Camille Roy, Manuel d’histoire de la littérature canadienne de langue française, Montréal, Beauchemin, 1956, 201 pages.
Il est toujours intéressant de jeter un coup d’œil sur nos vieux manuels de littérature. Rien de tel pour prendre le pouls de l’institution littéraire d’une époque, pour vérifier le jugement de l’histoire. On sait que Mgr Camille Roy (1878-1943) fut très influent dans le premier quart du vingtième siècle. Il défendait une vision très classique de la littérature ; pour lui, la littérature du XVIIe siècle servait d’étalon pour juger les œuvres. Il a publié en 1907 un Tableau de l’histoire de la littérature canadienne-française, lequel s'est enrichi au fil des ans pour devenir un Manuel d’histoire de la littérature canadienne de langue française en 1918, je crois. J’ai l’édition de 1956, soit la 19e édition. Elle ne contient aucune œuvre parue après 1942, l’auteur étant décédé en 1943. Il a divisé son étude en trois parties : 1608-1860; 1860-1900; 1900-1943.
Je ne présenterai pas un compte rendu exhaustif de ce manuel; ce serait pour le moins fastidieux. Disons que c'est un livre que je consulte assez souvent et que j’aime bien au fond. Pourtant, je n'aime guère les manuels littéraires qui tombent dans l’amalgame et Camille Roy n’échappe pas à ce défaut : tout y passe, les historiens, les philosophes, les journalistes et même les curés et les hommes politiques (Chapleau, Laurier...). On peut en partie lui pardonner, compte tenu de la maigreur de notre histoire littéraire à l’époque. Autre défaut de notre ami Camille : parfois, après de trop brefs éléments d’analyse, il nous balance ses jugements péremptoires qui reposent sur une vision très classique de la littérature .
Ainsi c’est à son corps défendant qu’il reconnaît à Paul Morin « la marque d’un talent précieux » ou à René Chopin « de précieuses qualités d’ouvrier ». Je ne suis pas sûr que ces Messieurs ont dû apprécier. On connaît son jugement sur l’œuvre de Garneau : « St-Denys Garneau a publié Regards et Jeux dans l'Espace (1937), recueil de poésies valéryennes, c'est-à-dire à peu près incompréhensibles. Il y a dans ces poèmes un effort certain, combien laborieux, soit d'introspection, soit d'interprétation des choses extérieures. Mais cet effort aboutit le plus souvent à l'inintelligible. Pour d'aucuns, l'hermétisme est du sublime. Le sublime est ici trop voilé. L'esprit français ne s'accommodera jamais d'une pensée qu'il ne peut apercevoir, le poète l'ayant cachée sous le boisseau d'un symbole trop obscur. M. Garneau, par surcroît, écrit sans points ni virgules. Cela fait partie de son art étrange. » Où vivait-il, ma foi? Voyez-vous, pour Roy, le symbolisme, le dadaïsme et le surréalisme n’existaient pas! Notons toutefois qu’il a de bons mots pour Anne Hébert et Rina Lasnier. Rodolphe Girard, Arsène Bessette et Albert Laberge ne sont mêmes pas cités, mais Jean-Charles Harvey l’est. Il regrette que le génie de Nelligan soit « sorti tout en fièvre de son imagination et de sa pensée » plutôt que de « nos traditions nationales et religieuses ». Il déplore que chez le Chanoine Groulx « la méthode scientifique de l’histoire ne trouve pas toujours son compte ». Pour lui, Un homme et son péché « reste l’une des œuvres les meilleures de notre littérature d’imagination ». Il trouve que Ringuet abuse du langage populaire et que Savard tombe dans l’artifice. À mon sens, il juge assez bien La Chesnaie de Rex Desmarchais en disant que « c’est une exploitation à fond et jusqu’à l’invraisemblance et jusqu’à l’exaspération de l’idéologie nationaliste. » Comme on le voit, Roy est un classique qui refuse les excès qu’ils soient esthétiques, moraux ou nationalistes. Mais à force de chercher l’équilibre, il loupe les plus originaux.
Il est amusant de constater qu’il s’accorde une place importante dans son propre manuel : « Mgr Camille Roy commença en 1902, dans la revue la Nouvelle-France, de Québec, puis dans le Bulletin de la Société du Parler français, ses études de critique et d'histoire de la littérature canadienne. […] On pourra retrouver dans l'introduction aux Essais sur la littérature canadienne une doctrine touchant la critique, que l'auteur s'est efforcé de pratiquer. Il estime que si l'ordre est essentiel à l'art, celui-ci a pourtant besoin d'une certaine liberté qui lui permet de rechercher des formes nouvelles et heureuses. Tout en admettant aussi que l'art n'est pas nécessairement moralisateur, ou que le livre n'a pas toujours à se préoccuper directement de morale, il pense que l'art ne doit pas aller contre la morale. C'est ce qui explique certaines préoccupations du critique, qu'on a pu trouver parfois étrangères à l'art, mais qui y sont tout de même étroitement liées. »
Extrait
Une littérature porte nécessairement l'empreinte de l'esprit qui l'a faite. L'esprit canadien-français, qui est évidemment à base de qualités françaises, a été plus ou moins modifié par les conditions nouvelles où il s'est développé. Il a gardé du génie de la race ses vertus natives, son goût inné des choses intellectuelles; il se complaît dans les idées générales et dans les discussions de doctrine; il a aussi conservé du génie ancien sa discipline classique, c'est-à-dire ce besoin de méthode, de logique, de clarté et d'élégance qui est la note caractéristique de la culture française; il contient encore des éléments de passions ardentes, d'enthousiasme et de mysticisme qu'il a reçus des races violentes et rêveuses qui ont peuplé le nord de la France. Il ne serait pas difficile de retrouver dans nos livres canadiens la trace de toutes ces qualités ancestrales.
Mais, d'autre part, notre esprit a visiblement subi l'influence des conditions nouvelles de notre vie historique et géographique. Pendant plus de deux siècles, nous avons été empêchés par notre vie de colons pauvres, d'agriculteurs et de soldats, de faire à la culture de l'esprit sa part suffisante. Les besognes utilitaires ont absorbé trop longtemps toutes nos énergies.
Sous le régime français, ce fut la colonisation laborieuse de nos immenses régions, l'organisation difficile de notre vie économique, et la guerre presque continuelle avec les Indiens ou avec nos voisins de la Nouvelle-Angleterre, qui ont pris toutes les ressources de notre activité. Ajoutez à cela que l'absence d'imprimerie, pendant tout le régime français, ne pouvait que contribuer à retarder toute production littéraire. Sous le régime anglais, après 1760, la nécessité de reconstruire d'abord la fortune privée et publique, et les luttes pénibles pour assurer la survivance française malgré toutes les tentatives d'assimilation faites par l'oligarchie anglaise; […]
Au surplus, notre climat et le voisinage de nos compatriotes anglo-saxons devaient contribuer encore à changer notre tempérament, notre caractère; ils devaient donner à notre esprit plus de gravité, plus de mesure peut-être, mais ils devaient aussi le faire moins fervent, moins empressé au travail. Le voisinage des États-Unis, où le commerce, l'industrie et l'argent absorbent les meilleures énergies, et ont créé la noblesse du million, n'a pu que nous persuader davantage de mettre, nous-mêmes, au-dessus de la fortune de l'esprit celle des affaires, ou tout au moins de préférer à la vie intellectuelle les préoccupations d'ordre utilitaire. « Ce jeune homme ne fait rien, il écrit », disait-on vers 1850. On l'a répété depuis.Si donc nous avons, malgré tout, gardé les instincts profonds de la race française, et l'ensemble de ses qualités intellectuelles que l'on peut reconnaître encore dans notre vie et dans nos livres, il faut avouer que notre esprit canadien-français a subi de lentes et sûres transformations. Il a perdu quelque chose de sa vivacité première. Il a, en revanche, acquis des qualités d'ordre politique et pratique qui ont très utilement servi nos destinées. Mais il faut ajouter que notre littérature doit à toutes ces influences qui se sont exercées sur notre esprit, la lenteur de ses débuts, et aussi cette lourdeur, cette inexpérience du vocabulaire et de l'art, cette insuffisance d'esprit critique dont, pendant les deux premières périodes de son histoire, elle a particulièrement souffert. (p. 10-12)
Il est toujours intéressant de jeter un coup d’œil sur nos vieux manuels de littérature. Rien de tel pour prendre le pouls de l’institution littéraire d’une époque, pour vérifier le jugement de l’histoire. On sait que Mgr Camille Roy (1878-1943) fut très influent dans le premier quart du vingtième siècle. Il défendait une vision très classique de la littérature ; pour lui, la littérature du XVIIe siècle servait d’étalon pour juger les œuvres. Il a publié en 1907 un Tableau de l’histoire de la littérature canadienne-française, lequel s'est enrichi au fil des ans pour devenir un Manuel d’histoire de la littérature canadienne de langue française en 1918, je crois. J’ai l’édition de 1956, soit la 19e édition. Elle ne contient aucune œuvre parue après 1942, l’auteur étant décédé en 1943. Il a divisé son étude en trois parties : 1608-1860; 1860-1900; 1900-1943.
Je ne présenterai pas un compte rendu exhaustif de ce manuel; ce serait pour le moins fastidieux. Disons que c'est un livre que je consulte assez souvent et que j’aime bien au fond. Pourtant, je n'aime guère les manuels littéraires qui tombent dans l’amalgame et Camille Roy n’échappe pas à ce défaut : tout y passe, les historiens, les philosophes, les journalistes et même les curés et les hommes politiques (Chapleau, Laurier...). On peut en partie lui pardonner, compte tenu de la maigreur de notre histoire littéraire à l’époque. Autre défaut de notre ami Camille : parfois, après de trop brefs éléments d’analyse, il nous balance ses jugements péremptoires qui reposent sur une vision très classique de la littérature .
Ainsi c’est à son corps défendant qu’il reconnaît à Paul Morin « la marque d’un talent précieux » ou à René Chopin « de précieuses qualités d’ouvrier ». Je ne suis pas sûr que ces Messieurs ont dû apprécier. On connaît son jugement sur l’œuvre de Garneau : « St-Denys Garneau a publié Regards et Jeux dans l'Espace (1937), recueil de poésies valéryennes, c'est-à-dire à peu près incompréhensibles. Il y a dans ces poèmes un effort certain, combien laborieux, soit d'introspection, soit d'interprétation des choses extérieures. Mais cet effort aboutit le plus souvent à l'inintelligible. Pour d'aucuns, l'hermétisme est du sublime. Le sublime est ici trop voilé. L'esprit français ne s'accommodera jamais d'une pensée qu'il ne peut apercevoir, le poète l'ayant cachée sous le boisseau d'un symbole trop obscur. M. Garneau, par surcroît, écrit sans points ni virgules. Cela fait partie de son art étrange. » Où vivait-il, ma foi? Voyez-vous, pour Roy, le symbolisme, le dadaïsme et le surréalisme n’existaient pas! Notons toutefois qu’il a de bons mots pour Anne Hébert et Rina Lasnier. Rodolphe Girard, Arsène Bessette et Albert Laberge ne sont mêmes pas cités, mais Jean-Charles Harvey l’est. Il regrette que le génie de Nelligan soit « sorti tout en fièvre de son imagination et de sa pensée » plutôt que de « nos traditions nationales et religieuses ». Il déplore que chez le Chanoine Groulx « la méthode scientifique de l’histoire ne trouve pas toujours son compte ». Pour lui, Un homme et son péché « reste l’une des œuvres les meilleures de notre littérature d’imagination ». Il trouve que Ringuet abuse du langage populaire et que Savard tombe dans l’artifice. À mon sens, il juge assez bien La Chesnaie de Rex Desmarchais en disant que « c’est une exploitation à fond et jusqu’à l’invraisemblance et jusqu’à l’exaspération de l’idéologie nationaliste. » Comme on le voit, Roy est un classique qui refuse les excès qu’ils soient esthétiques, moraux ou nationalistes. Mais à force de chercher l’équilibre, il loupe les plus originaux.
Il est amusant de constater qu’il s’accorde une place importante dans son propre manuel : « Mgr Camille Roy commença en 1902, dans la revue la Nouvelle-France, de Québec, puis dans le Bulletin de la Société du Parler français, ses études de critique et d'histoire de la littérature canadienne. […] On pourra retrouver dans l'introduction aux Essais sur la littérature canadienne une doctrine touchant la critique, que l'auteur s'est efforcé de pratiquer. Il estime que si l'ordre est essentiel à l'art, celui-ci a pourtant besoin d'une certaine liberté qui lui permet de rechercher des formes nouvelles et heureuses. Tout en admettant aussi que l'art n'est pas nécessairement moralisateur, ou que le livre n'a pas toujours à se préoccuper directement de morale, il pense que l'art ne doit pas aller contre la morale. C'est ce qui explique certaines préoccupations du critique, qu'on a pu trouver parfois étrangères à l'art, mais qui y sont tout de même étroitement liées. »
Extrait
Une littérature porte nécessairement l'empreinte de l'esprit qui l'a faite. L'esprit canadien-français, qui est évidemment à base de qualités françaises, a été plus ou moins modifié par les conditions nouvelles où il s'est développé. Il a gardé du génie de la race ses vertus natives, son goût inné des choses intellectuelles; il se complaît dans les idées générales et dans les discussions de doctrine; il a aussi conservé du génie ancien sa discipline classique, c'est-à-dire ce besoin de méthode, de logique, de clarté et d'élégance qui est la note caractéristique de la culture française; il contient encore des éléments de passions ardentes, d'enthousiasme et de mysticisme qu'il a reçus des races violentes et rêveuses qui ont peuplé le nord de la France. Il ne serait pas difficile de retrouver dans nos livres canadiens la trace de toutes ces qualités ancestrales.
Mais, d'autre part, notre esprit a visiblement subi l'influence des conditions nouvelles de notre vie historique et géographique. Pendant plus de deux siècles, nous avons été empêchés par notre vie de colons pauvres, d'agriculteurs et de soldats, de faire à la culture de l'esprit sa part suffisante. Les besognes utilitaires ont absorbé trop longtemps toutes nos énergies.
Sous le régime français, ce fut la colonisation laborieuse de nos immenses régions, l'organisation difficile de notre vie économique, et la guerre presque continuelle avec les Indiens ou avec nos voisins de la Nouvelle-Angleterre, qui ont pris toutes les ressources de notre activité. Ajoutez à cela que l'absence d'imprimerie, pendant tout le régime français, ne pouvait que contribuer à retarder toute production littéraire. Sous le régime anglais, après 1760, la nécessité de reconstruire d'abord la fortune privée et publique, et les luttes pénibles pour assurer la survivance française malgré toutes les tentatives d'assimilation faites par l'oligarchie anglaise; […]
Au surplus, notre climat et le voisinage de nos compatriotes anglo-saxons devaient contribuer encore à changer notre tempérament, notre caractère; ils devaient donner à notre esprit plus de gravité, plus de mesure peut-être, mais ils devaient aussi le faire moins fervent, moins empressé au travail. Le voisinage des États-Unis, où le commerce, l'industrie et l'argent absorbent les meilleures énergies, et ont créé la noblesse du million, n'a pu que nous persuader davantage de mettre, nous-mêmes, au-dessus de la fortune de l'esprit celle des affaires, ou tout au moins de préférer à la vie intellectuelle les préoccupations d'ordre utilitaire. « Ce jeune homme ne fait rien, il écrit », disait-on vers 1850. On l'a répété depuis.Si donc nous avons, malgré tout, gardé les instincts profonds de la race française, et l'ensemble de ses qualités intellectuelles que l'on peut reconnaître encore dans notre vie et dans nos livres, il faut avouer que notre esprit canadien-français a subi de lentes et sûres transformations. Il a perdu quelque chose de sa vivacité première. Il a, en revanche, acquis des qualités d'ordre politique et pratique qui ont très utilement servi nos destinées. Mais il faut ajouter que notre littérature doit à toutes ces influences qui se sont exercées sur notre esprit, la lenteur de ses débuts, et aussi cette lourdeur, cette inexpérience du vocabulaire et de l'art, cette insuffisance d'esprit critique dont, pendant les deux premières périodes de son histoire, elle a particulièrement souffert. (p. 10-12)
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