19 juillet 2014

Le Cassé

Jacques Renaud, Le Cassé, Montréal, Parti pris, 1964, 126 pages. (Présentation d'André Major et introduction de l'auteur)

En plus du Cassé, le recueil contient huit autres courts textes :  …and on earth peace; Dialogue des serveuses; Dialogue des gerçures; Dialogue de la serveuse et du client souffrant d'un mal de tête; Dialogue de l'intellectuel nationaliste et de la serveuse; Le clou; Un coup mort, tu t'en sacres; La rencontre.

Ce roman crée tout un esclandre dans le petit monde littéraire lorsqu'il parait en 1964. Entre autres, il déclenche un long débat sur l'utilisation du joual. En le relisant - et ayant relu plusieurs œuvres qui l'ont précédé - je devine assez bien que le choc ne s'est pas limité à une histoire de langue. Le point de départ du Cassé, c'est une histoire digne d'Allô police, comme ne manque pas de le souligner le narrateur par le biais de son personnage principal. 

Le cassé, c'est Ti-Jean. Il vit de ses maigres prestations d'assurance chômage. Il couche avec Philomène, une fille-mère, aussi cassée que lui. Un ex de Philomène, pour se venger d'eux, dit à Ti-Jean qu'elle fréquente Bouboule, un petit dealer. En fait, elle va  chercher de la drogue pour une amie lesbienne. Fou de rage, Ti-Jean décide de les tuer tous les deux. Il repère Bouboule dans un restaurant, surpris de constater que Philomène n'est pas avec lui.  Au sortir du restaurant, il le suit et le tue à coups de tournevis dans la bouche. « Bouboule gargouille comme un tuyau de lavabo qui se vide... mais en plus gras... en moins sonore... En plus lent... Du cauchemar. Ti-Jean est allé chercher une grosse pierre qui traînait avec d'autres, dans le fond de la cour... Bouboule a perdu la tête... C'est pus rapiéçable. » Il retrouve Philomène au lit avec la copine lesbienne. Il la malmène et s'enfuit. 

On comprend aisément que ce petit roman (en fait une novella) ait fait beaucoup de bruit. On n'avait jamais lu un livre d'une telle violence. Même si l'intrigue tourne autour d'une histoire d'amour (qui n'est surtout pas de l'amour), on comprend vite que toute relation humaine est pourrie par la pauvreté sociale des personnages. La colère de Ti-Jean s'exprime moins contre les institutions que dans les relations humaines, entre autres dans la violence faite aux femmes.  La ville de Montréal est un personnage omniprésent, peut-être même le plus consistant du roman. La ville est sale, bruyante, les insectes pullulent, la violence et la corruption font la loi. «Fesser! Frapper! L'air sent la violence à plein nez. Le gaz carbonique et le mensonge.»

Sur le plan littéraire et peut-être culturel, Renaud a ouvert la porte à bien des audaces. Le langage est cru, vulgaire. Les vieux, les femmes, les enfants, tous passent au collimateur. On est loin de notre époque ou même la violence et les préjugés sont esthétisés. 

Avec Renaud, on entre de plain-pied dans la contreculture. La poésie voisine le sordide, l'œuvre s'autodétruit à mesure qu'elle s'écrit, ce que l'auteur ne manque pas de signaler : « Mais Ti-Jean est pas le genre à raconter sa vie à tout le monde. Le narrateur devrait se mêler de ses affaires. C’est ce qu’il va faire. Il est écrivain. »

Il annonce Tremblay, mais aussi Aquin, Ducharme, VLB, Carrier...et bien d'autres qui vont user, chacun à leur façon, de cette liberté de ton.  Le Cassé ouvre une porte, ce qui n'en fait pas pour autant un roman à la hauteur de Prochain épisode, de L'Avalée des avalés ou d'Une saison dans la vie d'Emmanuel, romans qui vont paraître en 1965-1966. 

Extrait

Cette chambre lui a coûté cinq piasses.

Une chambre ? 

C'est plutôt une espèce de grand placard. La porte : un pan de plywood assez large mais trop bas pour bou-cher entièrement l'entrée. Au-dessus de la porte chambranlante, un espace d'environ trois pieds de hauteur et d'un pied et demi de largeur permet à n'importe qui — pas besoin d'être acrobate — de passer du couloir à la chambre et de la chambre au couloir sans même avoir besoin d'ouvrir ou de défoncer la porte. 

Rien que cinq piasses par semaine. Ti-Jean comprend. 

C'est pas chauffé. On est à la fin d'août. Il y a encore des nuits et des jours chauds. Mais ce soir il pleut et le temps est frais. C'est à cause de ça que Ti-Jean s'est aperçu que c'était pas chauffé. 

Aucun drap sur le lit. Aucune couverture non plus. La literie n'est pas fournie. Le matelas taché de grandes flaques brunes et jaunâtres. Des trous de cigarettes dans cette chair bleu-déteint. Une coquerelle sort l'un des trous comme une grosse bébite d'un trou de balle dans le ventre luisant d'un chien abattu. Lourde et saoule coquerelle. Repue. Le matelas : un cadavre.

Il n'y a pas un concierge à Montréal qui va se fendre le cul en quatre pour fournir une chambre à cinq piasses. Ti-Jean le sait bien. Les cassés sont trop sales pour des draps blancs. 

La fenêtre : une porte-persienne à deux battants qui donne sur un balcon. Le balcon donne sur l'avenue du Parc ou bien sur le cimetière si on saute à pieds joints dessus car le bois de ce balcon de troisième étage est pourri. (p. 17-18) 

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