28 septembre 2007

Manuel d’histoire de la littérature canadienne de langue française

Camille Roy, Manuel d’histoire de la littérature canadienne de langue française, Montréal, Beauchemin, 1956, 201 pages.


Il est toujours intéressant de jeter un coup d’œil sur nos vieux manuels de littérature. Rien de tel pour prendre le pouls de l’institution littéraire d’une époque, pour vérifier le jugement de l’histoire. On sait que Mgr Camille Roy (1878-1943) fut très influent dans le premier quart du vingtième siècle. Il défendait une vision très classique de la littérature ; pour lui, la littérature du XVIIe siècle servait d’étalon pour juger les œuvres. Il a publié en 1907 un Tableau de l’histoire de la littérature canadienne-française, lequel s'est enrichi au fil des ans pour devenir un Manuel d’histoire de la littérature canadienne de langue française en 1918, je crois. J’ai l’édition de 1956, soit la 19e édition. Elle ne contient aucune œuvre parue après 1942, l’auteur étant décédé en 1943. Il a divisé son étude en trois parties : 1608-1860; 1860-1900; 1900-1943.

Je ne présenterai pas un compte rendu exhaustif de ce manuel; ce serait pour le moins fastidieux. Disons que c'est un livre que je consulte assez souvent et que j’aime bien au fond. Pourtant, je n'aime guère les manuels littéraires qui tombent dans l’amalgame et Camille Roy n’échappe pas à ce défaut : tout y passe, les historiens, les philosophes, les journalistes et même les curés et les hommes politiques (Chapleau, Laurier...). On peut en partie lui pardonner, compte tenu de la maigreur de notre histoire littéraire à l’époque. Autre défaut de notre ami Camille : parfois, après de trop brefs éléments d’analyse, il nous balance ses jugements péremptoires qui reposent sur une vision très classique de la littérature .

Ainsi c’est à son corps défendant qu’il reconnaît à Paul Morin « la marque d’un talent précieux » ou à René Chopin « de précieuses qualités d’ouvrier ». Je ne suis pas sûr que ces Messieurs ont dû apprécier. On connaît son jugement sur l’œuvre de Garneau : « St-Denys Garneau a publié Regards et Jeux dans l'Espace (1937), recueil de poésies valéryennes, c'est-à-dire à peu près incompréhensibles. Il y a dans ces poèmes un effort certain, combien laborieux, soit d'introspection, soit d'interprétation des choses extérieures. Mais cet effort aboutit le plus souvent à l'inintelligible. Pour d'aucuns, l'hermétisme est du sublime. Le sublime est ici trop voilé. L'esprit français ne s'accommodera jamais d'une pensée qu'il ne peut apercevoir, le poète l'ayant cachée sous le boisseau d'un symbole trop obscur. M. Garneau, par surcroît, écrit sans points ni virgules. Cela fait partie de son art étrange. » Où vivait-il, ma foi? Voyez-vous, pour Roy, le symbolisme, le dadaïsme et le surréalisme n’existaient pas! Notons toutefois qu’il a de bons mots pour Anne Hébert et Rina Lasnier. Rodolphe Girard, Arsène Bessette et Albert Laberge ne sont mêmes pas cités, mais Jean-Charles Harvey l’est. Il regrette que le génie de Nelligan soit « sorti tout en fièvre de son imagination et de sa pensée » plutôt que de « nos traditions nationales et religieuses ». Il déplore que chez le Chanoine Groulx « la méthode scientifique de l’histoire ne trouve pas toujours son compte ». Pour lui, Un homme et son péché « reste l’une des œuvres les meilleures de notre littérature d’imagination ». Il trouve que Ringuet abuse du langage populaire et que Savard tombe dans l’artifice. À mon sens, il juge assez bien La Chesnaie de Rex Desmarchais en disant que « c’est une exploitation à fond et jusqu’à l’invraisemblance et jusqu’à l’exaspération de l’idéologie nationaliste. » Comme on le voit, Roy est un classique qui refuse les excès qu’ils soient esthétiques, moraux ou nationalistes. Mais à force de chercher l’équilibre, il loupe les plus originaux.

Il est amusant de constater qu’il s’accorde une place importante dans son propre manuel : « Mgr Camille Roy commença en 1902, dans la revue la Nouvelle-France, de Québec, puis dans le Bulletin de la Société du Parler français, ses études de critique et d'histoire de la littérature canadienne. […] On pourra retrouver dans l'introduction aux Essais sur la littérature canadienne une doctrine touchant la critique, que l'auteur s'est efforcé de pratiquer. Il estime que si l'ordre est essentiel à l'art, celui-ci a pourtant besoin d'une certaine liberté qui lui permet de rechercher des formes nouvelles et heureuses. Tout en admettant aussi que l'art n'est pas nécessairement moralisateur, ou que le livre n'a pas toujours à se préoccuper directement de morale, il pense que l'art ne doit pas aller contre la morale. C'est ce qui explique certaines préoccupations du critique, qu'on a pu trouver parfois étrangères à l'art, mais qui y sont tout de même étroitement liées. »


Extrait
Une littérature porte nécessairement l'empreinte de l'esprit qui l'a faite. L'esprit canadien-français, qui est évidemment à base de qualités françaises, a été plus ou moins modifié par les conditions nouvelles où il s'est développé. Il a gardé du génie de la race ses vertus natives, son goût inné des choses intellectuelles; il se complaît dans les idées générales et dans les discussions de doctrine; il a aussi conservé du génie ancien sa discipline classique, c'est-à-dire ce besoin de méthode, de logique, de clarté et d'élégance qui est la note caractéristique de la culture française; il contient encore des éléments de passions ardentes, d'enthousiasme et de mysticisme qu'il a reçus des races violentes et rêveuses qui ont peuplé le nord de la France. Il ne serait pas difficile de retrouver dans nos livres canadiens la trace de toutes ces qualités ancestrales.
Mais, d'autre part, notre esprit a visiblement subi l'influence des conditions nouvelles de notre vie historique et géographique. Pendant plus de deux siècles, nous avons été empêchés par notre vie de colons pauvres, d'agriculteurs et de soldats, de faire à la culture de l'esprit sa part suffisante. Les besognes utilitaires ont absorbé trop longtemps toutes nos énergies.
Sous le régime français, ce fut la colonisation laborieuse de nos immenses régions, l'organisation difficile de notre vie économique, et la guerre presque continuelle avec les Indiens ou avec nos voisins de la Nouvelle-Angleterre, qui ont pris toutes les ressources de notre activité. Ajoutez à cela que l'absence d'imprimerie, pendant tout le régime français, ne pouvait que contribuer à retarder toute production littéraire. Sous le régime anglais, après 1760, la nécessité de reconstruire d'abord la fortune privée et publique, et les luttes pénibles pour assurer la survivance française malgré toutes les tentatives d'assimilation faites par l'oligarchie anglaise; […]
Au surplus, notre climat et le voisinage de nos compatriotes anglo-saxons devaient contribuer encore à changer notre tempérament, notre caractère; ils devaient donner à notre esprit plus de gravité, plus de mesure peut-être, mais ils devaient aussi le faire moins fervent, moins empressé au travail. Le voisinage des États-Unis, où le commerce, l'industrie et l'argent absorbent les meilleures énergies, et ont créé la noblesse du million, n'a pu que nous persuader davantage de mettre, nous-mêmes, au-dessus de la fortune de l'esprit celle des affaires, ou tout au moins de préférer à la vie intellectuelle les préoccupations d'ordre utilitaire. « Ce jeune homme ne fait rien, il écrit », disait-on vers 1850. On l'a répété depuis.Si donc nous avons, malgré tout, gardé les instincts profonds de la race française, et l'ensemble de ses qualités intellectuelles que l'on peut reconnaître encore dans notre vie et dans nos livres, il faut avouer que notre esprit canadien-français a subi de lentes et sûres transformations. Il a perdu quelque chose de sa vivacité première. Il a, en revanche, acquis des qualités d'ordre politique et pratique qui ont très utilement servi nos destinées. Mais il faut ajouter que notre littérature doit à toutes ces influences qui se sont exercées sur notre esprit, la lenteur de ses débuts, et aussi cette lourdeur, cette inexpérience du vocabulaire et de l'art, cette insuffisance d'esprit critique dont, pendant les deux premières périodes de son histoire, elle a particulièrement souffert. (p. 10-12)




Camille Roy sur Laurentiana
Érables en fleurs
Manuel d’histoire de la littérature canadienne de langue française
Propos canadiens
Propos rustiques
Romanciers de chez nous

25 septembre 2007

Chaque heure a son visage

Medjé Vézina, Chaque heure a son visage, Montréal, Le Totem, 1934, 159 pages. (Pseudo d'Ernestine Vézina)

Autour des années 1930, trois femmes vont marquer la littérature canadienne-française : Simone Routier, Jovette Bernier et Éva Sénécal. Medjé Vézina va les éclipser toutes les trois en 1934 avec Chaque heure a son visage.

Ce qu’on retient d’abord à la lecture de ces poèmes, c’est l’état d’empêchement dans lequel se trouve la poète, empêchement qui engendre un farouche besoin de libération : « Je veux briser la forme étroite de ma vie / Où mon âme s’attriste inassouvie. »

Le renoncement, l’abnégation de soi, le mensonge, la négation du désir, trop peu pour elle. Pas question non plus de s’abimer dans une douleur, dans une souffrance stérile, de poétiser sa douleur comme tant d’autres l’ont fait « Douleur, moi je te hais! » Il en résulte une tension incessante entre l’âme, farcie de principes moraux, et le corps tout à ses désirs. « Je ne sais plus les mots qu’il faut dire à ma chair, / À mes bras dénoués comme un branchage vert; / Je sens mon cœur voler vers ce qui le réclame : / Il n’est plus qu’un désir, une audace, une flamme. »

Rien n’est plus beau que l’amour consenti, qu’elle voit partout dans la nature. Plusieurs poèmes célèbrent sur le mode sensuel la beauté du monde : « Ah! La ronde de joie où la feuille chavire! / Emmêlement d’odeurs, de frissons, de délire! / Un pétale fléchit, se renverse épuisé, / Petite bouche ayant reçu trop de baisers. » Plusieurs autres célèbrent l’amour humain, physique, sensuel, sexuel : « Viens, possède mon cœur, et ma chair, et mes yeux, / Et qu'à tes bras musclés mon délire s'enlace! / Notre baiser sera plus effroyable et doux / Que l'approche amoureuse et brutale de l'homme. / J'ai ce désir affreux de m'emmêler à vous, / O Vent! Ton nom palpite et ma bouche te nomme; / Qu'exigez-vous de moi, ô mon multiple amant? / Je veux crier sur toi ma passion sauvage. »

Bien sûr, cette liberté de ton, surtout pour une femme, en 1934, ne va pas de soi, ce dont témoignent d’autres poèmes dans lesquels on trouve une certaine forme de culpabilité. Mais le plus souvent, Vézina s’arrange plutôt bien avec les regrets et les remords ; on ne sait plus si c'est une culpabilité vraiment ressentie ou le désir de s’affranchir de toute culpabilité qui prime : « Pour toi, j'ai dénié jusqu'au remords de l'âme / Qui pour prier n'a su que murmurer ton nom. / S'il me faut expier l'ivresse qu'on réclame, / Je ne trouverais pas dans mes yeux enchantés / Un pleur assez amer et riche d'épouvanté / Pour rançonner hélas, le prix des voluptés. » On sent le besoin de s’accuser mais non le ferme désir de ne plus recommencer. « Seigneur, si tu le veux, tu peux me repousser; / Je viens à toi, pareille au pèlerin lassé / Qui, fouillant l'horizon que trop d'ombre submerge, / Console sa fatigue à rêver de l'auberge. / Je resterai, si tu l'exiges, sur le seuil; / Car l'âme qui t'approche est en robe d'orgueil. »

Ernestine Vézina (1896-1981)

En plus de ce ton très audacieux, il faut voir que Medjé Vézina a de véritables dons de poètes. Les trouvailles verbales sont nombreuses. Ainsi ce joli vers : « Le ciel crève d’été, toute la vie est blonde ». Ou encore celui-ci : « L’heure a tu le cri vert des oiseaux persifleurs ». Ou encore ce début de poème : « L'air est cuit de rayons. Midi d'un pas tranquille / A déserté le jour. En neigeuse presqu'île / Qu'une plage d'éther frange d'un azur cru, / Le nuage s'allonge. Une hirondelle a cru / Qu'on pourrait le toucher à force d'envolées ».

Quelques critiques de l’époque :
« II y a de beaux vers qui sont le cri du cœur, le plus souvent douloureux, dans les poèmes de Mlle Vézina. Les poèmes directement inspirés de la nature, dont elle a le goût, sont le fruit d'une délicate et minutieuse observation; mais les vers qui semblent contenir le plus de promesses sont ceux où s'exprime une sensibilité féminine, émouvante de sincérité. » Marie Le Franc

« Une pensée qui ne le cède en rien aux faibles audaces de nos poètes mâles et une exceptionnelle richesse de symboles, où circulent avec tant de spontanéité le sang chaud de l'émotion féminine, lorsque le poème est lyrique, et le rythme ingénu ou abrupt de la vie, lorsque les vers sont descriptifs, classent d'emblée Mlle Vézina au rang de nos meilleurs poètes. » Albert Pelletier

Bio de l’auteure

TENDRESSES DÉCLOSES

Mon âme, c'est fini d'étouffer vos tendresses,
D'égrener à vos pas de trop frêles chansons;
Fini de chanceler au chemin qui vous blesse.
J'étais l'épi fragile, et je suis la moisson.
Au rouet du passé j'ai dévidé mes peines,
Mes soupirs n'ont plus peur ni du jour ni des nuits;
Des rayons de plaisir vont couler dans mes veines,
Plus chauds que des oiseaux en boule dans leur nid.
Le silence à mes doigts pesait comme une amphore:
Voici qu'un vin de joie inonde mon cœur nu.
Je suis neuve, je suis une pâque, une aurore,
Je suis un grand délire, et puis je ne sais plus,
Non, je ne sais plus bien les paroles à dire!
Tout recouvre la voix timide de mon cœur.
J'ai si longtemps souffert et je dus tant sourire,
Folle d'orgueil et folle aussi de ma douleur.
Je souffrais! je croyais, mon Dieu, que c'était vivre,
Que c'était là ma part, et je ne tremblais pas.
Sans songer à dresser le cri sourd qui délivre,
J'ai de pleurs arrosé le pain de mon repas.
Qu'importe maintenant, si je ne dois plus taire
Le rêve qui luttait sous ma tempe le soir!
Tous les renoncements qui font haïr la terre
Vont crever dans mes mains comme des raisins noirs.
O très cher, je serai ton amante immortelle:
D'impérieux destins ont jumelé nos pas,
Et maintenant, tes mains peuvent comme des ailes
Se poser sur ma chair et délier mes bras. (p. 55-56)

22 septembre 2007

Mon deuil en rouge

Jovette Bernier, Mon deuil en rouge, Montréal, Serge Brousseau, 1945, 90 pages.

Jovette-Alice Bernier avait déjà publié Roulades (1924), Comme l'Oiseau (1926), Tout n'est pas dit (1929) et Les Masques déchirés (1932) quand, 13 ans plus tard, paraît Mon deuil en rouge. Notons toutefois que certains poèmes datés en situent l’écriture entre 1934 et 1937.


Le thème principal en est l’amour, mais un amour brisé, qui laisse de pénibles cicatrices. « Peine dure et têtue à l’assaut / D’un mépris, d’une honte ou d’un plus haut calvaire ». L’auteure n’en a que pour les relations amoureuses destructrices. « Les hommes t’ont brûlé les yeux de leur désir ». Les relations se sont succédé, toutes pareilles, sans avenir. « Tout est vain. / Chaque fois que je mets cette robe fragile, / Le Souvenir m’apporte un bouquet de jasmin, / Votre cœur, la lune et vos mains. » La suite ne fut qu’une piteuse mascarade où l’auteure, pour cacher sa misère, tenta tant bien que mal de donner le change, de faire illusion : « Mais tu voudrais prouver ton audace de vivre / Quand passe la parade et qu’éclatent les cuivres, / Et tu n’as même pas fait claquer tes talons. »

Bernier, dans la dernière partie de son recueil, va quand même élargir un peu la thématique. L’amour demeure au cœur du recueil, mais de façon moins anecdotique (voir l’extrait). Le tout débouche sur une réflexion complètement désabusée – pour ne pas dire morbide - sur l’existence. « Tout est vain », tout est souffrance. « Nous sommes tous des condamnés. »

Quelques poèmes ressortent du lot. Dans « Mon deuil en rouge », le poème éponyme, Bernier utilise le motif du « rouge » pour traduire les différentes facettes de la passion douloureuse. Dans « J’ai une amie », elle met en scène une jeune fille qui n’est autre qu’elle-même, avant l’amour. « Ma joie », comme son titre l’indique, tranche nettement sur l’ensemble du recueil. Enfin, dans « Lettre à un monsieur », le dernier poème du recueil, apparaît enfin l’humour qui dédramatise le tout : « J’ai pensé m’ouvrir les veines / Me pendre, me noyer / Ou bien m’empoisonner… » J’ajouterais aussi, comme élément intéressant, tous ces poèmes où le « tu », l'allocutaire, n’est autre que l’auteure elle-même. ***

PLEUREUSES
Mon Dieu, vous ne permettrez pas
Qu'après le râle et le suaire
Et nos cœurs murés sous la terre,
L'Amour soit encore là !

Vous ne permettrez pas que cette chose arrive,
Vous qui avez tout vu aller à la dérive
Des aventures qu'on osa.

Que l'on soit dans ton ciel d'éternelles dormeuses
Aux cœurs flambés et refroidis.
Souffle les cauchemars, les rêves, les veilleuses,
Et rabat sur nos yeux éteints l'opaque oubli.
Que l'on dorme !
Ah ! que l'on dorme enfin de ce sommeil énorme,
Profondément creusé dans ton éternité.
Borde-nous de pitié,
Et que nul souvenir du monde audacieux
Ne vienne rallumer les astres de nos yeux.

Qu'il n'y ait plus d'amants, de serments, ni d'envies,
Ni de tragédiens qui jouent la comédie.
Mais si vous permettez que cette chose arrive,
Et qu'un soir, — en allant vers vous, —
Nous retrouvions l'Amour, debout sur l'autre Rive.
Où donc nous reposerons-nous ?

Nous mourons de cela
Cet Amour acharné comme une vendetta. (p. 79-80)

19 septembre 2007

Ville rouge

Jean-Jules Richard, Ville rouge, Montréal, Éditions Tranquille, 1949, 283 pages.

Avant les années 50, rien n’a été publié qui ressemblât à du Jean-Jules Richard, du moins au Québec. La démarche et l’intention, ce sont déjà celles des années soixante : le ton iconoclaste, le discours dégingandé, la volonté ouverte d’en découdre avec les idéologies dominantes, l’expression tragi-comique du mal canadien-français, voilà qui n’effraie pas l’auteur. 


Dans Ville rouge, on pénètre dans le milieu urbain, mais non à la manière de Gabrielle Roy ou de Roger Lemelin, à savoir dans de bonnes familles canadiennes-françaises transplantées en milieu urbain. Richard renoue avec certains poèmes de Soir Rouge de Clément Marchand, et encore plus. À certains moments, on est déjà dans le Montréal cosmopolite et éclaté de Monique Proulx. On entre dans le monde de la marginalité, des clochards, dans les milieux louches, les tripots, le monde de la prostitution et de la drogue. 

Même les histoires qui se passent à la campagne mettent en scène des personnages qui me font penser aux fermiers dénaturés d’Erskine Caldwell, ou plus près de nous, à certains personnages de Lévy-Beaulieu. La plupart sont jeunes, pratiquent l’amour libre, sont plus près de leur instinct que de la morale catholique. Voilà qui nous convainc que le Québec d’après guerre, si lisse vu de loin, avait aussi son underground urbain et ses secrets inavoués; voilà qui nous rassure en quelque sorte sur l’humanité de nos pères et mères : non ils n’étaient pas tous des saints ! Pendant que certains suivaient les processions de la Fête Dieu (Lemelin, Lemieux), d’autres se vautraient dans le péché (Parfois, n’était-ce pas les mêmes?)

Par le style aussi, Richard est différent de tous ceux et celles qui l’ont précédé. Un peu comme les auteurs des années soixante, il est à la recherche d’une langue qui lui soit propre, une langue dans laquelle il pourrait inscrire l’identité québécoise : petites phrases lapidaires, recherche de la métaphore qui fera effet, discours qui emprunte au langage populaire… Style qui se veut improvisé, comme le jazz, un peu comme celui de Céline. Ou même Kerouac : je pense à cette nouvelle où un hobo entraîne avec lui un jeune clochard dans son périple échevelé vers Vancouver. Le romancier se tient au plus près de ses personnages, les regarde de l’extérieur, sans les analyses psychologiques dont est si friande son époque. Il les décrit, les suit, les fait parler, révèle de façon concise leurs pensées, en maintenant un rythme rapide.

À mon avis, cet auteur n’a pas reçu toute l’attention qu’il méritait dans nos histoires littéraires. Je ne prétends pas que Ville rouge doive éclipser Bonheur d’occasion ou Les Plouffe. Mais il mérite mieux qu’une simple mention rapide. Voici une courte description des 13 nouvelles du recueil.

Le rocher noir : Canon est une espèce de géant, comme le Lennie des Souris et des Hommes, qui détruit ce qu’il aime.

Prélude en si mineur : Un hobo entraîne avec lui un jeune homme dans son périple vers Vancouver. « Les Québécois isolés pendant trois siècles, emprisonnés dans le crétinisme, se sont contentés d’une lutte périmée contre la culture des États-Unis. »

Cartier 2945 : Un apprenti-journaliste terrorise un confrère pour obtenir sa place.

Servilités : L’exposition d’un peintre passionniste est perturbée par un individu qui se prétend l’auteur d’une des toiles exposées.

Danse : Une femme, pourtant mariée, mais jalouse d’une jeune rivale aguichante, lui rabat la robe au vu de tous.

Permission : Quelques soldats en permission à Paris dépensent sans vergogne tout leur avoir avec des prostituées avant de retourner au front.

Création : Tous les hommes désirent Yolande qui « n’a que sa peau dans la tête ».

Pile ou face : Un moderne et un traditionnel se battent pour les beaux yeux de Ginette. En fait, au-delà de la fille, c’est leur conception artistique qui les oppose.

Qu’est-ce qu’elle dit : Un Canadien français, à Vancouver, ne connaissant pas un traître mot d’anglais, se fait piéger par des compatriotes bilingues dans une histoire de drogue.

L’Anglophobe : Émile, un anglophobe, a épousé une Anglaise sans le savoir.

Un gars pense à sa blonde : Léda a donné naissance à 19 enfants. Un seul a survécu, le père refusant d’aller chercher le docteur. Elle continue de vivre avec ses 18 petits anges blancs, avec ce mari qui la bat. Il faudra la révolte du fils, amoureux d’une certaine Rita, et l’accident du père pour qu’elle puisse se libérer de sa prison.

Trois taxis : Trois couples lors d’une rencontre chez les bourgeois : leurs manigances, leur vénalité.

Ville rouge : Georges mène sa petite vie de marginal. Témoin d’une poursuite policière, il hérite d’une partie du magot abandonnée par les voleurs. Il ne saura en profiter.



Extrait (Trois taxis)
On a eu le temps de les voir. Paul Beloeil avait son invitée entre les jambes. Au point de vue anatomique, le docteur sait ce qu'ils faisaient. Au point de vue légal, l'avocat prépare une prosécution. Au point de vue mondain, madame Comptant sait ce qu'ils faisaient. Au point de vue scandaleux, la vieille fille prépare des commérages. Au point de vue humain, Georgine est contente.

L'attention se concentre sur le toutou aboyant vers la sculpture d'un confrère.
— Je ne l'ai pas invité, ce chien-là, dit Paul en sourdine.

On s'installe. On prend des verres pleins de n'importe quoi pour se donner une contenance et réchauffer l'atmosphère. Et à de courts intervalles se présentent une trentaine d'invités. Entre autres, un assureur qui a toujours l'air de regarder par le trou d'une serrure même si ces dames ne portent plus de ceintures de chasteté et ces messieurs des cadenas politiques sur la lisière de leurs poches.

L'ami intime de l'hôte, José Morant, un autre boursier, arrive le dernier. On le voit pour la première fois. des questions se chuchotent, se prolongent et se répercutent.
— Qui est-il ? Un autre boursier, un agent de change.
— Que fait-il ? De l'argent avec l'argent des autres.
— À quoi est-il ?

« À quoi est-il? » est très important. Un boursier brasse beaucoup d'affaires. Il faut savoir s'il est aux femmes, aux vieilles femmes, aux jeunes filles, aux hommes ou aux éphèbes. Ce qu'il peut être n'a pas d'importance en soi, mais quand on saura ses goûts, on lui offrira ce qu'il désire. Soit sa mère, sa femme, sa fille, son frère ou son fils. Ou soi-même.

On sirote un martini, un Manhattan. Des scotchs noyés de liqueurs effervescentes. Leurs senteurs allèchent. On s'installe par petits groupes. On parle des amis absents parce qu'ils ne sont pas là pour se défendre. Les cancans proclament certain polémiste un débardeur, mais séduisant sous son costume d'ouvrier. Tel autre, un mouchard qui vend et achète les fonctionnaires municipaux, provinciaux et fédéraux. Tel autre, un athée associé aux campagnes de moralité pour le plaisir de faire du chantage. Tel autre, un politicien retors se montant une fortune à même la caisse électorale.

L'orchestre souffre d'hystérie, on danse pour la calmer. Les liqueurs gonflent le bar, on boit pour prévenir l'inondation. Le plafond est lumineux, on grille des cigarettes pour l'enfumer. Les tapis sont propres, on y répand la cendre. Les divans trop larges, on s'y entasse par six. (p. 262-264)

16 septembre 2007

Les Soirs rouges

Clément Marchand, Les Soirs rouges, Trois-Rivières, Le Bien public, 1947, 183 pages

Même si le recueil de Marchand ne fut publié qu’en 1947, n’oublions pas que certains poèmes ont été écrits 17 ans auparavant, en pleine Crise économique, alors que l’auteur n’avait que 18 ans. Les dates sont importantes si on veut attribuer à ce recueil sa juste valeur. Les Soirs rouges s’ouvrent sur un poème liminaire, suivi de deux parties d’inégale valeur. Disons-le d’entrée, la première est de beaucoup supérieure à la seconde.

Récitatif de la bonne souvenance
L’auteur raconte son pèlerinage sur les lieux de son enfance. Tout un monde se réanime, resurgit du passé, un peu à la manière du vieux soldat canadien de Crémazie. Avec sa sœur, il se présente devant la vieille maison abandonnée. « Nous retrouvons, ce soir, la terre maternelle / Et sa force de pain et sa douceur de lait. » Ils entrent. Et voilà qu’ils retrouvent les aïeux, leurs « visages d’enfant », les « saisons de l’amour », le cri des ouvriers moissonneurs, les « carreaux des étables vieillottes », l’âtre éteint, la table à deux battants, le banc des sceaux, l’humble croix noire, etc. À la fin du poème, l’auteur comprend qu’il lui faut faire son deuil de ce monde illusoire : « La main du sort a clos le seuil et fermé l’huis. »

PREMIÈRE PARTIE

Prélude - Les prolétaires - Cri des hommes - Vie d’un quartier - Soir à Montréal

Avec cette suite de poèmes, écrits au début des années 1930, en pleine Crise, la ville fait une entrée plutôt apocalyptique dans la littérature québécoise. Montréal, la ville rouge, la « ville-monstre » apparaît comme une force brutale, mal contenue, pleine de bruit et de fureur, sale et corrompue, non encore délivrée des « laides pourritures ». La première victime de ce monde déshumanisé, c’est le prolétaire « parqué dans les faubourgs ». C’est un paysan déchu qui, dans un moment « de stupide vertige », a quitté « l’agreste paix du village natal ». Ce « traîne-la-misère » regrette amèrement sa campagne, son paradis perdu. Il travaille dans des usines, broie du minerai dans des enfers de feu et de souffre, devant des machines cruelles qui mangent sa vie. Et pour lui faire oublier son triste sort, quand « l’amertume du jour desserre son étreinte », il ne reste que la nuit : « La nuit aux yeux de forge et que le rut égare / Dans les dédales du plaisir, et qui tord / Sous le poids des désirs qui torturent son corps. » La ville est une bête qui se repaît du sang des ouvriers. Déjà ceux-ci lèvent « des poings révoltés », « clament le vain tourment de leurs souffrances arides / Et l’immense dégoût de leur coeur révolté ». Quand l’ouvrier est devenu vieux, il erre sans but dans des parcs, ou dans son petit quartier triste, là où les petits boutiquiers, la main sur la « bedaine sphérique » attendent des chalands qui ne s’arrêtent pas.

C’est dans ce monde que « s’édifie la maison des poètes nouveaux ». Marchand veut engager sa poésie auprès de l’ouvrier, « sonner (s)a défense en des hymnes vengeurs et des plains-chants brutaux ». Il veut que son « verbe rouge éclate et forlance les maux ».


DEUXIÈME PARTIE

Journal - Saisons mortes - Prosodies de novembre - Maléfices - Paroles aux compagnons


Dans la deuxième partie, Marchand est plus près de Nérée Beauchemin que d’Alphonse Desrochers, ses deux mentors. Le ton est plus intime mais en même temps plus conformiste, plus sobre, moins prégnant. Dans « Journal », on retrouve les thèmes romantiques classiques : la nostalgie du passé, la fuite inexorable du temps et la nature éternelle, l’appel de l’ailleurs, la solitude, les désillusions de l’âge, l’amour refuge. Dans « Saisons mortes » et « Prosodie de novembre », le mal-être, le sentiment d’une perte sinon la mort sont très présents. Dans « Maléfices », sur un mode fantaisiste, on retrouve l’ombre du vice qui plane sur la ville, une obsession chez l’auteur. Pour le reste, ce sont de petits tableaux urbains dans lesquels il campe tantôt un personnage aperçu, tantôt un lieu. Enfin, dans « Paroles aux compagnons », poème qui fait dix pages, Marchand témoigne de son profond attachement au monde ouvrier, de son empathie pour toute cette génération de déshérités, maltraités par l’histoire. « Et si parfois, avec aveuglement, la vie / Frappe sur vous des coups trop durs et trop constants / Songez que je suis là et que je vous attends / À mi-chemin, pour le partage de la peine… »

Aujourd’hui, on fait une bonne place à Clément Marchand dans l’histoire de la littérature, ce qui n’a pas toujours été le cas. Marchand représente bien le poète de son époque, en équilibre instable entre la campagne et la ville, entre la morale catholique et la liberté, entre l’ordre et l'aventure. C’est un poète tourmenté par ses propres démons intérieurs, mais aussi très lucide, bouleversé par la Crise, par le drame humain qui résulte de l’incurie du grand capital. Il a épousé la cause des ouvriers, a engagé sa poésie dans leur combat. Il a su trouver les mots justes et forts pour témoigner de son indignation. On regrette seulement qu’il n’ait pas continué à vilipender les injustices sociales, là où me semble-t-il sa poésie était à son meilleur. (***** pour la première partie; *** pour la seconde)

Extrait

Ah! nous avons senti sur nos fronts le dégoût
Des fastueux viveurs que nourrit ta luxure,
Et les dérisions nous ont poussés à bout
De ceux-là qu'ont souillés tes caresses impures.
Dans la clarté de sang qui suinte des verrières,
Nos clameurs épuisées longent les édifices.
Ville du népotisme et de la forfaiture,
Tes cloches ont sonné la fin de nos misères.
Nous frissonnons de haine à ton vent d'injustice.
Une colère abrupte a martelé nos tempes.
Nos muscles ont frémi de l'instinct qui les trempe
Et nous avons senti dans nos veines le sang
Revigorer nos bras et nos poings impuissants.
Vers toi, vers les foyers opulents où l'or luit,
Vers tes hôtels de quiétude et de lumière
Nous crisperons nos poings durcis par la colère.
Nous n'écouterons plus, au fond de nos vains songes,
Planer ta voix mielleuse et lourde de mensonges.
Nous secouerons le joug qui fit courber nos têtes.
Nous coifferons nos fronts du souffle des tempêtes,
Et, torses nus, mi-fous, semblables à des bêtes
Qu'affolerait le fouet de rages indomptées,
Nous bondirons vers toi, ville immonde, vers ceux
Dont les exactions firent de nous des gueux.
Affranchis de la peur qui nous rivait aux lois,
Nous heurterons tes huis de nos poings révoltés,
Et les nuits frémiront à l'accent de nos voix.
Nous surgirons enfin des humides taudis,
Blêmes, le cœur vidé de toute pitié vaine;
Nous irons, emportés par des souffles de haine,
Vers les centres nerveux de la ville où naguère,
Attirés par l'appât trompeur d'un vil métal,
Nous vînmes, confiants, étreindre nos misères
Et heurter notre rêve à ton grand cœur brutal.
Nous crierons notre audace à qui voudra l'entendre
Et, ruinant l'orgueil des élégants faubourgs,
Nous abattrons les toits, nous faucherons les tours.
Nos hordes rouleront, laissant l'affreux dégoût
Derrière elles flotter au clocher des églises
Qui, seules dans la nuit, seront encor debout.
Et quand tout fumera sur tes anciennes gloires,
Quand, de tes flancs troués, crouleront les trésors
Dont se souillent les mains rougies par les victoires,
Lorsque l'aurore, entre tes murs démantelés,
Dissipera l'horreur des viles cruautés,
Alors, nous, tes dompteurs, ayant maté ton corps
Et purifié tes chairs vicieuses par les flammes,
Ivres, nous fouillerons au fond de ta grande âme
Pour voir s'il reste en elle un peu d'humanité. (p. 46-47)

13 septembre 2007

Le Jeune Latour

Antoine Gérin-Lajoie, Le Jeune Latour, Montréal, Réédition Québec, 1969, 55 pages.


Gérin-Lajoie composa cette pièce à 18 ans. Elle fut jouée en 1844, par ses camarades lors de la séance de fin d’année. À cette occasion, elle aurait été publiée en brochure et dédiée à Lord Metcalfe. John Huston l’a aussi publiée dans Le Répertoire national (1848, p. 5-49). Le sujet en est inspiré d’un fait historique que Gérin-Lajoie aurait trouvé dans L’Histoire du Canada (1843) de Michel Bibaud. En 1630, un officier, Charles de La Tour, refuse d’abandonner l’Acadie aux Anglais après la reddition de Québec.


ACTE I
La France a capitulé (1630), mais il reste encore quelques poches de résistance, notamment en Acadie. L’une, à Cap-de-Sable, est défendue par Roger Latour. Son père, qui a épousé une fille de l’Albion, débarque avec la mission de le convaincre de céder cette partie de l’Acadie. Le père, accompagné de l’ancien précepteur de son fils, organise une rencontre, pensant pouvoir le convaincre facilement de se joindre à eux et de profiter des largesses de la cour anglaise. Surprise ! Le jeune Latour refuse de leur remettre les clefs du fort.

ACTE II
Le père, toujours accompagné de l’ancien précepteur, rencontre une nouvelle fois son fils. Rien n’y fait, ni les pleurs, ni les prières, ni les menaces. Pour Roger, le sentiment patriotique passe avant le sentiment filial.

ACTE III
On assiste à une troisième et dernière tentative de faire fléchir le fils. Les paroles sont dures. Le fils, malgré son amour pour son père et son précepteur, refuse de céder. Le père n’a plus le choix. Il lance son armée contre celle de son fils, sûr de sa victoire. Mais c'est l’armée du fils, avec ses amis autochtones, qui met en déroute l’armée anglaise. Le père et le précepteur sont faits prisonniers. Roger leur pardonne et les invite à se joindre à eux.

Ce qui était une tragédie se dénoue en tragi-comédie. Le jeune Gérin-Lajoie reprend un ressort dramatique connu, celui du dilemme cornélien : rappelez-vous Rodrigue qui devait opter entre l’amour de Chimène et l’honneur de sa famille. Sauver son honneur en combattant le père de Chimène ou conserver Chimène en perdant son honneur ? Bien entendu, Gérin-Lajoie ajoute une petite variante. L’amour filial tient lieu de l’amour d’une femme.

C’est un genre de littérature vraiment d’une autre époque, avec des tirades qui n’en finissent plus, etc. Il est bien évident que Gérin-Lajoie n’est pas Corneille, et encore moins Racine. Le tout est plutôt répétitif. On retrouve à peu près trois fois la même scène, avec à peu près les mêmes arguments. Les personnages secondaires ne sont pas très bien intégrés à l’intrigue. Ceci étant dit, cette maîtrise de la langue, pour un jeune homme de 18 ans, est admirable. Voir la pièce sur
BEQ.

Extrait
ACTE 3 SCENE II - le père, Roger

Le père
O Roger, je t'implore, Épargne-moi l'horreur de combattre mon fils.
Roger
Mon père, mes tourments ne sont donc pas finis ?
Si je perds mon honneur vous en serez la cause !
Le père
Je veux tout obtenir, et je ne me repose
Que lorsque j'aurai vu couronner mes combats.
Roger
A vos premiers projets vous ne renoncez pas?
O mon père ! s'il faut que je vous sacrifie
Un bien qui m'est plus cher que celui de la vie . . .
Je n'en ai pas le droit.
Le père
Mais quel est donc ce bien ?
Roger
C'est mon devoir.
Le père
Quoi donc ! pour toi je ne suis rien !
Roger
Oui, vous êtes pour moi tout après ma patrie.
Le père
Ce que je te demande, est-ce une perfidie ?
Roger
J'enfreindrais les serments que j'ai faits à mon roi ;
Auprès de mon pays je trahirais ma foi.
Le père
Qu'en résulterait-il ? une légère offense.
Roger
La fureur, des remords, la peur de la vengeance,
Le cri de mon honneur, le désespoir enfin.
Le père
Non, livrez-moi ce fort, livrez-moi ce terrain,
C'est tout ce que je veux.
Roger
O désir trop funeste !
Vous allez me ravir tout l'espoir qui me reste.
Le père
Roger, perdre ce Cap, est-ce un si grand malheur ?
Roger
Vous le livrer serait vous livrer mon honneur.
Ce sol n'est pas à moi, mais il est à la France ;
Louis en est le maître, et j'en ai la défense.
Le père
L'honneur ! c'est un vain nom que la langue des rois
Se plaît à répéter pour soutenir leurs droits
Contre ceux qu'établit l'auteur de la nature ;
O vertu filiale, et si noble et si pure !

11 septembre 2007

Un Canadien errant

Antoine Gérin-Lajoie (1824-1882) est aussi connu pour les paroles d’une chanson qu’il aurait composées, juste après la Rébellion des Patriotes, alors qu’il était étudiant à Nicolet. Il s’agit d’Un Canadien errant : « J'ai composé cette chanson en 1842 lorsque je faisais ma rhétorique à Nicolet. Je l'ai faite un soir dans mon lit à la demande de mon ami Cyp Pinard qui voulait avoir une chanson sur cet air « Par derrière chez ma tante »... Elle a été publiée en 1844 dans le Charivari canadien sous mes initiales (A.G.L.)... » Cité dans l’Encyclopédie de la musique au Canada

UN CANADIEN ERRANT

Un Canadien errant,
Banni de ses foyers, (bis)
Parcourait en pleurant
Des pays étrangers. (bis)

Un jour, triste et pensif,
Assis au bord des flots, (bis)
Au courant fugitif
Il adressa ces mots : (bis)

« Si tu vois mon pays,
Mon pays malheureux, (bis)
Va dire à mes amis
Que je me souviens d'eux. (bis)

Ô jours si pleins d'appas
Vous êtes disparus... (bis)
Et ma patrie, hélas!
Je ne la verrai plus! (bis)

Non, mais en expirant,
Ô mon cher Canada! (bis)
Mon regard languissant
Vers toi se portera... » (bis)

Écouter la chanson : Le Gramophone virtuel.

8 septembre 2007

Jean Rivard, l'économiste

Antoine Gérin-Lajoie, Jean Rivard, économiste, Montréal, J. B. Rolland, 1876, 227 pages. (version revue et corrigée) (Jean Rivard, économiste est d’abord paru en 1864 dans Le Foyer canadien.)

(Il faut avoir lu Jean Rivard, le défricheur pour comprendre ce qui suit)

Le village prospère, différentes manufactures de type artisanal apparaissent, bref tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Jean Rivard vieillit, devient un notable incontournable de la place. Il favorise l'ouverture d'une école, se présente comme député et l'emporte. Les quatre derniers chapitres ne sont qu'un bilan de toutes ses réalisations et, dans une certaine mesure, un cours sur la façon de développer le Québec. La solution est on ne peut plus simple. Il suffit de favoriser l'agriculture et la petite industrie (voir l'extrait).

Ces deux romans sont très importants dans l’histoire de la littérature québécoise. Avant Maria Chapdelaine, on considérait que c’étaient nos meilleurs romans. Et même encore, il se trouva des critiques pour contester la suprématie du roman de Hémon! Les deux Jean Rivard eurent de multiples tirages. Disons que c’est encore lisible, même si c'est souvent pénible. En fait, Gérin-Lajoie est un auteur plutôt terne, trop réaliste, qui aborde la littérature comme on aborde un devoir scolaire. Son roman vise à « encourager notre jeunesse canadienne à se porter vers la carrière agricole, au lieu d’encombrer les professions d’avocat, de notaire, de médecin… » C’est presque mot à mot le discours de Chauveau dans son Charles Guérin. Le roman prend souvent l’allure d’un traité de colonisation. Voici le genre de judicieux conseils que Jean Rivard donne pour réussir sa vie :



Extrait
« Premier secret : un fonds de terre d'une excellente qualité. C'est là une condition de première importance; et, comme je vous le disais ce matin, les agents chargés de la vente des terres publiques ne devraient pas être autorisés à vendre des lots ingrats.
« Deuxième secret: une forte santé dont je rends grâces à Dieu. C'est encore là une condition indispensable du succès; mais il faut ajouter, aussi, comme je viens de le dire, que rien n'est plus propre à développer les forces physiques que l'exercice en plein air.
« Troisième secret : le travail. Je puis dire que pendant les premières années de ma vie de défricheur, j'ai travaillé presque sans relâche. Je m'étais dit en commençant : je possède un lot de terre fertile, je puis en tirer des richesses, je peux voir ce que pourra produire une industrie persévérante. Je fis de mon exploitation agricole, ma grande, ma principale affaire. […]
— Vous considérez donc le travail comme la première cause de votre succès?
— Je considère le travail comme la grande et principale cause de ma réussite. Mais ce n'est pas tout; je dois aussi beaucoup, depuis quelques années surtout, à mon système de culture, aux soins incessants que j'ai donnés à ma terre pour lui conserver sa fertilité primitive, — car le sol s'épuise assez vite, même dans les terres nouvellement défrichées, et il faut entretenir sans relâche sa fécondité par des engrais, des travaux d'assainissement ou d'irrigation […]
« Mais il est temps que j'en vienne à mon quatrième secret que je puis définir : surveillance attentive, ordre et économie.
« Je me lève de bon matin, d'un bout à l'autre de l'année. A part la saison des semailles et des récoltes, je puis alors, comme je vous l'ai dit, consacrer quelques moments à lire ou à écrire, après quoi je visite mes étables et autres bâtiments, je soigne moi-même mes animaux et vois à ce que tout soit dans un ordre parfait.[…]
« Durant toute la journée, je dirige les travaux de la ferme. Je surveille mes hommes, je m'applique à tirer de leur travail le meilleur parti possible, sans toutefois nuire à leur santé ou les dégoûter du métier. […]
« Cinquième secret: l'habitude que j'ai contractée de bonne heure de tenir un journal de mes opérations, et un registre de mes recettes et de mes dépenses.

« Cette habitude de raisonner et de calculer soigneusement toutes mes affaires m'a été du plus grand secours. Je puis dire aujourd'hui, avec la plus parfaite exactitude, ce que me coûte chaque arpent de terre en culture, et ce qu'il me rapporte. Je puis dire quelles espèces de grains ou de légumes conviennent le mieux aux différentes parties de ma propriété et me rapportent le plus de profits : je sais quelle espèce d'animaux je dois élever de préférence; je puis enfin me rendre compte des plus petits détails de mon exploitation. Je me suis créé ainsi pour mon propre usage, un système de comptabilité claire, sûre, méthodique, et qui m'offre d'un coup d'œil le résultat de toutes mes opérations. […] (p. 187-193)

Antoine Gérin-Lajoie - BAnQ
Le roman, qui se veut didactique, développe une thèse : c'est particulièrement évident dans le deuxième tome. L’énumération de quelques titres de chapitre vous en convaincra : « Jean Rivard et l’éducation », « Détails d’intérieur – Bibliothèque de Jean Rivard », « Les secrets du succès », « Visite à M. le curé – Dissertation économique ». En fait, Gérin-Lajoie a créé tout un programme pour permettre aux Canadiens français de se développer comme individus et d’assurer leur survivance comme peuple. On peut lire les chapitres de son roman comme les étapes d’un projet de développement, presque un cours d’économie sociale. En gros, il faut développer toutes les facettes de l’individu (intellectuelle, disciplinaire, religieuse, physique, morale…) et, sur le plan collectif, commencer par s’emparer du sol et, par la suite, greffer quelques petites entreprises en marge de l’agriculture et de l’exploitation de la forêt. « Le Canada peut être à la fois pays agricole et pays manufacturier,  p. 205) Mince programme qui sera répété ad nauseam par à peu près tous les auteurs du terroir et par les élites politiques qui voulaient contrer l’émigration aux États-Unis.

Lire le roman

7 septembre 2007

Jean Rivard, le défricheur

Antoine Gérin-Lajoie, Jean Rivard, le défricheur, Montréal, J. B. Rolland, 1874, 205 pages. (Jean Rivard, le défricheur est d’abord paru dans Les Soirées canadiennes en 1862.) (Cette édition revue et corrigée est la première en livre)

Grandpré, 1843. Lorsque son père meurt, Jean Rivard, qui n'a que 19 ans, doit prendre une décision. Il est l'aîné d'une famille de 12 enfants! Que va-t-il devenir? Continuer ses études et pratiquer une profession libérale? Il vaut mieux ne pas y penser. Il n'a pas l'argent et, de toute façon, toutes les places sont occupées. Il oublie donc ses rêves de devenir avocat et, suivant les bons conseils de Monsieur le curé, il décide d’embrasser la noble profession d’agriculteur. Sans argent, comment y parvenir? Il quitte sa famille, son amoureuse et sa paroisse du nord du Saint-Laurent et vient choisir une terre en bois debout, en pleine forêt, quelque part dans les Cantons-de-l'Est (Bristol). Il engage un copain pour le seconder dans la dure tâche qui l'attend. Les deux, durant la première année, abattent des arbres. Au bout d'un an, déjà ils peuvent ensemencer quelques arpents. Rivard achète une vache et des bœufs. Et l'abattage recommence. Il trouve preneur pour les cendres de ses abatis, il entaille une petite sucrerie, bref il progresse beaucoup la deuxième année. L'année suivante, il peut se construire une maison et épouser sa bien-aimée. Entre-temps, d'autres colons sont venus s'établir autour de lui et, bientôt, une route est construite, une église et une paroisse sont érigées, une municipalité prend place. Il est marguillier, maire, juge de paix dans ce qui est devenu Rivardville.

Extrait 1
« C’est là qu’on reconnaît la grande utilité d’une paire de bœufs. Ces animaux peuvent être regardés comme les meilleurs amis du défricheur: aussi Jean Rivard disait-il souvent en plaisantant que si jamais il se faisait peindre, il voulait être représenté guidant deux bœufs de sa main gauche et tenant une hache dans sa main droite.
Le défricheur qui n’a pas les moyens de se procurer cette aide est bien forcé de s’en passer, mais il est privé d’un immense avantage. Ces animaux sont de beaucoup préférables aux chevaux pour les opérations de défrichement. Le cheval, ce fier animal « qui creuse du pied la terre et s’élance avec orgueil, » ne souffre pas d’obstacle; il se cabre, se précipite, s’agite jusqu’à ce qu’il rompe sa chaîne; le bœuf, toujours patient, avance avec lenteur, recule au besoin, se jette d’un côté ou de l’autre, à la voix de son maître; qu’il fasse un faux pas, qu’il tombe, qu’il roule au milieu des troncs d’arbres, il se relèvera calme, impassible, comme si rien n’était arrivé, et reprendra l’effort interrompu un instant par sa chute. » (p. 82)

Extrait 2
Je n'ai pas besoin de vous répéter tout ce qu'on a dit sur la noblesse et l'utilité de cette profession. Mais consultez un moment les savants qui se sont occupés de rechercher les causes de la prospérité des nations, et vous verrez que tous s'accordent à dire que l'agriculture est la première source d'une richesse durable; qu'elle offre plus d'avantages que tous les autres emplois; qu'elle favorise le développement de l'intelligence plus que toute autre industrie; que c'est elle qui donne naissance aux manufactures de toutes sortes; enfin qu'elle est la mère de la prospérité nationale, et pour les particuliers la seule occupation réellement indépendante. L'agriculteur qui vit de son travail peut dire avec raison : «Il ne connaît que Dieu pour maître.» Ah! s'il m'était donné de pouvoir me faire entendre de ces centaines de jeunes gens qui chaque année quittent nos campagnes pour se lancer dans les carrières professionnelles, commerciales, ou industrielles, ou pour aller chercher fortune à l'étranger, je leur dirais : ô jeunes gens, mes amis, pourquoi désertez-vous? Pourquoi quitter nos belles campagnes, nos superbes forêts, notre belle patrie pour aller ailleurs chercher une fortune que vous n'y trouverez pas? Le commerce, l'industrie, vous offrent, dites-vous, des gages plus élevés, mais est-il rien d'aussi solide que la richesse agricole? Un cultivateur intelligent voit chaque jour augmenter sa richesse, sans craindre de la voir s'écrouler subitement; il ne vit pas en proie aux soucis dévorants; sa vie paisible, simple, frugale lui procure une heureuse vieillesse. (p. 14)


Il va de soi que Jean Rivard n'est pas un livre «à mettre entre toutes les mains». L'auteur en est bien conscient d'ailleurs. Voici le message qu'il adresse, dans l'avant-propos, à ses lecteurs et lectrices :

Extrait 3
« Jeunes et belles citadines qui ne rêvez que modes, bals et conquêtes amoureuses ; jeunes élégants qui parcourez, joyeux et sans soucis, le cercle des plaisirs mondains, il va sans dire que cette histoire n'est pas pour vous.
Le titre même, j'en suis sûr, vous fera bâiller d'ennui.
En effet, « Jean Rivard»... quel nom commun ! que pouvait-on imaginer de plus vulgaire ? Passe encore pour Rivard, si au lieu de Jean c'était Arthur, ou Alfred, ou Oscar, ou quelque petit nom tiré de la mythologie ou d'une langue étrangère.
Puis un défricheur... est-ce bien chez lui qu'on trouvera le type de la grâce et de la galanterie ?
Mais, que voulez-vous ? Ce n'est pas un roman que j'écris, et si quelqu'un est à la recherche d'aventures merveilleuses, duels, meurtres, suicides, ou d'intrigues d'amour tant soit peu compliquées, je lui conseille amicalement de s'adresser ailleurs. On ne trouvera dans ce récit que l'histoire simple et vraie d'un jeune homme sans fortune, né dans une condition modeste, qui sut s'élever par son mérite, à l'indépendance de fortune et aux premiers honneurs de son pays.
Hâtons-nous toutefois de dire, mesdames, de peur de vous laisser dans l'erreur, que Jean Rivard était, en dépit de son nom de baptême, d'une nature éminemment poétique, et d'une tournure à plaire aux plus dédaigneuses de votre sexe.» (p. 1-2)


(Suite : Jean Rivard, économiste)

Lire le roman

Jean Rivard dans Le Foyer canadien

4 septembre 2007

Le Chercheur de trésors

Philippe Aubert de Gaspé (fils), Le Chercheur de trésors ou L’Influence d’un livre, Québec, Léger Brousseau, 1878, 166 p. (1re édition : Québec, William Cowan et fils, 1837).

C'est le premier roman canadien et l'auteur, le fils de Philippe Aubert de Gaspé, n'a que 23 ans au moment de la publication. Il décèdera en 1841 à l'âge de 27 ans. On pense que le chapitre cinq - un personnage raconte la légende de Rose Latulippe - a été écrit ou largement inspiré par le père de l’auteur.

La version de 1878, celle que je présente, a été expurgée par l’abbé Casgrain quand il en a donné une nouvelle version en 1864 dans La Littérature canadienne de 1850 à 1860.  Entre autres, tout ce qui touchait à la morale de près ou de loin a été modifié ou rayé. Et Casgrain a même changé le titre :  L’influence d’un livre est devenu Le Chercheur de Trésors ou L'influence d'un livre. 

Saint-Jean-Port-Joli, 182… Aubert de Gaspé fils raconte principalement l’histoire d’un alchimiste, Charles Amand, ses tentatives infructueuses de trouver la pierre philosophale. C'est un homme naïf qui souffre de monomanie et qui, le plus souvent, est la risée de son entourage. Il croit que des livres, comme Le Petit Albert, contiennent de terribles secrets que les gens instruits cachent au pauvre type comme lui. Il va donc faire quelques tentatives de changer en or différents métaux, tantôt par des conjurations, tantôt en faisant appel à des objets supposément magiques. Par exemple, il croit que des chandelles de suif de pendu peuvent, à l’image du coudre du sourcier, pointer l’endroit où se cache un trésor, ou encore qu’une main-de-gloire (main de pendu) permet de pénétrer où l’on veut. Il va donc se procurer l’une et l’autre, chez des étudiants en médecine, rue de l’Arsenal à Québec. Sur le chemin de retour vers Port-Joli, il traverse le fleuve jusqu’à Baie-Saint-Paul, parce qu’il s’y trouve une grotte qui contiendrait des trésors. Il est berné par deux étudiants qui s’amusent à ses dépens, il  affronte une vilaine tempête au retour, chavire et est embarqué par une goélette qui l’emmène à Anticosti. Il y reste cinq ans, trouve par hasard un petit trésor, revient chez lui juste à temps pour assister au mariage de sa fille Amélie avec Saint-Céran, le héros romantique de cette histoire. Il finit sa vie en cherchant toujours et en vain la pierre philosophale (voir l’extrait).

Cette intrigue principale est entrecoupée de textes de chanson, de poèmes, et surtout d’un conte, celui de Rose Latulippe. Beaucoup d’autres histoires secondaires – celle du meurtrier Mareuil, celle de Rodrigue Bras-de-Fer, celle du pirate Clenricard – viennent aussi interrompre le récit.

Que dire de ce premier roman du Canada français? D’un point de vue purement narratologique, le roman présente certaines lacunes, dont celle d’utiliser des intrigues dilatoires sans lien avec l’intrigue principale. Comme certains critiques l’ont noté, l’enchaînement entre les différents épisodes laisse souvent à désirer.

Ce que j’aime bien dans ce roman, c’est le ton. Il y a un joyeux mélange des genres. Il ne faut pas se leurrer, le romancier ne se prend pas trop au sérieux. Il s’adresse continuellement aux lecteurs, dénigrant – un sourire en coin il me semble - sa technique romanesque bien inférieure à celle de tous ces « grands » auteurs que ses lecteurs ont l’habitude de lire! Ainsi au début de la préface : « Ceux qui liront cet ouvrage, le cours de Littérature de Laharpe à la main…seront bien trompés. » Ou encore, toujours dans la préface, cette fausse modestie et un certain persiflage, il me semble : « J'offre à mon pays le premier roman de mœurs canadien, et en le présentant à mes compatriotes je réclame leur indulgence à ce titre. Les mœurs pures de nos campagnes sont une vaste mine à exploiter […] Le Canada, pays vierge, encore dans son enfance, n'offre aucun de ces grands caractères marqués, qui ont fourni un champ si vaste au génie des romanciers de la vieille Europe. Il a donc fallu me contenter de peindre des hommes tels qu'ils se rencontrent dans la vie usuelle. » Si Charles Armand, Mareuil, l’homme du Labrador, Rose Latulippe et quelques autres sont des personnages de la « vie usuelle » et si cette histoire ne raconte que les « mœurs pures de nos campagnes », quelle vie extraordinaire devait être celle de nos ancêtres !

Ce ton, on le retrouve tout au long, comme en fait foi cette adresse aux jeunes lectrices avant de clore l’histoire d’amour : « Tiens, dira la jeune fille en arrivant aux dernières pages de cet ouvrage, ils vont le marier, et ils n’ont seulement pas eu un petit refroidissement ; c'est drôle. » Ou encore ce conseil, toujours pour ses jeunes lectrices qui veulent garantir la pérennité de leurs amours : « elles n’ont qu’à voir leurs galants tous les six mois, et pour deux ou trois jours seulement. » Mêmes ses personnages, il ne les prend pas au sérieux, caricaturant l’alchimiste Charles Armand, le capitaine pirate, les étudiants en médecine (ils volent les organes des trépassés) ou encore les amours du jeune noble et de la jeune campagnarde, caricaturant pour tout dire les excès de la littérature romantique de son époque. Rien ne résiste à sa plume : tantôt il dénigre l’ignorance crasse des campagnards, tantôt l’arrivisme de la classe supérieure qui fréquente les bals. ****

Lire l'édition originale



Extrait (dernier chapitre)
L'épouse d'Amand, dont nous n'avons fait nulle mention dans le cours de cet ouvrage, parce qu'elle ne prit aucune part aux événements que nous avons décrits, mourut peu de temps après le mariage d'Amélie.

Amand se trouva donc seul dans le monde. Semblable à l'étudiant ambitieux de Bulwer, il aurait pu s'enfermer dans son cabinet, méditer sur les poètes, et regarder avec tristesse le soleil levant ; mais lui, il n'avait pas de cabinet ni de fenêtres « Aux longs panneaux de soie » ; aussi se livra-t-il à ses éludes alchimiques, près de l’âtre de l'humble chaumière où nous l'avons trouvé en commençant cette histoire, et où il mourra probablement ; car, voyez-vous, son âme à lui, c'est dans ce foyer. Ne l'accusez pas de folie, au moins dans cela, car le foyer c'est le royaume des illusions, c'est la source des rêves de bonheur. Vous tous, nés au sein de l'aisance, ne faites-vous pas consister une partie des délices de la vie à être couchés près d'un feu pétillant, en vous reposant de ce que vous appelez les fatigues de la journée ? N'est-ce pas parmi ces brasiers, aux images fantastiques, que votre imagination cherche une autre existence qui puisse vous dédommager d'un monde où vous ne trouvez que des intérêts plus vils les uns que les autres, et qui s'entrechoquent sans cesse ? N'est-ce pas près du foyer que la jeune Canadienne, que l'éducation n'a pas encore perfectionnée, se demande si parmi cette foule d'hommes élégants qui l'entourent, elle ne trouvera pas une âme poétique, dont les cordes vibrent à l'unisson de la sienne ? Enfin, n'est-ce pas le temple du souvenir? Eh bien ! lui, s'il n'a pas une de ces magnifiques grilles qui décorent nos salons ennuyeux, il peut néanmoins savourer la même jouissance ; car c'est en contemplant un métal brillant qui reluit au fond d'un creuset, entouré de quelques petits charbons ardents, qu'il cherche à jeter dans l'oubli toute l'amertume de l'existence.

Amand se livra donc entièrement à l'étude des merveilles de la nature, dont Saint-Céran lui avait donné la clef, à ce qu'il disait ; et, s'il perdit le goût de faire des conjurations, cela ne l'empêchait pas soit qu'il se trouvât la nuit dans un bois, ou sur le rivage, de s'entretenir souvent avec quelques gnomes solitaires (qu'il décorait du nom pompeux de gagnomes), cachés dans quelques taillis ou gémissant sur quelques rochers que la marée montante allait ensevelir : c'était les seules distractions qu'il se permettait, et encore assurait-il que c'était purement par accident qu'il rencontrait ces esprits infortunés. (p. 160-163)


2 septembre 2007

Centième!

Le prochain livre que je bloguerai sera mon centième. Jamais je n’aurais cru atteindre aussi rapidement ce plateau. Quand j'ai commencé ce blogue, je m'étais constitué une liste de 100 titres. Sans faire de plan. Sans me fixer d’objectif. Craignant plus ou moins que mon intérêt s’effrite… Me demandant si le format blogue allait me satisfaire. Si j’aurais des lecteurs… Il faut dire que j'avais déjà en banque une cinquantaine de livres, lus, résumés et critiqués. Bon, c'était des notes personnelles non destinées à la publication. Il fallut donc relire, du moins partiellement, peaufiner et numériser la couverture et un passage du livre. Voilà ce qui me permit de maintenir un rythme de publication assez élevé depuis le début.

Depuis un an, j’ai ajouté exactement 100 titres à ma liste. Ma banque de « déjà-prêts » ne compte plus que 20 livres. Mais j’ai aussi une deuxième banque d’une vingtaine de livres, déjà lus, en partie oubliés, que je devrai relire. Mon goût de lire ou de relire les vieux livres québécois est encore intact. Combien de temps tout cela va durer? Je ne saurais dire. Encore un an… je l’espère.

N’allez pas croire que j’ai passé ma vie dans les vieilleries. Il suffit de visionner les critiques de livres que j’ai publiées sous un pseudonyme chez 
Critiques libres pour se convaincre du contraire. C’est une passion récente; en fait, c’est la réalisation (avec Patricia Chouinard) d’une édition scolaire de Maria Chapdelaine publiée chez Modulo-Thompson qui m’a lancé sur cette voie. Je dus à cette occasion reprendre certaines lectures trop anciennes et en ajouter de nouvelles, ne serait-ce pour mieux mesurer l’effet de nouveauté du roman de Hémon dans notre histoire littéraire. Moi qui avais tendance à me débarrasser des vieux livres, je suis tombé en amour avec cette ancienne littérature et, plus encore, avec ces vieux livres. Et depuis deux ans, je n’ai lu pour ainsi dire que des laurentianas.

Donc le prochain livre que je bloguerai sera mon centième. Bon, admettez-le, ce n’est pas un chiffre comme tous les autres. Rappelez-vous, quand nous étions jeunes, la fierté ressentie à l’atteinte de cette frontière. Comme si on entrait dans le monde des Grands… Donc ce sera mon centième. « À tout seigneur tout honneur », me suis-je dit. J’ai bien pensé en effet bloguer Maria Chapdelaine… C'eût été un bon choix! Mais j’ai trouvé mieux. Une relecture pour moi et, je l’avoue, une heureuse retrouvaille. Je vois bien que vous mourrez d’envie de connaître l’heureux élu… Il vous faudra attendre quelques heures encore. Ce sera mon centième, il faut donc y mettre les formes, un peu de décorum, se faire désirer, quoi!

1 septembre 2007

Au milieu, la montagne

Roger Viau, Au milieu, la montagne, Montréal, Beauchemin, 1951, 329 p.

1928 : la Crise économique. Viau raconte l'histoire de la famille Malo, mais surtout celle de Jacqueline, leur fille. Les Malo vivent dans l’est de Montréal. Florian, le père, est briqueteur. Il a perdu son travail à cause de la Crise et il est trop orgueilleux pour profiter des Secours directs. Lui et sa femme Aurélie ont cinq enfants, soit trois garçons et deux filles (un garçon et une fille vont mourir en cours de route). Ils sont si pauvres qu’ils doivent sauter des repas et ne peuvent chauffer l’appartement. Florian Malo se berce et, parfois, fait de petits travaux. Aurélie, sa femme, fait des ménages chez les riches quand on requiert ses services.

Jacqueline travaille dans de petits commerces. Nous suivons son évolution de 1929 à 1934 (de 15 à 20 ans). Elle rêve de quitter son milieu, elle qui a abandonné l’école pour aider sa famille. Elle rencontre des garçons et, un jour, sans qu’elle l’ait cherché, un jeune bourgeois d’Outremont, Gilbert Sergent. C’est le grand amour et cela dure deux ans. La famille du jeune homme va réussir, à la fin, à les séparer. Finis les rêves ! Jacqueline revient chez elle en se disant que c’est là qu’elle devra vivre.

Le roman de Viau est un autre Bonheur d’occasion, en moins bon. Les personnages sont pour ainsi dire des sosies romanesques : les deux mères tiennent la famille à bout de bras, les deux pères sont inconséquents, les jeunes filles rêvent et les amoureux rejettent la jeune fille qui pourrait nuire à leur ascension sociale. On retrouve le clivage entre l’Est et l’Ouest, le mythe de la montagne, le paupérisme des Canadiens français. L’époque n’étant pas tout à fait la même, les personnages de Viau ne trouvent pas de solution alors que les Lacasse, et surtout Florentine, verront dans la guerre une porte de sortie, un bonheur d’occasion. Le roman est bien même s’il manque à Viau le brio de l’écriture de Gabrielle Roy. ***½

Extrait

Un jeune homme, dans un virage savant, dérapa jusqu'à elle.
— May I help you?
— I fell, dit-elle en riant.
Il lui tendit la main.
— Try to turn your skis sideways.
Il l'aida à se relever et Jacqueline secoua la neige de son costume en y allant de son rire le plus clair.
— You didn't hurt yourself?
Malgré un accent anglais parfait, Jacqueline reconnut un Canadien français. Elle lui répondit cependant:
— Oh no! It just happened that I fell.
L'accent de Jacqueline était nettement français et le jeune homme hésita avant de continuer en anglais. C'est l'habitude des Canadiens français d'adresser la parole en anglais à un inconnu, même si Montréal est aux trois quarts français. Le Canadien français craint, semble-t-il, de se faire répondre sur un ton méprisant: «I don't speak French!» par un Anglo-Canadien qui croit afficher ainsi sa supériorité, puisque dans un pays bilingue, une seule langue lui suffit. Le Canadien français passe outre à l'insulte en se disant que lui, au moins, est suffisamment doué pour apprendre deux langues. Cette manie d'engager la conversation en anglais amène des scènes où l'on voit deux personnes baragouiner une langue qu'elles maîtrisent mal, et continuer à s'enferrer plutôt que d'admettre qu'elles ont fait erreur sur la nationalité de leur interlocuteur. Les ultra-nationalistes canadiens-français versent dans l'excès contraire: ils aborderont toujours quelqu'un en français, insisteront pour continuer en français, même si l'autre n'en saisit pas un mot. Ils veulent ainsi poser un geste de révolte qui dénote peut-être un complexe d'infériorité encore plus profond que celui qui pousse à parler d'abord en anglais.
Le jeune homme hésita avant de risquer en français:
— Vous ne vous êtes pas fait mal, j'espère?
— Pas du tout, j'ai juste fait un petit plongeon.
— Cela arrive aux meilleurs skieurs.
— C'est la première fois que je vais en skis cette année.
— Ça vous reviendra vite. Mais je crois que vos skis sont trop longs. C'est une erreur de penser qu'il faut de longs skis. Ils sont plus difficiles à manœuvrer.
Jacqueline pensa: «II ne se doute pas, lui, qu'on ne choisit pas, à l'Armée du Salut.» (p. 141-142)



Roger Viau (1906-1986) - BAnQ