27 juillet 2024

Lapokalipsô

  

Raoul Duguay, Lapokalipsô, Montréal, Éditions du Jour, 1971, 333 p. (Plusieurs illustrations)

De Ruts et Et le cycle du sang dure donc à Lapokalipsô, on fait un saut dans l’espace et dans le travail de création. Si les deux recueils précédents appartenaient plus ou moins au mouvement contreculturel, toute hésitation s'estompe dans Lapokalipsô. 

Peut-on encore parler d’un recueil de poésie? Je dirais qu’on se trouve devant un livre-objet dans lequel on lit souvent des poèmes. Je ne sais pas si on peut affirmer que la contreculture a contribué à l’éclatement des genres, mais si tel est le cas, ce livre participe de ce mouvement cher au postmodernisme.

Ce recueil est devenu illisible, du moins pour moi. Déjà le parcourir est une aventure en soi. Ce qui ne veut pas dire qu’il est sans intérêt. J’entends par lisible : ouvrir un livre et enfiler les pages de la première à la dernière. Il vaut mieux le parcourir, abandonner le poème ou le texte qui ne mène nulle part, lire des passages par-ci par-là, reprendre dix pages plus loin, revenir en arrière. C'est un peu la méthode que propose Duguay dans le premier texte du recueil : « Ce livre propose une nouvelle méthode de lecture:la lecture ubiquique. L'œil est multidirectionnel et se déploie comme une gerbe avant d'atteindre le blanc. »

Je n’essaierai pas de dénombrer toutes les fantaisies utilisées par l'auteur, ce serait trop long. Mais celles qui sautent aux yeux rapidement, c’est l’absence d’espace avant et après les signes de ponctuation, le mélange des genres, la reprise de certains titres, la déformation, la fusion ou la scission de certains mots. Comme le dit Duguay, « toutédentou ». Le sérieux et le non-sens se côtoient. Des lettres échappent aux mots; des signes, des borborygmes émanent des mots. Plusieurs textes-poèmes disposent de la page à leur façon : format poétique, d'affaires,  scientifique... 

Le recueil est inspiré du travail de Duguay avec l’Infonie, donc on devrait peut-être le parcourir en écoutant de la musique dodécaphonique. J’ai l’impression que certains textes-poèmes ont perdu tout leur impact en quittant le champ de l’oralité  dont ils proviennent.

Si le recueil vous intéresse, ouvrez-le, flânez à l’intérieur, on ne s’y ennuie pas. Vous allez vous promener dans la tête de l’auteur le plus éclaté depuis Gauvreau.

Raoul Duguay sur Laurentiana

Ruts

Or le cycle du sang dure donc

Lapokalypsô



 


19 juillet 2024

Or le cycle du sang dure donc

Raoul Duguay, Or le cycle du sang dure donc, Montréal, Éditions de l’Estérel, 1968, 97 p. (3 illustrations de Jacques Cleary)

Le recueil compte cinq parties : donc blues pour l’homme total à totems de - après les dieux de chair après - or psaume pour une putain car - et l’ève seconde et - or le cycle du sang dure donc.

Duguay est un philosophe qui cherche les causes et les finalités. Il se tient derrière les faits et gestes, les apparences et les façades. Ses poèmes se meuvent entre la philosophie, la biologie et la religion. L’amour entre une femme et un homme, cela va au-delà de l’érotisme, ils assurent la pérennité de la vie.

Il reprend un peu là où nous a laissés Ruts. Au départ, le focus est mis sur la femme et sa sexualité. Bienheureuse est la femme qui reçoit l’homme en elle, alors que « la vierge enfante le vide en elle », cette malheureuse que « jamais le baiser ni le halètement ne réchauffent [les] chairs ». La femme qui enfante, c’est le « cycle du sang qui dure ». Malgré les guerres, les destructions, l’instinct de vie finit par émerger.

« Après les dieux de chair », vient la parole car la vie se perpétue à travers la pensée, le poème : « visionner en l’Homme le / temps de sang l’espace de / chair vivre ne sert / qu’à éterniser son souffle en l’Homme par le / geste du verbe ».

Suit le « psaume pour une putain » : « tu dénoues la vie en chaque chair courbe et / serpentine ». Le Christ, s’il n’avait pas été « roi de l’esprit », aurait choisi la crevasse de [s]on corps pour enfanter son royaume de chair ». Même la putain participe au « cycle du sang qui dure ».

« Dans l’ève seconde », partie pleine de références religieuses, il réécrit en quelque sorte l’histoire de la naissance de l’Homme depuis le jardin d’Éden jusqu’à la mort du Christ sur la croix : « mange le fruit sacré qui te vient du / Père et qui se multiplie par / l’Esprit oublie tes yeux en / guise de lampions dans la nuit et ne parle plus que / d’amour à ceux qui te / crucifient ».

La dernière partie nous ramène à la première : l’homme et la femme qui font l’amour, le « cycle du sang qui dure » :

or l’aimée la belle trop pleine pleine de sang blanc le
change en chair blanche [(le vin vif en
pain) car il est dit que toute femme peut
(avant que l’ange ne l’appelle) nourrir le
christ le vrai celui qu’un homme sème avec sa
verge avec son verbe et celui qui apprivoise la
Colombe (mais ici les colombes sont
rouges)] car le cycle du sang dure donc donc donc

 

Comme on le voit dans ce poème, Duguay pratique toujours une coupe des vers assez déconcertante par moments. Et il a ajouté les propositions entre parenthèses, elles-mêmes encadrées de tirets à l’occasion, comme s’il n’arrivait pas à contenir sa pensée.

 

Raoul Duguay sur Laurentiana

Ruts

Or le cycle du sang dure donc

Lapokalypso

12 juillet 2024

Ruts


Raoul Duguay,
Ruts, Montréal, Éditions Estérel, 1966, 90 p.

Le recueil est dédié à Denise.

Ce qui retient d’abord l’attention, c’est la disposition des vers, souvent en escalier. En outre, ile s’enchaînent souvent par enjambements et même, parfois, par la coupe d’un mot sans utiliser de tirets. Autre singularité de la poésie de Ruts : Duguay crée un lien syntaxique entre les strophes d’un même poème.

  

Dernière particularité qu’on perçoit mieux à l’oral : il répète certaines syllabes comme s’il voulait rendre aux mots leur musicalité ou encore imiter le rythme syncopé du Bebop (rappel : Duguay est musicien). Le recueil est peut-être davantage influencé par le formalisme que par la contre-culture.


 


L’amour et l’érotisme, le plus souvent de concert, parcourent tout le recueil. Duguay n’étant pas Vanier ou Geoffroy, l’amour physique est aussi tendresse amoureuse. Parfois, il se permet l’humour, comme dans le poème « Entre deux seins ».

Son recueil comprend cinq parties : résurrection du corps, de l’éros à la mort, journelles, reliques, désame du pays etChacune décline différemment le thème amoureux en passant de l’amour fou à l’amour-femme-pays, en passant par la recherche, les tâtonnements, la découverte, la déception, la peine, la libération amoureuse.

En 1967, Raoul Duguay et Walter Boudreau fondent L’Infonie, un groupe hors-norme qui marie plusieurs arts (musique, poésie, danse…) et dont les spectacles prennent la forme du happening. Sa participation très voyante à la Nuit de la poésie, en 1970, et le succès de la Bittt à Tibi ont pu laisser la fausse impression qu’il n’était qu’un amuseur public. Il suffit de lire ses poèmes pour prendre la mesure du personnage. 

5 juillet 2024

x

Michel Beaulieu, X, Montréal, l’Obscène Nyctalope, 1968, n. p. [32 p.] (livre non relié, tiré à 60 exemplaires, 4 cahiers sous couverture rempliée).

Une lecture d’une dizaine de minutes tout au plus.

En 27 petites séquences, titrées de « a » à « z », le narrateur décrit sa rencontre avec une inconnue et leurs ébats sexuels.

EXTRAITS

q

Derrière elle, je regardais ses cuisses fermes l’une après l’autre, marche à marche, relâchées l’une après l’autre, le balancement des fesses l’une contre l’autre et le pli de la robe entre elles, la taille cambrée, à peine devinée, avec la seule envie d’y porter la main de nouveau, de la glisser de nouveau entre les cuisses vers les nymphes et leur sommet innervé.

r

La porte refermée, elle s’étendit sur le tapis du salon.

  Prends-moi, dit-elle.
  Pas encore.
  Ne me fais pas attendre.
Puis, après plusieurs secondes:
  J’ai envie de me goûter.
Je retirai mes doigts d’entre ses jambes et les lui tendis.
  Non. Pas comme ça.

s
Je me déshabillai, m’agenouillai près d’elle.
—  Étends-toi.
Elle me caressait du bout des doigts, enduisant de sperme le ventre et le haut des cuisses.
Je bandai de nouveau.

1 juillet 2024

Être ange étrange, érostase

Louis Geoffroy, Être ange étrange, érostase, Montréal, Éditions Danielle Laliberté, 1974. 138 p. (Couverture : Roger DeRoches d’après un dessin d’Emmanuelle Septembre; illustrations d’Emmanuelle Septembre)

(J’ai souvent lu le recueil en diagonale.)

Voici un deuxième livre que Geoffroy consacre presque en entier à Emmanuelle Septembre. Cette fois-ci, ce sont des récits dans lesquels l’action est bien mince et le discours poétique omniprésent. Le recueil contient trois parties. Dans la dernière, la femme aimée est devenue « ELLE ».

L’action se passe à Montréal, mais aussi à New York où ils assistent à un concert des Grateful dead.  La sexualité est omniprésente, sans qu’il y ait de vulgarité. La drogue et surtout la musique (Mingus, M. Davis, Ray Charles) sont sources d’inspiration et, le plus souvent, accompagnent les ébats sexuels.

Geoffroy adore Emmanuelle Septembre, il le répète. On dirait que son discours n’arrive pas à cerner cet attachement, d’où les multiples reprises. Il aime son corps, sa beauté, l’érotisme qu’elle dégage, une certaine indépendance qui la rend attirante. Il voudrait littéralement  la « posséder » : « écrire que tu as les plus beaux seins du monde alors que je ne connais pas les seins du monde, cependant le plaisir du livre du corps ne peut plus me saisir sans le dressement diaphane et subtil de ton mamelon couronné de foliacées noirâtres, prolongement de ton pelvis, te souviens-tu de cette gravure de Léonard de Vinci et la chaîne nerveuse prolongeant le clitoris jusqu’au bout du sein où je me perds en caresses alors que ma tendresse devient possession, je voudrais t’arracher les seins, t’arracher le corps pour l’avoir toujours près de moi et je voudrais t’arracher l’intelligence pour l’avoir toujours près de moi. »

Au fond, Geoffroy focalise davantage sur sa propre sexualité, ses fantasmes, son « cerveau-sexe » hyperbolique :

« Mon sexe en réaction nucléaire se dresse comme le télescope du Mont Palomar ou une batterie de fusées 1CBM Sprint vers le ciel où je la vois tourner et le plus petit mouvement d’elle peut me faire dégorger toutes les énergies amassées, je demeure dur comme un granit artistique et aussi fragile qu’une délicate statue de marbre tout le temps qu’elle passe là-haut et que du bas, absorbant le même carburant pour essayer d’éprouver les sensations qu’elle connaît, je la regarde évoluer comme un condor charognard en vol rectiligne. » (p. 35)

« Je la vois les jambes écartées par-dessus la ville, comme le ciel, le sexe ouvert pour tous les gratte-ciel-phallus et dans Greenwich Village au début d’une nuit à l’hôtel Valencia sur St-Mark’s Place, au coin de la Troisième Avenue, je la regarde agir, je vois New-York se transformer en ville humaine, les briques devenir cellules protoplasmiques, en fait, transmutation de pouvoir, je me sens devenir New-York pour pénétrer son ombre au-dessus de moi, l’avion qui m’a emmené à La Guardia lui caresse le front. » (p. 83)

« Oh, son long corps mince et ces seins volcaniques, je lui lance mon cerveau-sexe au-dessous du volcan pendant que ses poils frissonnent autour des cratères, et ce sexe univers, voie lactée et toutes galaxies dans un seul liquide, profondeur de sa mince fente jusqu’au septième ciel et aux quatre dimensions et ces jambes-rayons de tous les soleils de midi et de minuit, que j’aimerais devenir la peau autour d’Emmanuelle. » (p. 95)

Il cite Beauté baroque de Gauvreau. Chez ce dernier, la femme aimée était un être complexe qu’on découvrait petit à petit. J’ignore qui était Emmanuelle Septembre et je ne le sais toujours pas à la fin de ce recueil.