8 novembre 2024

La charrette

Jacques Ferron, La charrette, Montréal, HMH, 1968, 207 pages. (Coll. L’arbre, 14)

Le livre est dédicacé : « À la mémoire de ma sœur Thérèse. » On a pu lire une amorce de ce roman, dans l’un des Contes du pays incertain, intitulé « Le pont ».

Au début, le médecin narrateur, qui exerce sur la Rive-Sud, raconte la mort de Labbay et de Moriani, deux patients du « Chemin neuf » pour lesquels il avait de l’affection, événements qui semblent un peu antérieurs au récit qui va suivre.  

En plein jour, il rencontre Rouillé et sa charrette brinquebalante chargée « de débris de toutes sortes, de légumes pourris, d’une charogne de chien ou de chat » qui se dirige vers Montréal. Le soir venant, on se retrouve à Montréal, dans l’autre monde, le monde des âmes. On retrouve Rouillé qui ramasse les détritus, y compris les cadavres, qu’il doit ramener dans une « dompe » sur la Rive-Sud avant la lever du jour. Ce soir, il vient rejoindre son « boss », Belial, une incarnation de Satan, aux « Portes de l’enfer », un cabaret où évoluent des prostituées, des buveurs, des travestis; ainsi que Labbay, Marsan et Ange-Aimé; et des personnages déjà rencontrés dans La nuit : Frank Archibald Campbell devenu huissier-bonimenteur, Barbara la nautonière qui, tout comme dans La nuit, incarne la femme et la mère du narrateur.

En cours de roman (p. 64-65), le médecin cède sa place à un narrateur externe et, du coup, il disparaît presque complètement du récit. En fait, on comprend qu’il a traversé le pont, qu’il est mort sur la rue Saint-Denis et que Rouillé l’a chargé dans la charrette avec les détritus. Dans le cabaret « Aux portes de l’enfer » se déroule une suite de scènes carnavalesques, sans grands liens les unes avec les autres. Et les personnages et leurs discours sont à l’avenant : un « cardinal à tête de porc », Linda la jeune intellectuelle banlieusarde qui se prostitue, des discussions sur la nationalité avec Campbell, des allusions à la guerre au Vietnam et à celle des Six-jours, des digressions philosophiques sur l’essence de l’homme, sur l’avenir de la société, etc. Dans le dernier chapitre, le récit retrouve un peu de tonus : la femme du narrateur reçoit la visite des policiers, de Madame Rouillé, de Bélial et de son mari défunt.

J’aime beaucoup Ferron, je tiens à le préciser, mais je pense que La charrette n’est pas un roman réussi. Je sais, Ferron le considérait comme son « meilleur » livre. Et que plusieurs Ferronistes le pensent aussi. Pour moi, un roman inachevé. On y trouve un imaginaire, emprunté à la mythologie, qui aurait pu donner un grand roman : je pense à cette charrette qui traverse le fleuve avant de pénétrer dans la nuit et le monde des âmes, à la rencontre des morts et des vivants. Mais le miracle ne se produit pas. Déjà la première partie, d’un tout autre ton, détonne. Et, dans la dernière partie, le conte interminable de Linda et la série d’échanges philosophico théâtraux n’arrangent rien. Tout cela manque d’unité, n’a pas été suffisamment lié. Travail énorme, il va sans dire. Certains critiques s’extasient du passage du « je » au « il » au tiers du récit. Moi, j’aurais préféré un « il » d’un bout à l’autre.

Extrait

Rouillé faisait sa collecte un peu partout dans la ville, le plus souvent pas trop loin du pont, dans les vieux quartiers. Cette nuit-là son maître l’avait convoqué, comme il lui arrivait de temps à autre, au lieu de rendez-vous habituel, un cabaret dans le voisinage de la morgue, à l’enseigne judicieuse, dont l’à-propos passait inaperçu, des « Portes de l’Enfer ». C’était un petit établissement qui n’était pas plus mal famé qu’un autre dans le genre. Rouillé avait l’habitude de laisser sa charrette devant la porte où sa présence ne surprenait personne, car c’est l’insolite qui remplace le naturel, la nuit; seul le portier se plaignait qu’elle puait.

Rouillé était en avance sur l’heure du rendez-vous. C’est la raison pour laquelle il avait fait un détour en remontant Saint-Denis. Maintenant il roulait vers l’ouest dans la rue Ontario avec l’intention de redescendre à Clark vers le vieux Montréal. Au coin de Saint-Laurent, le cheval malade tombe raide mort, intempestivement, c’est le cas de dire car ce n’est pas sa charogne qu’on était venu ramasser. Rouillé saute dans la rue, dételle le cheval, l’empoigne et parvient à le jeter dans la charrette, à moitié par-dessus le macchabée de la rue Saint- Denis. Puis il s’attelle à sa place et continue tant bien que mal. Il se dit que Clark est la rue voisine et qu’elle fait pente jusqu’à Craig; que c’est en somme la charrette qui le pousse. Et il va, cherchant à ne pas penser à la montée qu’il rencontrera après. (p. 53-m54)

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1 novembre 2024

Papa Boss

Jacques Ferron, Papa Boss, Montréal, Parti pris, 1966, 142 p. (coll. Paroles no 8)

Papa Boss est par moment désorientant. Dit sans détour : on n’est pas toujours sûr de ce qu’on lit. Le réel et le rêve s’entremêlent et on peut questionner l’état mental de la narratrice-personnage principal, une ancienne nonne, qui n’a pas de nom dans le roman.

Résumé

La narratrice est en train de prendre son bain quand un ange lui apparaît. Bizarrement cet ange ressemble au propriétaire du bloc où elle vit avec son concubin.

L’ange se présente comme un double de Papa Boss. Qui est-il? « La plus-value de la vie, un profit clair sur toute existence, la quintessence éternelle d’un capital humain et périssable. » Plutôt qu’un ange, Monsieur le curé croit qu’il s’agit de Satan. Il connaît bien la narratrice, il considère même que c’est un peu à cause de lui et de ses prières qu’elle a quitté le monastère où elle était novice à l’âge de 20 ans. (C’est plutôt le vieil aumônier de la congrégation qui l’a poussée vers la sortie après qu’elle lui eut expliqué un rêve dans lequel une fougère l’avait emprisonnée dans sa cellule.)

Après qu’elle eut accepté sans protester une relation sexuelle avec son vieux voisin de palier, le beau-père du propriétaire, à nouveau l’ange de Papa Boss lui apparaît. Parodiant l’Annonciation, il lui apprend qu’elle va enfanter (lire l’extrait). Non seulement s’est-elle donnée au beau-père, mais aussi au propriétaire, apprend-on. La suite est assez carnavalesque : le propriétaire, complètement nu, se balance sur un escabeau en plein milieu de la cour. Ayant basculé, il court vers son garage et se pend, le curé et les pompiers arrivant trop tard. Notre narratrice, qui a tout vu depuis le second étage, se dépêche d’avertir son concubin qui dort dans la chambre. Surprise! il est mort lui aussi! Le récit se termine par la venue du représentant d’Asshold finance, tout heureux d’apprendre à la narratrice que les dettes du concubin sont désormais effacées.

Critique

Le récit s’appuie sur un référent un peu oublié, car il puise largement dans la Bible, et on a l’impression que Ferron en rajoute pour son plaisir personnel. On comprend que ces parodies bibliques aient pu fâcher les religieux de l’époque. Ce qui complique la recherche du sens, c’est que Papa Boss va d’une allégorie à l’autre, et encore une fois Ferron en rajoute pour mieux nous dérouter. Et, même parfois, on nage en pleine confusion : « Le naturel et le spirituel se marient dans le cours ordinaire de la vie comme les couleurs de l’arc-en-ciel se fondent dans la limpidité de l'air. Au prisme qui sépare celles-ci correspond le miroir qui démarie ceux-là par une diplopie dont le rôle d’ailleurs est court: elle lance le merveilleux mais ne l'accompagne pas; il continue sur son erre d’élan tandis que peu à peu le spirituel se détache du naturel pour devenir à la fin, dans certaines conditions, autonome. » Ferron n’est pas un écrivain qui va toujours du point A au point B : le discours l’emporte sur le récit, la tentation du brio de l’écriture sur l’enchaînement des événements.  Il faut voir l’utilisation brillante qu’il fait du « vous » narrateur, introduit par Butor.

Quant au sens, il devient assez clair, à la fin, que PAPA BOSS est le dieu de la finance. Ferron a bien saisi que le monde est en train de changer, que l’argent est devenu la nouvelle religion, que les financiers sont nos nouveaux maîtres et qu’on s’achemine vers un monde désincarné où la « Machine » occupera une grande place dans nos vies. En 1966, il est en avance sur son temps.

Avec Gérald Godin, éditeur chez Parti pris
Extrait

« Vous avez conçu, le grand bonheur ! You are pregnant, said Papa Boss. How do you do ? Very well, thank you. Et ce fut sans fiche médicale, sans pronostic génétique. One spécial pass, maybe two. Is it not ouonnedeurfoule ? Magnificat, you got the jack. The most beautiful luck in the world. Thank you, amen, ou amen, thank you, vous ne savez plus très bien, soit l’un, soit l’autre, c’est quand même compliqué la religion, c'est versatile l’amour, c’est embrouillant l’anglais. Et la grande pitié que vous éprouviez pour le monde entier, le ciel, la mer et la terre, pour votre mari, pour Dieu aussi, vous l’éprouvez maintenant pour vous-même. Vous avez conçu, et de qui ? de quoi ? D’un bel enfant difforme qui va mourir d’un instant à l’autre, d’un serpent qui vous étouffera, d’un cancer qui vous dévore déjà, d’un idiot affectueux, d’un pauvre malheureux qui ne saura jamais dire yes and no. Mais Papa Boss en tirera un tableau chromosomal, des gènes létaux, tout ce qui lui manque pour extirper la délinquance de la cellule mère, pour lancer le grand mouvement des consommateurs consommant sans cesse davantage tout en devenant de meilleurs citoyens, pour assurer la société parfaite, les pouponnières éclairées d’explosions atomiques, le rendement pépère des capitaux.

— Madame, Papa Boss est le nouveau Père Éternel et vous avez été choisie entre toutes les femmes pour enfanter Dieu le Fils. » (p. 97-99)

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