Mario Duliani, La ville sans femmes, Montréal, Pascal, 1945, 316 p. (Avant-propos de l’auteur) (Traduit en italien Città senza donne, 1946 et en anglais The city without women, 1994)
Mario Duliani (1885-1964) — ainsi que plusieurs Italiens, Allemands, Japonais… — a été enfermé dans un camp durant la Seconde Guerre mondiale. Il y est resté de juin 1940 à octobre 1943. Les « internés » étaient des gens qu’on soupçonnait, à tort ou à raison, de sympathie avec l’ennemi. Duliani a vécu dans deux camps : Petawawa et Gagetown.
Il faut bien se comprendre : ce n’était pas des camps de concentration. Les internés pouvaient circuler librement… dans les limites du camp. « Le traitement qu’on nous a fait s’inspirait d’un indiscutable sentiment d’humanité et de générosité. À plus d’un point de vue, ce traitement était presque celui des soldats de l’armée canadienne. Les mêmes rations, la même discipline, les mêmes jeux, les mêmes punitions... » Les internés formaient une petite communauté avec une structure sociale, une répartition des tâches (Duliani deviendra directeur de l’hôpital) et des représentants auprès des autorités. « Parmi les internés qui furent mes compagnons dans les deux camps où je me suis trouvé, plus de seize nationalités étaient représentées par des hommes de tout âge, depuis 18 jusqu’à 75 ans, de toute condition sociale, depuis le millionnaire jusqu’au gangster ! »
Mario Duliani présente ainsi son livre : « Les pages qu’on va lire ne sont, à proprement parler, ni un « journal » ni des « mémoires » ; elles forment plutôt un ouvrage que l’on pourrait classer dans la catégorie des « reportages romancés ». Avec cette particularité, toutefois, que l’auteur a été lui-même acteur dans l’aventure. »
Le livre contient 15 chapitres, quelques-uns plus narratifs, la plupart presque documentaires : la découverte du camp, l’organisation sociale, les occupation quotidiennes (l’art de tuer le temps), le travail d’infirmier-directeur de l’hôpital, la cuisine avec son organisation et ses chefs, l’ennui des épouses et des amoureuses, l’échange de courrier avec la famille, les loisirs culturels (chant, cinéma, théâtre…), l’omniprésence des femmes malgré leur absence, un aperçu des dix-huit nationalités présentes au camp, les départs (y compris les tentatives d’évasion), les arrivées (dont celle de Camilien Houde), la cordialité de la plupart des gardiens, les services religieux, la libération. En annexe, l’auteur présente différents témoignages de gens internés en Allemagne, en Italie ou au Japon pour bien marquer le contraste.
La ville sans femmes constitue un témoignage très bienveillant sur la détention des personnes susceptibles d’aider les ennemis : « Le fait est que l’ancien interné une fois libéré ne garde ni rancune ni ressentiment au fond de son cœur à la suite de l’épreuve qui lui a été imposée par l’autorité. Il sait qu’au moment où l’internement a été décidé, les apparences, sinon les faits, lui étaient défavorables. » L’auteur va jusqu’à conclure : « Un homme nouveau est né en moi. Et, tout compte fait, je le dis sans forfanterie, l’épreuve que je viens de subir m’a été salutaire. » Ce que Duliani déplore surtout, c’est la séparation des familles : « Veut-on se prémunir contre un danger possible ? Parfait ! Qu’on prenne les étrangers suspects avec leurs familles, qu’on les enferme dans un petit village dont la surveillance est facile, qu’on les empêche de communiquer avec le monde extérieur, mais qu’on leur épargne le supplice de briser leur vie intime et qu’on leur donne la possibilité de continuer leur existence particulière. »
Le récit, très anecdotique, s’adresse surtout aux historiens.
Voir
Italian radicals in Canada p. 218-219.
Extrait
Adossé
à un petit lac aux contours verdoyants, le camp ouvre une vaste éclaircie dans
la forêt qui s’étend à perte de vue tout autour. Douze grandes baraques en
bois, capitonnées à l’intérieur de carton isolant, munies d’un système
d’éclairage électrique, comprenant chacune, outre les cabinets d’aisance, les
lavabos et les douches, forment ce qu’on pourrait appeler les « principaux
immeubles de la ville ». À ces bâtiments s’ajoutent ceux de la cuisine, qui
comprend deux immenses réfectoires, l’hôpital, bâtisse importante aux multiples
salles, salle d’attente, pharmacie, salle des opérations sommaires, salle de la
visite quotidienne et salle d’hospitalisation dans laquelle s’alignent
vingt-quatre lits.
La
baraque des amusements, appelée salle de récréation, est le lieu de la cantine.
C’est aussi là qu’en hiver on célèbre les cérémonies religieuses. On y donne
encore des représentations de théâtre et de cinéma. C’est aussi dans cette
salle que sont installés les coiffeurs.
La
baraque du travail comprend un atelier bien outillé pour les menuisiers, les
plombiers, les électriciens, les tailleurs, les cordonniers, etc.
Il y
a aussi la baraque-école, où se donnent les leçons et les cours réguliers de
langues étrangères et de diverses sciences, celle des sports, etc.
Enfin, il y a la prison, rarement occupée, il faut le dire. (p. 56)
Extrait
2
« Notre petite ville est aussi une Tour de Babel. Dix-huit nationalités y sont représentées. Il y a des Canadiens d’origines française et anglaise, des Allemands, des Italiens, des Hollandais, des Russes, des Ukrainiens, des Finlandais, des Hongrois, des Norvégiens, des Suédois, des Polonais, des Espagnols, des Syriens, des Estoniens, des Lithuaniens, des Tchèques, des Autrichiens, des Juifs, auxquels sont venus s’ajouter, pendant quelques semaines, trois ou quatre cents Japonais.
Dans
cette collection d’échantillons de races figurent toutes les professions et
tous les métiers. Il y a treize médecins, deux avocats, deux notaires, dix
ingénieurs, dix journalistes, des écrivains, des professeurs de musique et des
musiciens, des chimistes, des agriculteurs, des agronomes, des restaurateurs,
des hôteliers, des chefs de cuisine, des garçons de café, des constructeurs,
des terrassiers, des industriels, des commerçants, des étudiants, des
instituteurs, des mécaniciens, des bergers, des marins avec leurs officiers,
d’anciens policiers et d’anciens officiers de l’armée, des pharmaciens, des
infirmiers, des bouchers, des boulangers, des imprimeurs, des photographes, des
ouvriers et des paysans, des rentiers et des chômeurs professionnels, des gens
timorés et des gangsters, des gens sortis des séminaires, des universités, et
des pénitentiers… (p. 231)