26 novembre 2008

Au creux des sillons

Joseph Raiche, Au creux des sillons, Montréal, Edouard Garand, 1926, 58 pages.

Le recueil en serait un de contes et de nouvelles. En fait ce sont quatre nouvelles que nous présente Joseph Raiche.

La première nouvelle, Au creux des sillons, est elle-même subdivisée en très courts chapitres, parfois d’une page ou deux. Les voici. La Corvée : Les Corriveau, les plus gros habitants du coin, ont organisé une corvée pour essoucher un lopin en abatis de leur belle terre. Tous les voisins et voisines accourent. La journée de travail est suivie d’une soirée de danses. Paul, le fils des Corriveau, tombe amoureux de Jeanne, la fille de leur voisin Lamarre. Les granges qui ploient : La nature a été très généreuse et les granges sont pleines à craquer. Paul et Jeanne entretiennent leurs amours. Un nuage apparaît à l’horizon : leurs pères respectifs se disputent à propos d’une clôture mitoyenne. Quand le lin rouit : Les familles Lamarre et Corriveau accomplissent ensemble le brayage du lin. Les deux chefs de famille s’empoignent assez violemment à propos de la clôture litigieuse. Paul et Jeanne, qui veulent se marier, se promettent de calmer les esprits. Le litige : Corriveau et Lamarre, après le battage, vont consulter des avocats. Ces derniers exigent qu’un arpenteur vienne tirer la ligne. Surprise, la clôture est bien là où elle devrait être. Trop rendus loin dans leurs chicanes, les deux hommes, aiguillonnés par des voisins malveillants, continuent de se chamailler. Bonjour bon an : La femme de Lamarre meurt et les Corriveau ne lèvent pas le petit doigt. Les Fêtes passent sans que les deux hommes se réconcilient. Les amoureux se voient en cachette. Le Procès : Corriveau décide de passer aux actes. Le procès qui s’ensuit innocente Lamarre. Furieux, il va en appel mais perd encore. Corriveau, qui doit débourser tous les frais, est ruiné. Il doit vendre sa terre. La vente : Le ménage, souvent hérité des ancêtres, les bestiaux, les outils, tout est vendu. Malgré tout, Jeanne promet à Paul un amour immortel. Lamarre, triste, observe de loin la scène. Le départ : Les Corriveau s’installent en ville, où ils trouvent de petits emplois. La famille se disloque. La réconciliation : Deux mois passent. Paul écrit à Jeanne que son père consent à leur mariage. Le père de Jeanne a une idée généreuse : ses nouveaux voisins veulent vendre la terre acquise des Corriveau et Lamarre est prêt à avancer l’argent à Jeanne et à Paul pour qu’ils puissent la racheter. Le mariage est prévu pour le printemps. La rançon de la haine : Au jour de l’An, une mauvaise nouvelle attend Jeanne. Son fiancé, qui travaillait comme débardeur, a été tué dans un accident. Jeanne, après un moment de révolte, se résigne.

AU GRÉ DES FLOTS
Nous sommes au Cap breton. C’est la fête de l’Assomption. Comme c’est la tradition, tous les marins doivent rentrer au port. Après la messe et les discours d’usage, a lieu la danse. Pierre Legrand flirte avec les deux sœurs Larade, Hortense et Mai. Hortense, fille robuste, est amoureuse de lui tandis que la fragile Mai l’aime bien sans plus. Il retourne en mer et revient à l’automne. Il passe ses soirées entre les deux sœurs sans marquer sa préférence. Et un jour, il demande Mai en mariage, laquelle s’en remet au bon vouloir de son père, qui voit d’un bon œil cette union. Hortense est dévastée. Mai donne naissance à un fils mais meurt. Hortense, toujours folle d’amour pour Pierre, prend en charge l’enfant et son beau-frère. Les années passent. Sur son lit de mort, elle lui révèle son secret. Pierre a des regrets.

LE MENDIANT
Un vieux mendiant rencontre une mendiante. Les deux font route ensemble. Ils se revoient l’année suivante et veulent se marier. Ils se donnent rendez-vous dans un an. La vieille n’est pas au rendez-vous. Le vieux finit par découvrir qu’elle est morte au bord d’une route.

FRIMAS ET VEGLAS
Pierre Benoit et sa femme s’embarquent pour la Nouvelle-France. Ils s’installent dans la seigneurie de Bellechasse. Ils ont laissé en France leur petite Marie, en attendant que l’aisance leur vienne. En Nouvelle-France, ils adoptent un petit orphelin. Les années passent, ils atteignent l’aisance désirée, mais ne font pas venir leur fille. Quand la dame Benoit meurt, le père demande à sa fille de venir la remplacer, mais il meurt avant qu’elle arrive. Sur son lit de mort, il demande à son fils adoptif, maintenant âgé de trente ans mais en paraissant quarante, d’accueillir sa fille et de lui remettre son héritage. Quand la jeune fille le voit, elle croit qu’il est son père. Lui, voyant sa joie, ne dit mot. Les semaines passent et il ne peut se démentir au risque de perdre cette jeune fille dont il est amoureux. Pourtant, elle, elle est courtisée par un jeune voisin et un mariage s’annonce. Il se résout à lui dévoiler son amour. Pourtant, au dernier moment, il décide de se taire, laissant sa « fille » tout à son bonheur.

Ce sont quatre petites histoires tout à fait dans la veine de l’époque. Tout y est modeste : l’écriture de Raiche, ses intrigues un peu mélo, ses personnages esquissés. Le seul intérêt est ethnologique : Raiche donne une image (modeste, elle aussi) des coutumes et métiers d’autrefois.

Extrait
Un beau matin de la mi-juillet, une trentaine d’hommes robustes, avec leurs chevaux et leurs outils de défrichement, arrivèrent à la maison de Corriveau. C’étaient les fermiers voisins accompagnés de leurs grands fils. Ce contingent se dirigea vers le champ de souches calcinées. Les chevaux faisaient sonner leurs attelages et les hommes riaient à gorge déployée des plaisanteries faciles qu’ils échangeaient. Ce fut une ruée générale au dernier vestige de la forêt, qui cédait, vaincue devant tant de bras aux muscles saillants. Leur travail était prompt et effectif. On attachait un crochet au moyen d’une chaîne autour de la souche, et on faisait donner aux chevaux un fort coup qui arrachait l’arbre, fouillait le sol et laissait les racines à nu. Ces hommes se regardaient et riaient de se trouver si noirs du charbon de tant de branches carbonisées. Le travail progressait. Corriveau allait des uns aux autres, encourageait, félicitait et distribuait de grandes bolées de bière faite à la maison.

Les voisines s’étaient également réunies pour aider à la préparation du repas de midi. Il fallait un dîner substantiel pour ces hommes qui faisaient un si rude travail. On leur servit donc une bonne soupe grasse aux choux, de gros morceaux de lard blanc comme du lait, des tartes aux pommes enveloppées d’une croûte dorée. On réservait les plats délicats, les viandes fines pour le repas du soir, qui était le banquet du jour, suivi d’une danse. (
BeQ, pages 8-9)

Joseph Raiche sur Laurentiana

23 novembre 2008

La Jongleuse

Henri-Raymond Casgrain, La Jongleuse, Montréal, Fides, 1960, 80 pages. (1re édition : 1861 dans Les Soirées canadiennes)

Au début des années 1860, quelques écrivains (Joseph-Charles Taché, Antoine Gérin-Lajoie...) se donnent comme mission « de raconter les délicieuses histoires du peuple avant qu'il ne les ait oubliées» (Nodier). Ils publieront dans Les soirées canadiennes (1861-1865) les légendes et les contes qu’ils auront recueillis. Dans le premier numéro, ils définiront leur triple objectif : il s’agit de « de soustraire nos belles légendes canadiennes à un oubli dont elles sont plus que jamais menacées, de perpétuer ainsi les souvenirs conservés dans la mémoire de nos vieux narrateurs et de vulgariser certains épisodes peu connus de l'histoire de notre pays ».

« La légende de la Jongleuse est une vieille histoire du temps passé, que l’auteur a recueillie, il y a bien des années, sur les lèvres des anciens conteurs de sa paroisse natale. [Rivière Ouelle].»

Résumé
Quand Madame Houel apprend que son mari est blessé, elle demande à un voyageur surnommé le Canotier et à un Autochtone surnommé la Couleuvre d’affréter un canot. Avec son jeune fils, elle court à son secours. Elle sait bien que les Iroquois rodent dans les parages, mais elle accepte le risque. Au large de l’Île d’Orléans, les Iroquois les aperçoivent, se lancent à leur poursuite, mais nos voyageurs réussissent à leur échapper en profitant de la nuit. Au matin, pendant l’absence du Canotier, parti à la recherche de nourriture, les Iroquois les surprennent, se saisissent de Madame Hoeul et de son fils et tuent la Couleuvre. Le Canotier se lance à leur poursuite, finit par les rattraper et tue les sept ravisseurs. Il libère l’enfant, mais ne peut plus rien pour madame Houel qui a été torturée et est morte.

Comment expliquer cette méchanceté des Iroquois? Il serait sous l’emprise d’un manitou maléfique surnommé la Jongleuse. Cet esprit serait à l’origine de tous les maux de la colonie : « — En effet, pensa-t-elle, j'ai entendu parler de cette célèbre Jongleuse qui est parvenue à acquérir une si grande influence parmi les tribus iroquoises, et dont les Pères Missionnaires ont rapporté des choses si merveilleuses. Ils ne doutent pas qu'elle n'ait des communications avec le mauvais esprit, et qu'elle n'opère par son influence des prodiges incroyables. »

Il est toujours un peu étonnant de considérer que cette collection était destinée à de jeunes adolescents. Les Autochtones y sont démonisés. Et le fait que Madame Houel compte parmi ses alliés un Autochtone ne change rien à l’affaire! Casgrain cite dans le prologue : « Le Sauvage, a dit Comte de Maistre, n’est et ne peut être que le descendant d’un homme détaché du grand arbre de la civilisation par une prévarication quelconque. Cette hypothèse expliquerait la disparition des nations autochtonenes à l’approche des peuples civilisés. » Pire que Lord Durham, n’est-ce pas? **

Extrait
«Maman! Maman! m'écriai-je, en me rejetant dans ses bras pendant que le Sauvage irrité levait son tomahawk pour en asséner un coup sur ma tête. Maman ! qu'il me tue, s'il le veut : j'aime mieux la mort que de vous faire souffrir. »
Pendant tout ce temps, celle que j'aimais, heureuse de voir se tourner contre elle la fureur de nos ennemis, était demeurée immobile, prête à subir tous les tourments. Elle se pencha au-dessus de moi, afin de me couvrir de son corps. Le Sauvage brandissait son arme pour frapper quand une main le retint. Était-ce celle de la Jongleuse ?...
Hélas ! loin d'être inspiré par la pitié, ce mouvement ne provenait que d'une féroce pensée. Je ne m'en aperçus que trop, quelques instants plus tard. L'horreur que je montrai à l'idée d'être moi-même l'auteur du supplice de ma mère, fut un éclair qui parut révéler, à la férocité sauvage, un raffinement de cruauté diabolique. L'Indien jeta de côté son tomahawk, m'arracha violemment des bras de ma mère, et me lia à un arbre. Ensuite, agissant toujours sous l'inspiration de la Jongleuse, il monta sur un de ces gros pins que vous voyez encore ici, et se laissa glisser le long d'une des branches, à l'extrémité de laquelle il attacha deux longues courroies qu'il tenait entre ses mains. Un autre sauvage, au-dessous de lui, saisit alors une des cordes, et, la raidissant, il en fit faire un tour sur le tronc d'un arbre voisin, pendant que son compagnon faisait plier la branche par la pesanteur de son corps. Il suffisait d'un léger effort pour empêcher la corde, ainsi enroulée autour de l'arbre, de glisser et de laisser échapper la branche. Plein d'anxiété, et tout tremblant, je suivais de l'œil ces préparatifs sans en pouvoir comprendre le but. L'Indien s'approcha de moi, me mit entre les mains l'extrémité de la corde roulée autour de l'arbre, et m’ordonna de ne pas lâcher. L'autre Iroquois descendit de l’arbre, et, après avoir entraîné ma mère sous la branche pliée, il se mit en devoir de lui attacher l'autre courroie autour du cou... Un cri d'épouvante et de désespoir s’échappa de ma poitrine, et je lâchai la corde. Je venais de comprendre leur horrible dessein. (pages 62-63)

19 novembre 2008

Mon fils pourtant heureux

Jean Simard, Mon fils pourtant heureux, Montréal, Le Cercle du livre de France, 1956, 228 pages.


« Je me nomme Fabrice Navarin. J'entreprends à quarante ans, avec la connivence de l'insomnie, de noircir chaque soir quelques pages de ce cahier. Non pas qu'il s'agisse d'un « journal », au sens précis, biographique du terme ; mais d'une tentative de compréhension. Je veux faire le point, jeter quelque clarté sur ce qui m'arrive. » (Début du roman). Plus souvent qu’autrement le texte de Simard fait penser à une autobiographie. La matière romanesque est très mince et quand elle pointe le nez, elle est écrasée sous une narration qui prend la forme et l’allure d’un résumé, ce qui éteint toute intrigue possible.

À quarante ans, professeur de grec, toujours célibataire, Fabrice Navarin vit une profonde crise existentielle qui le mène presque au suicide. Et cette « chronique du temps révolu » est en quelque sorte une « tentative d’objectivisation », un « examen de conscience », un « exorcisme ». Navarin, depuis toujours, est en porte-à-faux avec la vie, donc a toujours été malheureux. Il entreprend un retour sur sa vie, de façon systématique, donc en commençant par la famille de son père et de sa mère, puis par ses parents eux-mêmes, bref en suivant la veine héréditaire. Il n’aime ni son père, un personnage malheureux, cruel, ni sa mère, une victime consentante. Enfant unique, il trouve quelque bonheur, l’été, pendant ses vacances, en fréquentant une ferme, en côtoyant les animaux. L’école sera pour lui pénible, détestant la plupart des matières et réussissant à peine ses cours. Quant à sa relation avec ses camarades, elle est plutôt désastreuse. Plus tard, il connaît quelques jeunes filles, mais encore dans des relations malhonnêtes, pour ne pas dire malsaines. Adulte, il devient professeur de grec, semble quand même assez bien réussir auprès de ses élèves. Et à quarante ans, c’est la crise, la dépression, qui le mène à Paris où il rencontre un garçon de café qui, lui, a tout perdu, pendant les quelques années passés dans un camp de guerre en Sibérie. Il découvre que le bonheur est d’abord affaire de courage, qu’il ne sert à rien de distribuer les torts, qu’il suffit de mordre dans la vie :

« Dans les matins parisiens, Albert me racontait sa vie épouvantable : sa vie de pauvre, sa vie de prisonnier, sa vie de cocu — lui, pourtant plus riche, plus libre et plus aimable que moi — et chose extraordinaire, il était heureux ! Je n'en revenais pas. Je pensais :
— Il est là, devant moi. Il n'a rien, mais il est heureux...
Je tournais et retournais cela dans ma tête, subodorant un secret. Je mis du temps à comprendre.
— Le secret, c'est qu'il n'y a pas de secret ! Albert est heureux parce qu'il vit, voilà tout : il est en vie, il est dans la vie ; et la vie vaut mieux que la mort - tellement mieux que la mort ! De fait, il n'y a rien de meilleur. La vie est difficile, souvent terrifiante, parfois intenable. Mais elle est bonne.
Il n'y a rien de meilleur que la vie. »

Il est un peu difficile de s’attacher à ce Fabrice Navarin, cet être qui traîne son malheur, qui n’aime personne, qui méprise père et mère, les filles qu’il fréquente, ses confrères de travail, tous les curés. Il ne croit en rien pour tout dire. Il se réfugie dans ses livres, dans un orgueil hautain, avec sa peur de vivre ; on comprend qu’il soit rejeté de tout le monde. Pour Simard, la solution va venir des gens du « petit peuple », eux qui ne se posent pas de question et qui se contentent de vivre. C’est un roman assez typique des années 1950, avec son drame existentiel, ses interrogations métaphysiques, une certaine complaisance dans le malheur. Esprit caustique, Simard décrit bien (parfois avec un humour acéré) l’atmosphère étriquée de la première moitié du vingtième siècle.


Extrait
Jean Simard
Aussitôt franchie la grille du collège, vous êtes happé dès le vestibule et comme saisi à la gorge par une odeur spéciale, inoubliable : familière à tous ceux qui, dans leur jeunesse ou plus tard, ont fréquenté ces lieux. Elle est faite des relents séculaires d'innombrables soupes au chou, de renfermé, d'encaustique, de moisissure, d'ennui. C'est, proprement, celle du temps lui-même !
Cette rancidité, épandue par tout l'édifice, est particulièrement sensible à la chapelle ; mais là, virulente, quasi intolérable... La reniflant pour la première fois, je ne pus m'empêcher de penser, c'est bête ! à l'expression : « Mourir en odeur de sainteté » — comme si l'arôme propre à tout le collège s'était compliqué ici d'une suavité distincte, émanant des morts illustres ensevelis dans la crypte. « Odeur de sainteté », dans mon imagination peut-être trop impressionnable, prenait alors sa pleine signification, allusive au parfum de l'encens et des cierges fumants, mais bien davantage, à la prière, à la sueur humaine, à l'angoisse, à l'idée et à l'odeur de la mort...
Au débotté, trois jours de « retraite » et de coercition inauguraient l'année scolaire, et vous retournaient comme un gant les nouveaux venus, ahuris de sermons, de cantiques, de confessions obligatoires et de communions en masse. Ces pieux exercices, qui duraient de l'aube au couchant, n'étaient interrompus que par de brèves périodes consacrées à la méditation, et durant lesquelles il fallait tourner en rond entre les quatre murs de la cour, autour du grand chêne vert qui en constituait le pivot. Le silence était de rigueur, mais l'on encourageait l'achat d'ignobles petites brochures de piété, bien faites pour inspirer le dégoût des fades vertus qu'elles prétendaient insuffler. Un sermon sur la masturbation et un autre sur l'enfer marquaient le point culminant de la retraite, qu'un Te Deum solennel clôturait.
L'enfant sortait de là avec la certitude d'être habité par des passions immondes, menacé de mort prochaine et destiné à un jugement impitoyable — à moins, bien entendu, qu'il ne devienne l'émule des saints personnages inhumés sous la chapelle, et proposés à son imitation. (p. 107-108)

14 novembre 2008

La Pension Leblanc

Robert Choquette, La Pension Leblanc, Montréal-New York, Les éditions du Mercure, 1927, 305 pages (Illustrations de Jean-Paul Lemieux)

La famille Leblanc tient pension pour touristes à Saint-Vivien, dans le Nord de Montréal. La famille compte quatre enfants, dont Rosaire, 19 ans, le héros de ce roman. Ce jeune homme n’aime guère la terre (parce que la famille Leblanc vit sur une terre) et rêve de partir en ville. Nous sommes vraisemblablement dans les années 1920.

Cet été, une jeune Montréalaise connue pour sa beauté, une femme riche, divorcée, Marcelle Nantel, doit venir à la pension. Malgré son jeune âge, elle vit de façon très indépendante. En la voyant, Rosaire ressent un vrai coup de foudre et, contre toute attente, Marcelle est attirée par ce jeune paysan peu dégrossi. Comme on le verra plus loin, c’est moins le garçon lui-même que le sentiment très fort qu’il éprouve pour elle qui la fascine.

Pendant deux ou trois semaines, ces deux êtres que leur expérience de vie, que leur milieu social, que leur instruction séparent, sont pour ainsi dire inséparables. Leur amour est plutôt chaste, ils font des promenades dans la campagne environnante. En tout et pour tout, ils n’échangeront qu’un baiser. Marcelle, qui a déjà un amant qui l’attend à Montréal, finit par se réveiller. Femme peu sensible, elle est quand même touchée par la sincérité de Rosaire. Elle voit bien que cet amour est impossible et que tout doit cesser. Elle prend donc ses distances face à son jeune amoureux. N’y comprenant rien, Rosaire, pour essayer de la reprendre, décide de s’éloigner pour quelques jours. Quand il revient, son amoureuse est partie, sans même un mot pour lui. Il en perd pour ainsi dire la raison, imaginant toutes sortes d’hypothèses pour amoindrir le choc de la séparation.

Lentement les choses finissent par se tasser, jusqu’à ce qu’il soit repris par sa folie amoureuse sur la simple réception d’une carte postale venue de New York. Un drame va mettre fin à son supplice : au cours d’une partie de chasse, son fusil part inopinément et la balle lui traverse le cou.


C’est sans doute l’un des meilleurs romans des années 1920. Robert Choquette démontre dès son coup d’envoi une technique très sûre et une habileté certaine à raconter une histoire. L’écriture le plus souvent est très efficace. La mise en place du décor, l’analyse des comportements des personnages sont judicieuses. Bref, on comprend facilement que ce jeune auteur soit devenu une vedette des radio-romans et téléromans (Le Curé du village, La Pension Velder).

Le roman n’est pas sans défaut pourtant. Ce qui lui manque, c’est une intrigue qui porterait des enjeux plus fondamentaux. Dans une très courte introduction, Choquette nous décrit son projet : « Ce roman constitue le premier anneau d'une chaîne d'études qui tâchera d'encercler, au cours des années à venir, les physionomies diverses de la Province de Québec. La présente étude porte sur le « Petit Nord » des Laurentides. Nous avons essayé de rendre, sans épuiser la matière, une idée assez complète du visage que présente ce coin de pays et de l'existence qu'on y mène. » En fait, il oubliera assez vite cette intention, se concentrant plutôt à raconter l’histoire d’amour entre Rosaire et Marcelle. On visite bien quelques lieux classiques du village (le bureau de poste, l’église, l’hôtel, la forge), on assiste à une noce et à un enterrement, on rencontre bien des gens, mais ce sont des lieux de passages, des gens de rencontre, pas toujours intégrés au roman. Pour l’essentiel, la dimension sociale annoncée en introduction est escamotée. La pension Leblanc, c’est surtout un roman d’amour où prime l’analyse psychologique.

Extrait
Le jeune homme et Marcelle faisaient aussi des promenades, aux alentours les premières fois, jusqu'à l'angle du chemin de la pension et de la grand'route seulement. Ils poussaient aujourd'hui leurs promenades plus loin, sans souci des pensionnaires. Mme Gélinas se montrait convenablement choquée.
C'était au soleil couchant qu'ils s'éloignaient de préférence. Le jour, Rosaire était plus ou moins pris par une besogne, un service quelconque. Ils partaient après le souper de Marcelle. Le garçon l'attendait, jambes pendantes, assis au bord de la galerie. Il pensait à elle béatement, les yeux fixés sur les marches mutilées par Denis et le petit Couture, qui souvent y jouaient au couteau. Collie parfois les précédait, levant la tête à chaque oiseau qui filait en travers de la route. De temps à autre une voiture les rencontrait, un tombereau vide secoué dur par les chocs du chemin, et qui faisait le bruit d'une suite de casseroles dégringolant l'escalier. Le soleil, selon les soirs, descendait comme un immense ballon rouge qui allait rebondir en touchant la ligne de terre, ou bien s'enfonçait dans les paquets de nuages blanchâtres éboulés surl'horizon. Le vent tombait subitement. Le crépuscule glissait dans les arbres, de branche en branche, et les oiseaux surpris, s'obstinant encore sous les feuilles, ne poussaient plus, par ci par là, que de petits cris sans musique, irrésolus et perplexes.
Marcelle s'étonnait des choses les moins étonnantes. Chaque jour il fallait lui apprendre la différence entre les pins et les sapins. Rosaire éprouvait à ces questions une joie orgueilleuse qui s'épanouissait sur son visage. Il parlait avec ferveur, promenait ses yeux alentour, cherchant d'autres objets, d'autres phénomènes à lui expliquer. Mais Marcelle n'entendait déjà plus.
Devant le spectacle de la nature, si nouveau pour elle, à se trouver à même cette nature, elle la fille des villes, elle se sentait toute dépaysée, comme un enfant qu'on a changé de chambre pendant qu'il dormait. Elle s'en voulait de n'être pas plus émue, de ne pas éprouver la même ivresse que devant une page de Tolstoï. Elle n'avait pas de cœur, pensait-elle. Accoutumée de voir la nature à travers les arts et les livres, elle communiait mal avec le monde des choses inanimées. Son ivresse n'était pas pure. La nature n'était qu'un tremplin d'où Marcelle s'élançait dans des ravissements d'un autre ordre. Cette existence calme, dans les montagnes du Nord, avait reposé ses nerfs aigris par le tumulte de la ville et le camouflage social. Elle avait pris meilleur contact avec elle-même, et c'est du spectacle de son âme qu'elle jouissait.
Rosaire la regardait, qui marchait toujours un peu en avant. Une félicité sans bornes, indicible, lui amollissait le cœur comme une pêche trop mûre. La seule présence de Marcelle était un ensorcellement. Chaque jour il la trouvait plus belle, autrement belle que les portraits du Supplément. Il lui semblait que le moindre de ses gestes déplaçait l'air alentour. Mais, s'il s'arrêtait au pli de la robe battant contre la jambe, il éprouvait un étourdissement, le sang lui mettait des plaques rouges au visage; et tout le temps de la promenade — sans savoir pourquoi, puisqu'elle était là, — le pauvre garçon se sentait immensément malheureux. (p. 108-111)






9 novembre 2008

Le coffret de Crusoe

Louis Dantin, Le coffret de Crusoe, Montréal, Albert Lévesque, 1932, 174 pages.


En épigraphe, Louis Dantin présente un passage, soi-disant inédit, du journal de Robinson Crusoé. Les poèmes de ce recueil ne seraient que des écrits de jeunesse de Crusoé-Dantin. Bien entendu, c’est un vieux procédé littéraire, une façon d’établir une distance entre l’auteur et son œuvre. Pourquoi Crusoé? Probablement parce que l’auteur a beaucoup souffert de solitude. On sait qu’il est un prêtre défroqué, qui a traversé une longue crise religieuse, qui a vécu une relation amoureuse avec une Noire aux États-Unis, ce qui le marginalisait dans la société de l’époque. Chacune des six parties de son recueil se présente comme une chanson.

Chanson grave
Elle vogue sur un air bien connu, cette chanson grave. La dualité entre la beauté et la laideur, le bien et le mal est l’enjeu des premiers poèmes. L’art permet de sublimer le mal : « Rien n’est souffrant ou vil qu’un idéal élève / Et qui n'ait son reflet dans le prisme du Beau ». Puis on glisse vers un poème plus « exotique » (Mosaïque ancienne) et on termine par deux poèmes presque patriotiques, l’un dédié à Québec et l’autre à Champlain.

Chanson mystique
C’est un long poème narratif. Le Seigneur Guido, comte d’Ystel, pour sauver son épouse Berthe, déjà sur son lit de mort, passe un pacte avec le diable. Pour que le miracle ait lieu, il doit voler une hostie et la profaner, ce qu’il fait sous l’œil réjoui des démons. Sa femme, ayant deviné son forfait, refuse son aide. Pour combler le vœu de sa femme et racheter son âme, il doit retrouver toutes les parcelles dispersées de l’hostie que le vent a balayées. Il se soumet à cette punition. Il perd toutes ses richesses, toute sa dignité. Au bout de vingt ans, devant son sincère repentir, Dieu intervient et l’hostie se reforme miraculeusement.

Chanson plaintive
Cette partie comprend deux poèmes narratifs.

La complainte du cœur noyé
Un jeune homme, promis à Dieu dès sa naissance, devient prêtre. Il s’ennuie. Un jour passe une jolie fille qu’il veut suivre. Le prieur et ses parents interviennent et jettent son cœur à la mer. Il lui faudra 40 ans pour le retrouver. Bien sûr, la jeune fille, devenue épouse et mère, l’a oublié depuis longtemps. Faut-il y lire le drame personnel de Dantin ?

La triste histoire de Li-Hung Fong
Histoire touchante d’un Chinois, perdu à Beauharnois, blanchisseur de son métier. Un jour, Olga, une Russe, arrive au village. Les deux vont sympathiser et tomber amoureux, même s’ils ne peuvent échanger un mot. Le soir de Noël, tout le monde, et même Olga – se rendent à l’église. Comme Li-Hung se retrouve seul, par curiosité il décide d’y aller aussi. Il s’assoit en arrière. Là, tout l’émerveille et il ne se rend pas compte que tout le monde le regarde, interloqué. Comme l’office est perturbé, le bedeau lui demande de sortir, ce qu’il fait. Seul dans la nuit, blessé, il décide de quitter le village sur le champ. La tempête se lève, il se perd et meurt. Olga, après avoir séché ses pleurs, épouse un fermier du coin qui l’exploite.

Chanson folâtre
Le lien qui unit les poèmes ce cette partie, c’est la fantaisie. Les motifs vont de la guerre (celles de Cuba et des Boers auxquelles il s’oppose) à l’amour en passant par les oiseaux, et... Jean-Jacques Rousseau... On découvre un auteur qui a de l’humour, qui est capable de sarcasme, le tout enveloppé de finesse.

Chanson nomade
Dantin décrit le désert de Gobi et, à la toute fin, il annonce que son poème doit être lu comme un poème symboliste. Bon prince, il nous explique chacun des symboles. « Ah! mais vous' n'm'avez pas compris! / Ou p't'êr' vous croyez que j'faribole? / Tout ça, c'est des symboles, / Et j'en grimaç' plus que j'n'en ris » Le désert représente la « solitude de son cœur », les grains de sable ne sont que ses pensées et ses rêves...

Chanson intime
La plupart des poèmes traitent des relations amoureuses. « Ah! mon cœur est un gouffre insondable et béant / Où le Désir écume et bout comme une braise » Il « explore » différents types d’amour : le passionné, le tendre, le platonique, l’éphémère... Il se débat entre sa recherche d’un idéal (religieux) et l’amour charnel. La femme l’attire, mais il est empêtré dans ses schèmes religieux. « La Pensée est chimère et l'Amour est mensonge; / La Beauté cache un piège et la mort est au fond; / La Femme est l'inviteuse impure du démon: / Ah! vienne le Néant où tout l'être se plonge! » Malgré ces deux derniers vers, il ne faudrait pas conclure qu’il est misogyne; au contraire, c’est un homme qui n’a jamais cessé de chercher la femme, de chercher comment il pourrait l’aimer sans renier ses idéaux.

Que dire d’un tel poète? Dantin est un auteur qui a du métier (il était un critique littéraire très respecté). Tout en adoptant la versification classique, il sait varier le ton, il utilise différentes formes littéraires, différents procédés, différents niveaux de langage. Le ton peut être très sérieux, puis très fantaisiste. On découvre un esprit fin, un homme à l’esprit ouvert (le monde n’est pas seulement peuplé de Canadiens français) qui ne craint pas de dévier des sentiers de son époque. La contrepartie de cette virtuosité, qu’on peut saluer, c’est qu’il n’y a pas un fil, qu’il n’y a pas un concept unificateur dans ce recueil. Par ailleurs, quand l’intellectuel prend le pas sur le poète, cela nous donne des poèmes un peu trop plats. Quant à moi, il excelle dans les longs poèmes narratifs, car il est meilleur conteur que poète. ***½

Lire le recueil. Je vous conseille « La triste histoire de Li-Hung Fong », dont voici un extrait.

Extrait
Moi qui vous parl', dans Beauharnois
J'ai connu jadis un Chinois
Aux veux bridés, à la faç' blême,
Ayant r'çu' quoiqu' pas au baptême,
L'nom euphoniqu' de Li-Hung-Fong;
Comm' de just' faisant l'métier qu'font
Tous ses confrèr's en savonnage,
Mais encor dans son tout jeune âge,
P't êtr' vingt-deux ans: c'qu'est très curieux,
Car les Chinois sont toujours vieux.
Il formait, dans c'village agreste,
Tout' la population Céleste,
Spectacle d'un peuple ébahi,
Toléré, n'aimé ni haï,
Mais, en qualité d'créature
A part dans l'oeuvr' de la nature,
Tenu à l'écart des humains.
On v'nait seul'ment entre ses mains,
Sans même l'honorer d'une grimace,
A jour fix' déposer sa crasse.
Il rendait l'plastron l'plus foncé
Blanc comm' neig', luisant et glacé;
Du rest', n'faisant rien pour déplaire,
Et s'mêlant d'ses uniqu's affaires.

3 novembre 2008

La Minuit

Félix-Antoine Savard,
La Minuit, Montréal, Fides, 1968, 177 pages (1re édition : 1948)


Tout le récit se déroule entre le début de l’automne et la fête de Noël dans le hameau fictif de Saint-Basque que l’auteur situe à Tadoussac. Les gens, tantôt pêcheurs tantôt bûcherons, sont très pauvres, sauf Denis qui a acquis toutes les terres et Maltais l’usurier.

Geneviève recueille des « simples » (des herbes) sur les hauteurs de Tadoussac pour les malades de son patelin. Malgré son dénuement, elle prend soin des uns et des autres, entre autres de son voisin Maltais, le vieillard usurier. Son mari Gabriel travaille dans les bois avec leur fils ainé Jeannetot. Geneviève s’occupe seule de ses autres enfants, dans l’attente de son mari qui doit revenir à Noël.

Quand la maison de Rondeau passe au feu, toute la petite communauté se rassemble dans une corvée pour la reconstruire. Corneau, récemment arrivé de la ville, n’est guère impressionné par cette solidarité de pauvres. Il essaie de secouer leur léthargie, pour ne pas dire leur résignation. Il se met à les haranguer leur expliquant comment, dans les villes, les pauvres se sont révoltés contre les riches qui les exploitaient. Les Saint-Basquais se mettent à rêver et l’équilibre communautaire, fait d’entraide et de solidarité, est rompu : ils se jalousent, reluquent le peu de richesse des uns et des autres, perdent de vue le sens évangélique de leur pauvreté (« Bienheureux les pauvres, car le royaume de Dieu est à eux »). Finie la belle entente! « Les maisons d'alentour étaient sombres aussi : elles s'étaient fermées tôt à cause d'une peur inattendue sortie des idées en cours. Tous les monstres issus de la matière sans Dieu, toutes les vieilles terreurs de l'humanité, tous les cauchemars, voilà qu'ils sévissaient, maintenant, dans Saint-Basque, qu'ils sortaient des coupes, longeaient les chemins, poussaient des plaintes lugubres. » Ainsi va l’automne. Chacun pour soi. Chacun chez soi. Geneviève cesse de cueillir des simples pour guérir les malades. On se moque des malheurs des uns et des autres.

Au début de novembre, Gabriel est ramené des chantiers, très malade. Le docteur, le prêtre, les simples de Geneviève n’y peuvent rien. Il va s’éteindre lentement. Une nouvelle solidarité va s’établir autour du mourant. Corneau retourne en ville. Gabriel meurt le soir de Noël.

Le récit, qui a toutes les allures d’un conte philosophique, lu en dehors de toute visée religieuse, m’apparaît très discutable, pour ne pas dire inacceptable. Je comprends du propos de l’auteur qu’il suffit de rester pauvre, d’éviter toute révolte, de remettre cette pauvre vie entre les mains du Seigneur. Geneviève et les Saint-Basquais devraient accepter de se laisser exploiter par les riches Denis et Maltais, qui n’ont que du mépris pour eux? Ils devraient renoncer à toute forme de bien-être matériel et se réfugier dans des valeurs communautaires? Ils devraient renoncer à cette vie terrestre en attendant un paradis qui va réparer toutes les injustices de ce bas-monde? Drôle de philosophie, non?

L’écriture de Félix-Antoine Savard est, comme toujours, très travaillée. Trop, sans doute. On y perd un peu la substance de l’histoire qu’il raconte. Ses personnages deviennent des êtres de papier. À la longue aussi, je déplore la manie de Savard de nommer chaque colline, chaque sentier, le moindre petit cours d’eau. ***

Extrait
Corneau reprit son discours.
Les pauvres, ceux d'ailleurs, avaient accompli de grandes choses, oui ; mais, loin de perdre leur temps à gémir, ils avaient appris à libérer cette force qu'ils tenaient captive en eux-mêmes.
C'était bon pour les vieillards, pour les faibles de toujours courber le dos. La patience... (il n'osa dire la résignation, car c'était un mot sacré pour eux, l'un de ces derniers mots qu'on faisait balbutier aux mourants), la patience, ça tenait l'homme en langueur, empêchait son destin. Les riches, eux, ne patientaient pas. Ils se gardaient bien de patienter. Tout ce qui voulait vivre allait impitoyablement son chemin. Tout, sans exception : le ciel et la terre et jusqu'à cette marée qu'on entendait, au large, rompre le doux calme de la nuit et renverser l'ordre des étoiles qui s'était fixé dans l'étalé.
Les pauvres enfin dressés marchaient donc maintenant. Et rien ni personne ne les arrêteraient plus.
Eux, les chétifs pauvres, ils écoutaient ces paroles comme l'annonce d'une rédemption trop belle pour qu'ils la vissent jamais. Ils pensaient à Saint-Basque qui ne leur était plus qu'un creux vallon noir, fermé par les montagnes et trop loin, bien sûr, de ces courants de liberté dont parlait Corneau.
Non, cette délivrance n'arriverait jamais. Car, une lourde fatalité pesait sur eux, une vieille habitude d'impuissance les enchaînait. D'ailleurs, le Christ l'avait dit. C'était donc certain qu'il y aurait toujours des pauvres à Saint-Basque. Oui, toujours !
Corneau, lui, poursuivait son prêche sans pitié.
À Saint-Basque, ils continuaient de souffrir, mais parce qu'ils le voulaient bien ; mais parce qu'inertes et divisés, ils se contentaient tous de grogner sans rien faire. Dans les villes, les faibles avaient uni leur faiblesse ; et elle était devenue force pour la justice. Il répéta : « pour la justice. »
Vandal, Rondeau et les autres soupiraient en eux-mêmes : « pour la justice. » Car c'était leur grand mot, celui que, jalousement, ils avaient préservé de l'injure des hommes et du temps. Ce mot signifiait qu'un jour, après toutes les manigances des Maltais, Denis et leurs pareils, tout serait remis d'aplomb ; et la souffrance aurait enfin son prix éternel.
— Pour la justice ! reprit Corneau.
Mais sa justice, à lui, était autrement rapide que la leur. Elle n'avait pas à attendre une vague et lointaine éternité. Elle était instante.
Pervertissant alors les paroles de l'Évangile, il annonça que, bientôt, tous les misérables, tous les humiliés s'exalteraient eux-mêmes, prendraient leur cause dans leurs propres mains, et qu'à Saint-Basque, comme ailleurs, s'ils le voulaient... (p. 84-85)


Félix-Antoine Savard sur Laurentiana
Menaud maître-draveur