27 mai 2021

La ville sans femmes

Mario Duliani, La ville sans femmes, Montréal, Pascal, 1945, 316 p. (Avant-propos de l’auteur) (Traduit en italien Città senza donne, 1946 et en anglais The city without women, 1994)

Mario Duliani (1885-1964) — ainsi que plusieurs Italiens, Allemands, Japonais… — a été enfermé dans un camp durant la Seconde Guerre mondiale. Il y est resté de juin 1940 à octobre 1943. Les « internés » étaient des gens qu’on soupçonnait, à tort ou à raison, de sympathie avec l’ennemi. Duliani a vécu dans deux camps : Petawawa et Gagetown.

Il faut bien se comprendre : ce n’était pas des camps de concentration. Les internés pouvaient circuler librement… dans les limites du camp. « Le traitement qu’on nous a fait s’inspirait d’un indiscutable sentiment d’humanité et de générosité. À plus d’un point de vue, ce traitement était presque celui des soldats de l’armée canadienne. Les mêmes rations, la même discipline, les mêmes jeux, les mêmes punitions... » Les internés formaient une petite communauté avec une structure sociale, une répartition des tâches (Duliani deviendra directeur de l’hôpital) et des représentants auprès des autorités. « Parmi les internés qui furent mes compagnons dans les deux camps où je me suis trouvé, plus de seize nationalités étaient représentées par des hommes de tout âge, depuis 18 jusqu’à 75 ans, de toute condition sociale, depuis le millionnaire jusqu’au gangster ! »

Mario Duliani présente ainsi son livre : « Les pages qu’on va lire ne sont, à proprement parler, ni un « journal » ni des « mémoires » ; elles forment plutôt un ouvrage que l’on pourrait classer dans la caté­gorie des « reportages romancés ». Avec cette particularité, toutefois, que l’auteur a été lui-même acteur dans l’aventure. »

Le livre contient 15 chapitres, quelques-uns plus narratifs, la plupart presque documentaires : la découverte du camp, l’organisation sociale, les occupation quotidiennes (l’art de tuer le temps), le travail d’infirmier-directeur de l’hôpital, la cuisine avec son organisation et ses chefs, l’ennui des  épouses et des amoureuses, l’échange de courrier avec la famille, les loisirs culturels (chant, cinéma, théâtre…), l’omniprésence des femmes malgré leur absence, un aperçu des dix-huit nationalités présentes au camp, les départs (y compris les tentatives d’évasion), les arrivées (dont celle de Camilien Houde), la cordialité de la plupart des gardiens, les services religieux, la libération. En annexe, l’auteur présente différents témoignages de gens internés en Allemagne, en Italie ou au Japon pour bien marquer le contraste. 

La ville sans femmes constitue un témoignage très bienveillant sur la détention des personnes susceptibles d’aider les ennemis : « Le fait est que l’ancien interné une fois libéré ne garde ni rancune ni ressentiment au fond de son cœur à la suite de l’épreuve qui lui a été imposée par l’autorité. Il sait qu’au moment où l’internement a été décidé, les apparences, sinon les faits, lui étaient défavorables. » L’auteur va jusqu’à conclure : « Un homme nouveau est né en moi. Et, tout compte fait, je le dis sans forfanterie, l’épreuve que je viens de subir m’a été salutaire. » Ce que Duliani déplore surtout, c’est la séparation des familles : « Veut-on se prémunir contre un danger possible ? Parfait ! Qu’on prenne les étrangers suspects avec leurs familles, qu’on les enferme dans un petit village dont la surveillance est facile, qu’on les empêche de communiquer avec le monde extérieur, mais qu’on leur épargne le supplice de briser leur vie intime et qu’on leur donne la possibilité de continuer leur existence particulière. »

Le récit, très anecdotique, s’adresse surtout aux historiens. 

Voir

Italian radicals in Canada p. 218-219.

Le reportage de Radio-Canada


Extrait

Adossé à un petit lac aux contours verdoyants, le camp ouvre une vaste éclaircie dans la forêt qui s’étend à perte de vue tout autour. Douze grandes baraques en bois, capitonnées à l’intérieur de carton isolant, munies d’un système d’éclairage électrique, comprenant chacune, outre les cabinets d’aisance, les lavabos et les douches, forment ce qu’on pourrait appeler les « principaux immeubles de la ville ». À ces bâtiments s’ajoutent ceux de la cuisine, qui comprend deux immenses réfectoires, l’hôpital, bâtisse importante aux multiples salles, salle d’attente, pharmacie, salle des opérations sommaires, salle de la visite quotidienne et salle d’hospitalisation dans laquelle s’alignent vingt-quatre lits.

La baraque des amusements, appelée salle de récréation, est le lieu de la cantine. C’est aussi là qu’en hiver on célèbre les cérémonies religieuses. On y donne encore des représentations de théâtre et de cinéma. C’est aussi dans cette salle que sont installés les coiffeurs.

La baraque du travail comprend un atelier bien outillé pour les menuisiers, les plombiers, les électriciens, les tailleurs, les cordonniers, etc.

Il y a aussi la baraque-école, où se donnent les leçons et les cours réguliers de langues étrangères et de diverses sciences, celle des sports, etc.

Enfin, il y a la prison, rarement occupée, il faut le dire. (p. 56) 

Extrait 2

« Notre petite ville est aussi une Tour de Babel. Dix-huit nationalités y sont représentées. Il y a des Canadiens d’origines française et anglaise, des Allemands, des Italiens, des Hollandais, des Russes, des Ukrainiens, des Finlandais, des Hongrois, des Norvégiens, des Suédois, des Polonais, des Espagnols, des Syriens, des Estoniens, des Lithuaniens, des Tchèques, des Autrichiens, des Juifs, auxquels sont venus s’ajouter, pendant quelques semaines, trois ou quatre cents Japonais.

Dans cette collection d’échantillons de races figurent toutes les professions et tous les métiers. Il y a treize médecins, deux avocats, deux notaires, dix ingénieurs, dix journalistes, des écrivains, des professeurs de musique et des musiciens, des chimistes, des agriculteurs, des agronomes, des restaurateurs, des hôteliers, des chefs de cuisine, des garçons de café, des constructeurs, des terrassiers, des industriels, des commerçants, des étudiants, des instituteurs, des mécaniciens, des bergers, des marins avec leurs officiers, d’anciens policiers et d’anciens officiers de l’armée, des pharmaciens, des infirmiers, des bouchers, des boulangers, des imprimeurs, des photographes, des ouvriers et des paysans, des rentiers et des chômeurs professionnels, des gens timorés et des gangsters, des gens sortis des séminaires, des universités, et des pénitentiers… (p. 231)

21 mai 2021

Délivrez-nous du mal

 

Claude Jasmin, Délivrez-nous du mal, Montréal, Éditions à la page, 1961, 187 p.

André Dastous et Georges Langis vivent une amitié assez tortueuse. Ils ne se l’avouent pas, mais d’une certaine façon, ils forment un couple.  Georges est un véritable tortionnaire pour André qui n’en finit plus de se remettre en question. L’été venu, ils partent ensemble en vacances à Hampton beach.  Après une dispute, Georges disparaît. André pleure et pense au suicide.

De retour à Montréal, André doit se rendre à Saint-Hilaire pour consoler sa sœur. On apprend qu’elle aussi est amoureuse de Georges Langis, qu’elle a déjà eu une liaison avec lui, bien qu’elle soit mariée et qu’elle ait des enfants. Elle n’est plus qu’un passe-temps pour Georges, ce qui irrite son frère. Bienveillance ou jalousie, on ne saurait dire.

Prenant conscience de la médiocrité de sa vie, Georges veut fonder une revue, mais a besoin de l’argent d’André qui le lui refuse. Se tournant rapidement de bord, il trouve une riche héritière et l’épouse. Du moins, c’est ce qu’il laisse croire. C’en est trop pour André! Il contacte des membres de la pègre pour le faire assassiner. Au moment venu, il l’attire chez lui, le pousse par-dessus la rampe. Les deux mafieux qui le cueillent en bas doivent le faire disparaître. Les policiers, qui les surveillaient déjà, ont tôt fait de les appréhender. André ne tente rien pour se disculper.

Claude Jasmin sur Laurentiana
La corde au cou
Éthel et le terroriste
Pleure pas, Germaine
Délivrez-nous du mal

Critique

André Dastous est un faible, sans aucune estime de soi, qui ne fait rien de sa vie. Il faut dire que son copain Georges ne se gêne pas pour le dénigrer, pour le manipuler. Il est issu d’une famille dysfonctionnelle. Il n’est même pas sûr que son père soit son père. Tout le dernier chapitre essaie d’établir que son comportement est lié à son milieu familial. De toute évidence, il est homosexuel, bien que le mot ne soit jamais prononcé. Quant à Georges, on pourrait penser qu’il est bi-sexuel, bien que ce ne soit pas dit dans le roman. Il possède un charme naturel et il s’en sert comme d’une arme. C’est un pervers narcissique. Avec André et sa sœur, il forme un triangle amoureux plutôt tordu.

Toute l’histoire nous parvient d’André. Claude Jasmin manie le monologue intérieur avec beaucoup de naturel. Il n’empêche que ce roman est plutôt terne : les divagations religieuses d’André, ses nombreux passages d’auto-dénigrement, ses atermoiements, son amour indéfectible du « beau salaud », tout cela devient insupportable. Et la fin est un peu facile. Le long avant-dernier chapitre, dans lequel on accompagne André dans un rêve de procès complètement dejanté, outre le fait de démontrer le talent de Jasmin, ne nous apprend rien qu’on ne sache déjà. Selon moi, Jasmin n’a fait qu’effleurer le sujet de son roman : l’identité sexuelle. Difficile d’aborder un sujet quand il est impossible de nommer les choses.

Extrait

Maintenant je suis dans une nuit noire. Je suis comme un noyé flottant à la dérive, sur une mer d’encre. J’écris... A Georges, c’est évident, que voulez-vous savoir? Je vous dirais bien tout. Je suis puni sans doute. Que je sois puni, bien puni! Pour n’avoir rien pu pour lui, rien pu. Je n’étais bon qu’à l’amuser, à tenter de le distraire, même par ceci: n’être pas vrai, n’être pas brillant, n’être pas bon. Je suis tombé dans tous les panneaux qu’il ouvrait sous mes pas. Je l’ai accompagné. Désirait-il gueuler contre Dieu? Je l’aidais. Je chargeais. J’en mettais pour qu’il puisse se soulager. Le moment venait-il où monsieur avait bien envie de gueuler sur la vie des bourgeois? J’en remettais. Je lui révélais les côtés les plus odieux d’une existence de petit-enfant-gâté-de-richard. Il en crevait de rage. Les femmes, les enfants, tout était bon quoi, pour que mon ami s’aiguise les crocs. J’étais un lâche, un faux jeton.

Je suis puni, cette troisième fugue est la pire. Je ne le retrouve nulle part. J’ai fouillé Hampton Beach. Il ne reviendra plus. Je crève, je sèche et je me noie. J’écris une longue lettre pathétique, puérile, innocente et bête. Je promets de ne plus le revoir, je le jure. J’écris que j’ai compris, enfin, j’ai compris. Il ne me reste plus qu’à refermer toutes ces valises ouvertes sur le lit. La deuxième semaine de vacances absurdes s’achève, elle est finie. C’est samedi. Georges doit rentrer lundi matin au douzième de la McCormick Machin, couloir de gauche, huitième porte, huitième bureau à droite. — Ne vous trompez pas de porte car vous en apprendrez de belles! — J’aurais, au moins, voulu le ramener. Comment reviendra-t-il? Je m’en fais pour rien. J’oublie encore qui est vraiment Georges. Il doit déjà être en route. Il se sera fait quelqu’ami de passage, quelque sale compagnon de fortune, un voyou, un rufian, un vieillard impotent, une dame sans compagnie, une folle-avec-un-chien-de-race! Je le connais. La pire bêtise serait de s’inquiéter pour un type comme lui. Oui, ah oui, il est débrouillard! Trop. Moi, je serais perdu, pas lui. Il peut toujours se retrouver, même démuni de tout. Dire que je me suis attaché à un tel gars, un type qui n’a jamais besoin de rien ni de personne. Je l’envie. C’est vrai, je ne le savais pas assez. Je le répète: je l’envie. C’est vrai, je l’envie, je l’envie, je l’envie. L’atroce découverte! Mon Dieu, est-ce bien vrai? Je l’ai toujours envié! Que j’ai mal. Je ne l’ai donc même pas aimé? Je n’aime donc personne, personne puisque Georges est le seul être vivant que je “croyais” aimer. Oh, que je serai seul désormais! (P. 40-42)

18 mai 2021

Nostalgies

Jean Dollens (Estelle Bruneau), Nostalgies, Sherbrooke, La Tribune Ltée, 1938, 159 p. (Préface d’Alfred Desrochers)

Le surnom qu’elle s’est donné en dit déjà beaucoup : « Dollens » signifie souffrir en latin. En effet, « Nostalgies » baigne dans un climat de morosité peu commun. 

Les déboires de l’autrice sont d’abord amoureux. « Vous n’aimez plus, mais vous souffrez encore. / Ah! gardez-le ce mal qui vous poursuit : / Il est un bien même s’il vous dévore ».  Au milieu du recueil, on lit trois poèmes interreliés : Le passé, Le présent, Le futur qui correspondent à la perte des illusions, à la solitude et au désespoir : « Alors, j'irai chercher la Mort dans son mystère / La priant de couper de son glaive tranchant / La chaîne de mes jours, sur cette froide terre, / Et je m’endormirai sur son cœur fascinant. » On a droit à un long poème de 15 pages, narratif et expressif, sur le Requiem de Mozart et aux « dernières paroles » du Christ sur la croix, images de la douleur et de la mort. D’autres références culturelles citées, comme la Sonate pathétique et Les Fleurs du mal, ne trempent pas non plus dans la joie.

« La Vie est ce grand livre où la misère humaine, / S’étale à chaque page en chapitres fatals; / La reliure est la Douleur qui nous enchaîne / Et nous étreint parfois de son baiser brutal. » Derrière ce pessimisme, on sent une certaine révolte, mais surtout beaucoup de résignation, comme si toute vie n’était que douleur et tristesse.

Comme extrait, je cite le dernier poème du recueil, occasion de constater que cette poésie, truffée d’adjectifs, se déploie laborieusement.

LA POÉSIE

La Poésie est ce nectar délicieux
Qui fait s'enivrer l'âme immortelle des dieux;
C’est une harpe d’or dont les cordes subtiles
Évoquent les soupirs de voluptés fragiles;

C’est un souffle divin dont le mystérieux
Frémissement murmure un chant mélodieux;
C’est un flambeau sublime aux lueurs volatiles
Éclairant, des humains, les cœurs trop versatiles.

Mystique Poésie, âme aux reflets changeants,
Tu planes dans l'éther sur tes ailes d’argent,
Vers le bleu crépuscule, atmosphère du Rêve;

Flamme phosphorescente, idole des mortels.
Astre majestueux qui lentement s’élève,
Le monde se prosterne au pied de tes autels…

14 mai 2021

Visions encloses

Clara Lanctot, Visions encloses, Victoriaville, La voix des Bois-francs, 1930, 144 p. (Préface de Marie Lemaire-Duguay)

Clara Lanctot (1886-1958), qui a publié Visions d’aveugle en 1913, était effectivement devenue aveugle à 8 ans. Dans la préface, Lemaire-Duguay raconte son drame. Visions encloses est sa seconde et dernière œuvre. L’autrice y reprend une dizaine de poèmes de son premier recueil.

Nérée Beauchemin lui a offert le poème qui ouvre le recueil. La cécité en est le thème et il est simplement intitulé « À Clara Lanctot ».

Tournez votre regard vers une jeune amie
Dont les yeux sont fermés au reflet lumineux,
Mais dont l’âme pourtant s’ouvre à la poésie,
Comme une tendre fleur à la clarté des cieux.

C’est par la poésie que l’autrice appréhende le monde. Elle est en quelque sorte ses yeux : « Je puis voir sans ouvrir les yeux, / Par ton éclat, ô poésie! ». Les premiers poèmes, tout en douceur, racontent ses rêves d’amour. Ou plutôt parle de cet amour qui n’a fait que l’effleurer : « Quand vous irez sur la route fleurie, / … / Souvenez-vous de la petite amie / Tremblant un peu les doigts entre vos doigts. » Plus loin, on comprend que son rêve s’est réalisé.

Suivent six poèmes qui décrivent la frustration d’être aveugle : « Par les yeux, l’infini pénètre jusqu’à l’âme »; « La cécité m’étreint de son épais bandeau ». Son drame est survenu quelques jours avant Noël : « Et c’est Noël! … la nuit commence, / La sombre nuit des yeux fermés ». Son début de révolte trouve apaisement dans sa foi : « Vous le voulez, Seigneur, j’accepte sans murmure, / Et je vois que Vous dans mon obscurité. »

La partie suivante contient une quinzaine de poèmes qui célèbrent la nature. Celle-ci est douce, consolatrice, remplie de fleurs et d’oiseaux. Même l’hiver finit par trouver grâce à son cœur : « Du blanc et du blanc, clair, immaculé, / Au ciel, sur la terre et dans tout l’espace… / Les yeux sont ravis, le cœur consolé : / Au rigide hiver, qui ne ferait grâce! … » Comme on s’y attendait, Lanctot est très sensible aux sons, aux parfums, ce qui n’empêche pas qu’on lise des passages purement visuels : « Étalent [des fleurs] au soleil un calice entrouvert, / Ou cachent leurs couleurs sous un frais rameau vert. »

Le recueil se termine par des poèmes plus personnels. Il y est beaucoup question de sa recherche du bonheur (comme dans tout le recueil), de sa foi, mais aussi de ses amitiés, d’enfants, de deuil.

RESTEZ CLOS

Ô mes yeux, restez clos ! la splendide nature,
Si belle qu’elle soit, pour vous est sans beauté.
Vous le voulez, Seigneur, j’accepte sans murmure,
Et je ne vois que Vous dans mon obscurité. 

Mon esprit, restez clos ! les images rêvées
Sont un profond mystère à mes regards éteints…
Sur moi, que je comprenne, ô mon Dieu, vos desseins,
Et que mes visions vers Vous soient élevées.

Ô mon cœur, restez clos sur vos chères amours!
Nul ne saura jamais vos élans de tendresse…
Que seul l’amour divin me consume et me blesse.
J’atteindrai le bonheur au terme de mes jours.

Bio de Clara Lanctot

11 mai 2021

Coups de scalpel

Jean-B. Gagnon, Coups de scalpel, Montréal, s.e., 1923, 295 pages.

Gagnon (1893-1956) était médecin, d’où le titre. Son interminable recueil contient quatre parties : CapricesGrains d’encensFoliaLevia.

Dans le poème liminaire (Au lecteur), comme tant d’auteurs de l’époque, Gagnon fait appel à l’indulgence des lecteurs.

Caprices

Les poèmes ont été écrits entre 1912 et 1916. Ils sont le fruit d’un jeune homme très idéaliste qui rêve de poésie et d’amour. « Ma plume est bien petite, et pourtant bien gentille; / Sur le papier sans cesse elle aime glisser, / Légère et sans souci… » (Ma plume)

Grains d’encens

Les poèmes sont datés de 1911 à 1915. Gagnon témoigne de sa foi chrétienne en évoquant des moments forts du calendrier liturgique : Noël, la passion, la naissance de Jésus, le mois de Marie. « Je suis seul dans le temple à l’heure du couchant, / Dehors l’orage gronde; ici tout est paisible : / C’est l’infini du soir et le rêve invisible. / Seigneur ! je suis petit; et vous êtes bien grand! » (Le soir au temple)

Folia 

En exergue, il cite Musset : « Il faut savoir en ce bas monde aimer beaucoup de choses / Pour savoir après tout ce qu’on aime le mieux. » Il porte toujours le deuil de sa mère décédée alors qu’il était jeune et de son père un peu plus tard, il évoque plusieurs liens amoureux, parfois avec le cynisme du jeune homme qui joue au désespéré, il déplore la précarité de la vie alors qu’il n’a que vingt ans. Je cite la dernière strophe de cette partie : « Hélas! comme il fait froid dans un cœur de vingt ans / L’amour n’est qu’un lambeau trop mince pour la plaie / Et chaque soir arrache à ce débris vivant / Un peu de son froment pour le mêler d’ivraie. »

Levia

Le ton et les thèmes n’ont pas changé dans « Levia ». Toujours le dégout romantique, le désespoir bruyant, une certaine misogynie (sauf pour la mère adorée), entremêlés de courts moments de tendresse, d’abandons amoureux. Je cite l’avant-dernier poème du recueil.

 

Tristesse

Tout enfant que je suis, non, je n’espère plus. 

Un voile de tristesse et de mélancolie 

Enveloppe mon cœur; je déteste la vie,

Car avant le combat je suis déjà vaincu.

 

Mes compagnons s’en vont, le front gai, l’âme forte, 

Vers l’idéal rêvé qui berce leur espoir.

Moi, je suis las de tout, et l’on rit de me voir 

Descendre à la dérive, épave triste et morte.

 

Hélas ! je sens mon cœur grisonner sans retour, 

Perdu comme une fleur que dessèche la brise, 

Et qui tombe fanée au soleil qui la brise,

Sans même avoir goûté la volupté du jour.

 

Je suis bien seul, ici, dans l’immensité vague.

Je n'ai plus un regard pour réchauffer mon cœur; 

Car la mort a ravi mes parents et ma sœur,

Et moi, je suis resté, dans la mer une vague.

 

Dieu ! que la terre est triste au poète orphelin ! 

Pourquoi donc recevoir une lyre dans l’âme ?

Si l’on ne peut aimer, si pour souffler sa flamme, 

On n’a pas de sa mère un baiser le matin.

8 mai 2021

Les cailloux

Jean Nolin, Les cailloux, Montréal, Le Devoir, 1919, 131 pages. (Illustrations d’Henri Letondal; Paul Fort en exergue)

Le poème liminaire est intitulé « Le petit poucet » et comme on pouvait s’y attendre, les chapitres portent des noms en référence au conte : Les cailloux blancs, Les cailloux roses, Les cailloux d’or et Les cailloux gris.

Les cailloux blancs sont ceux de l’enfance. La plupart des poèmes font référence à l’école, à ce qu’elle peut avoir de fastidieux pour un jeune rêveur : « Lorsque, le premier jour de classe, / Devant l’entrée où l’on se place, / Groupés en ronds, / Attendant que le loquet bouge, / À la petite porte rouge, / Nous demeurons, // Nul ne ressent d’impatience; / Nous souffrons, pleins d’insouciance, / Le lent portier, / Car dans nos pensers (sic) s’aventure /Un petit morceau de nature, / Un vert sentier... » (La rentrée)

Les cailloux roses évoquent l’amour. Jean Nolin avait vingt ans quand il publie Les cailloux. Alors ses amours sont celles d’un adolescent : une jeune fille aperçue, une amie d’enfance, une autre avec laquelle il a passé un été : « Restons ainsi. Tais-toi. Ne romps pas le silence / De cette douce nuit de juillet où s’élance / Le concert lumineux des grenouilles du parc. » (L’aveu)

Difficile de saisir le thème qui relient Les cailloux d’or. L’auteur décrit aussi bien des scènes bucoliques qu’un rêve (avec des lutins). Peut-être est-ce un certain état d’innocence, voire une certaine tristesse : « C’est un jour doux, chaste et vainqueur. / La brise chante au seuil des portes. / Les ennuis gisent dans mon cœur / Comme un amas de feuilles mortes. » (Matin d’octobre)

Les cailloux gris nous transportent en ville. Si animée soit-elle la ville est triste. La guerre a laissé des traces. : « Quand je sens trop peser la Ville sur mon être, / Je baigne mes regards brûlés de citadin / — Moi, l’éternel rêveur de merveilleux jardins / Dans le morceau de ciel taillé par ma fenêtre. » (Les fugitifs)

En épilogue, le poète discute avec son Adolescence (personnifiée) : cette dernière le rassure sur son avenir.

Les cailloux est le recueil d’un adolescent sensible, encore naïf, qui écrit avec une certaine finesse.

Sur Jean Nolin


5 mai 2021

Pleure pas, Germaine

Claude Jasmin, Pleure pas, Germaine, Parti pris, 1965, 169 pages.

J’ai dû lire ce roman il y a 40 ans et j’en gardais le vague souvenir d’une lecture amusante sans plus. Il suffit de quelques pages pour réaliser que ce livre fait très « années soixante ». Il est dédié à quatorze « messieurs » et « autres croyants, convaincus ou d’occasion, qui manquèrent de patience ». Déjà, on peut se poser la question : pourquoi ce livre ne serait dédié qu’aux hommes?

Jasmin dit à peu près tout sans filtre, loin du politiquement correct. Son personnage principal, pour reprendre un terme d’aujourd’hui, est un bougon. Mauvais mari, mauvais père, mauvais travailleur.  Les tapes et les mots déplacés fusent, la famille est toute croche, on rêve et on rêve encore, parce qu’on ne peut pas faire plus.

Jasmin, toujours à l’affut, saute à deux pieds joints dans la bataille du joual déclenchée par le frère Untel. Son ami de Parti pris, Jacques Renaud, avait déjà frappé fort dans le mille avec son Cassé, une année plus tôt. Mais le joual de Jasmin est assez policé, tout compte fait. Ce sont plutôt les dialogues qui sont « jouaux », comme Maupassant en faisait à une autre époque.

L’histoire peut se résumer simplement. Comme la famille tire le diable par la queue, Gilles Bédard, sa femme Germaine et leurs quatre enfants ont décidé de quitter Montréal et d’émigrer à Bonaventure, endroit natal de la mère. Le père a accepté avec une idée derrière la tête. Sa fille ainée a été assassinée sauvagement et il a des raisons de croire que le meurtrier se cache à l’Anse-à-Beaufils. Le récit retrace le voyage de quelques jours qui les mène à destination, la rencontre du père avec le supposé assassin, pour réaliser finalement qu’il avait tout faux. Sur ce sujet, comme sur tout le reste.

Il est beaucoup question des relations hommes-femmes dans ce récit. Je dirais même que c’est le thème principal. Bien entendu, ces relations sont viciées par un milieu social de misère, où tout le monde est paumé. Pour en revenir à la dédicace du début, je crois que le message de Jamin pourrait s'énoncer simplement : «Pauvres hommes, idiots que vous êtes!»

Jasmin sait raconter, nous rendre sympathiques des personnages qui n’ont rien de plaisant, nous toucher avec des drames dignes des faits divers.

Claude Jasmin sur Laurentiana
La corde au cou
Éthel et le terroriste
Pleure pas, Germaine

Extrait

— Germaine, j’sais pas pourquoi que tu m’laisses pas là. Que tu m’endures, moé, un fainéant, un gars jamais capable de se placer une bonne fois pour toutes. Tu devrais me planter là. Je braillerai pas, Germaine, laisse-moé donc là, partez demain matin, à quoi je te sers ? J’sus rien qu’un embarras, un enfant de plus, un enfant de trop !

— Tais-toé donc.

— C’est vrai Germaine, j’suis pas un homme pour toi. J’suis rien qu’un chômeur. Quel fun que t’as eu avec un fou braque comme moé. Rien que de la misère, des larmes, des guenilles, jamais manger à votre faim. A quoi que j’sus bon, batèche, à rien ! Suis rien qu’un embarras. Tu t’débrouillerais ben mieux sans m’avoir dans les jambes.

— Parle pas comme ça, Gilles.

— Parle pas comme ça, parle pas comme ça, c’est la vérité ! Faut regarder les choses en face, de temps en temps. Sacrez le camp, Albert sait chauffer le bazou. Je m’étendrai là, su’ la grève, j’me laisserai crever comme un chien que j`suis, les vagues me laveront. Ce sera fini. Un jour, tu reviendras avec le petit que t’as peut-être dans le ventre. Y se penchera pour ramasser mes os b’en lavés pour s’en faire des p`tits bateaux, comme Ronald.

— Veux-tu b’en te taire.

— Non, j’me tairai pas, pour une fois que j’vois clair, pour une fois que j'trouve le courage d’ouvrir les yeux. J’suis rien qu’un déplacé, j’ai une tête de cochon, ouais, ouais, y avaient raison les foremen, les chefs d’ateliers, j’ai une tête de cochon, je veux jamais me ranger, Germaine, je veux rien qu’en  faire à ma tête, j’sais pas ce que j’ai, je sais pas pourquoi, je suis bâti comme ça, croche. J’ai plus confiance, je te dis la vérité, je sais plus quoi faire, Germaine, j’ai pas envie de recommencer, d’essayer encore de m’installer. Germaine, j’aime autant te le dire, j’suis au bout de ma corde. Au bout ! C’est fini Gilles Bédard, fini. T’es mieux de me planter là. T’es mieux de m’barrer sur ta liste. Je vaux pas une cenne !

— Tais-toé donc.

(p. 88-89)

1 mai 2021

La mouette et le large

Jean-Guy Pilon, La mouette et le large, Montréal, L’hexagone, 1960, 70 p.

Ce recueil, son quatrième, Pilon le dédie à sa femme. Il est difficile d’en saisir la composition : l’essentiel des poèmes forme une longue suite, mais on trouve aussi de courtes sections qui contiennent un ou quelques poèmes, plus ou moins rattachés à l’ensemble. Il contient quelques poèmes en prose.

Après avoir parcouru les trois autres présentations que j’ai faites de Pilon il y a quelques années (voir ci-dessous), je constate que le poète a beaucoup de suite dans les idées : on retrouve dans La mouette et le large la même hésitation entre l’attente et l’action, le même rapprochement entre la quête amoureuse et celle du pays.

Le poème éponyme, adressé à une femme mouette, est un appel à la liberté : « Oublie le mirage des côtes, laisse tomber ta pesanteur de fidélité sentinelle et viens, par-delà les sanglots, par-delà l’image du temps défait, viens, ma parure de liberté. »

Dans les poèmes du début, le poète reprend où il a laissé dans le recueil précédent. L’attente est toujours là : « La tête courbée entre les épaules / Impassibles / Nous attendons sans voix / Une délivrance naturelle ». Et Le poète fait on ne peut plus clairement le lien entre le pays et la femme : « Mon pays porte le nom douloureux de mon amour. » Pour cet « homme déchiré de ce pays multiple », la femme demeure la mesure et l’ancrage de son engagement : « Si je ne croyais plus en toi je ne croirais plus au pays ». Ou encore : « Je ne veux reconnaître que l’appel du jour / La courbe de ta hanche / Et la frayeur de mon corps / À l’instant de l’amour ».

Dans les dernières parties du recueil, il est plus difficile de suivre le cheminement du poète. On dirait presque un autre recueil. On y parle d’amours, très peu du pays, d’une Madeleine dont « l’âme était fixée à la flamme pour l’éternité », des enfants « prolongement du sang ». Dans Le dernier poème, « Noces », Pilon avec emportement dit son « appartenance irréductible à la terre », la force de ses amours, « l’opiniâtreté de [s]on sang » et se pose en protecteur des siens : « Et je ne sais plus qu’un mot / Pour saluer ma maison / Et les vies qu’elle protège / Seules raisons de ma propre vie / OUI ». Poème typique de la nécessité du dire de l’âge de la parole. Le temps des hésitations semble terminé.

Jean-Guy Pilon sur Laurentiana

La fiancée du matin
Les cloîtres de l'été
Les matinaux
Les débuts de l'Hexagone
L'homme et le jour
La mouette et le large

ON NE CHOISIT PAS SES ARMES

Tu auras maintenant des murs à abattre
Des routes presque neuves à négliger
Parce qu’au pays où nous sommes
Les destins rivalisent de froid 

Tu marcheras courbée dans ta haine
Comme un printemps avorté
Dans l’éclatement des mirages
Sous la répétition de nos refus 

Les fleuves s’offrent à ton corps sans but
Comme des pièges à la dérive du soir
Mais n’entends-tu pas le cri des bêtes
Qui bâtissent patiemment leur demeure

Je voulais simplement t’apporter le monde
Comme on transporte une montagne
Dans la haute ferveur du mensonge nécessaire
Tissé sous nos pas en filet protecteur

Ne dis pas que le remords m’arrive après la tempête
Je n’ai pas le goût des révoltes inutiles
J’attends la chute des saisons
Sans leur substituer ma souffrance 

Je suis homme déchiré de ce pays multiple
Qui exige jusqu’au dernier sanglot
La force des bras constructeurs
La patience désertique sans visage 

Si je ne croyais plus en toi je ne croirais plus au pays
J’aurais déserté la légende assourdie des fleuves
J’aurais saboté les plus hautes tours
Pour cacher mon mal et ma honte 

Mais je reste parce que mon sang est d’ici
Mais j’attends parce que je sais
Que le jour succède au sommeil
Mais j’espère parce que c’est ma seule vie

(pages 19-20)