèvremont (Germaine Grignon) est née à Saint-Jérôme le 16 avril 1893. Elle est issue d'un milieu qui ressemble peu à celui qu'elle décrira dans son oeuvre romanesque. Son père, Joseph-Jérôme Grignon, avocat et journaliste, préférait par-dessus tout les rêveries solitaires dans la nature. Sa mère, Valentine Labelle, s'adonnait à la peinture et était apparentée au célèbre curé Labelle, le « roi du Nord ». Chez les Grignon, on accordait beaucoup de place à la littérature. Son père et un de ses oncles ont tous deux écrit des livres, bien oubliés aujourd'hui. En outre, elle est la cousine de Claude-Henri Grignon, l'auteur du célèbre Un homme et son péché.

Après des études qui l'amènent jusqu'à Toronto, où elle apprend l'anglais et le piano, elle travaille au palais de justice de Sainte-Scholastique, où ses parents demeuraient depuis qu'elle avait deux ans. Elle écrit aussi quelques articles dans les journaux de l’époque. Lors d'une visite à Ottawa, elle rencontre Hyacinthe Guèvremont et l'épouse en 1916. La mère de son époux est une Beauchemin de Sorel. Après quatre années passées à Ottawa, ils  s'installent à Sorel. Ils auront cinq enfants. Madame Guèvremont partagera bientôt l’amour inconditionnel que son mari voue au Chenal du Moine et aux îles du Lac Saint-Pierre.

À la suite de la mort d'une de ses filles, Germaine Guèvremont sent le besoin d'élargir ses horizons. Elle devient journaliste au journal The Gazette, puis au Courrier de Sorel. En 1935, elle déménage à Montréal. À partir de 1938, elle collabore à la revue Paysanna de Françoise Gaudet-Smet, une revue vouée à la préservation du patrimoine et qui magnifie la vie paysanne. Elle rédige des chroniques mais surtout un feuilleton, Tu seras journaliste, et des contes dont plusieurs auront pour sujet le Chenal du Moine et la famille Beauchemin. En 1942, elle publie un recueil de ses meilleurs contes, En pleine terre.

Encouragée par Alfred Desrochers, elle décide de développer l'univers de ses contes en roman. Elle introduit les personnages du Survenant et d'Angélina. Elle mettra deux ans à écrire cette oeuvre qui paraîtra en 1945 et qui  aura pour titre Le Survenant. Le roman se mérite les prix Duvernay et David au Québec et Sully-Olivier de Serres en France, ce qui le consacre comme oeuvre majeure de la littérature québécoise. En 1947, elle publie avec autant de succès la suite, Marie-Didace. En 1950, ses deux romans sont publiés à New York et à Londres. C'est la gloire. Le Canada lui attribue les plus hautes distinctions littéraires, dont le prix du gouverneur général en 1951. De 1952 à 1955, elle transforme son oeuvre en radioroman. De 1954 à 1960, elle l'adapte pour la télévision naissante. Ce téléroman marque de façon décisive les débuts de la télévision québécoise. Elle essaiera, sans réussir, durant les dernières années de sa vie d'écrire la suite de Marie-Didace et son autobiographie. Elle est décédée en 1968.

Germaine Guèvremont sur Laurentiana
Le Survenant 

1 janvier 2019

LE JOUR DE L'AN

La veille, on se couchait à l’heure des pou­les. À cinq heures, on soupait sans appétit, en répétant sur tous les tons: « J’ai hâte, j’ai hâte! » Puis, vilement, aussitôt la digestion faite, on montait se mettre au lit. À la boule d’or des couchettes blanches, on pen­dait le bas, le plus grand bas! On faisait sa­gement sa prière et l’on essayait de dormir.
Le sommeil ne venait pas tout de suite. Les petits enfants sont si excités, quand ils attendent des étrennes! On chuchotait, on riait. On se relevait et l’on se rendait à la tête de l’escalier; on cherchait à surprendre quelque bruit révélateur, son de flûte ou de tambour! On se remettait au lit avec l’ar­rière-pensée qu’on ne dormirait peut-être pas quand saint Nicolas passerait; alors on verrait si ce serait maman ou tante Estelle!
Finalement, les anges nous prenaient dans leurs bras et les rêves venaient! À minuit, maman nous appelait, le jour de l’an était arrivé. On décrochait le bas rempli, et l’on descendait vers la salle à manger, où étaient les jouets. Tout le monde s’embrassait: « Bonne année, maman, bonne année, papa, bonne année, tante Estelle, bonne année, Toto, bonne année, Marie, bonne année, Pierre. »
Pendant une heure, on s’amusait avec le carrosse, la poupée, le piano aux sons grêles et faux, le tambour, le jeu de blocs, et l’on poussait sans cesse des cris d’enthousiasme ! Il fallait bien pourtant remonter se coucher, mais à quatre heures on était déjà relevés, et à cinq heures, emmitouflés dans les fourrures de lapin blanc, on s’en allait vers l’église. Oh ! ce n’était pas la plus fervente des messes, mais maman nous avait accoutumés à offrir au petit Jésus toute notre année, dès minuit. Alors, le bon Dieu devait, en faveur de cela, pardonner les distractions et les sourires heureux que nous échangions entre nous durant le saint sacrifice !
Au retour, on jouait tout de suite, et on jouerait ainsi toute la journée avec les jouets que demain on abandonnerait un peu...
L’avant-midi, commençait la procession des petits enfants du « côteau », qui venaient chercher leurs étrennes. Ils avaient de grandes poches de grosse toile, ils les tenaient ouvertes avec leurs deux mains, et on y jetait pêle-mêle sacs de bonbons et fruits. Maman leur donnait des beignes et des tourtières. Ils étaient aussi joyeux que nous, plus heureux peut-être, parce que la fête était plus extraordinaire, et que les privations de l’année les rendaient moins difficiles, les chers petits pauvres.
Tous les quêteux du village défilaient, jusqu’à ce Johnny, qui était toujours ivre et dormait dans toutes les rues et dans tous les parterres, en été ! Il arrivait l’œil déjà mouillé, la jambe un peu molle; bon diable, il se mettait à genoux pour faire ses souhaits, appelant papa et maman: « Mon bon monsieur, ma bonne dame », et finissant ses vœux démonstratifs en disant: « J’chus saoul, mais j’chus pas mauvais; j’veux cinq cennes comme étrennes, pour me payer la traite. » On avait beau le combler de manger, il continuait à supplier à genoux. Le manger, voyez-vous, pour lui, ça ne valait rien; il lui fallait le boire qui réchauffe et endort ! Pauvre misérable, qui nous faisait rire et me ferait pleurer, maintenant, de pitié pour sa vie d’abruti.
Le jour de l’an passait comme un rêve; il venait tant de monde ! On voyait presque tous les hommes de la paroisse; on s’amusait... et on engloutissait friandise sur friandise ...
Le soir tombé, les petits enfants un peu repus, beaucoup fatigués, ne se faisaient pas trop prier pour monter se coucher. On était las, en vérité, d’avoir manié les mêmes jouets neufs toute la grande journée !...
Pourtant, je me rappelle avoir été triste, parce que c’était si loin l’autre jour de l’an, et les autres surprises ! Petite fille insatiable qui a toujours ardemment désiré voir ce qui s’en vient, et qui, aujourd’hui, grande personne, ne se garde pas d’avoir hâte, hâte sans cesse, hâte à la Résurrection future, même !
(Michelle LeNormand, Autour de la maison, 1918, p. 101-104)