Laurent
Girouard, La Ville inhumaine, Montréal,
Parti pris, 1964, 189 pages.
Essai, roman, poésie, un peu tout cela, et
encore plus. Écriture libre et surréalisme. Postmodernisme avant la lettre.
Différents usages de la typographie. Plusieurs foyers de narration. Chronologie
malmenée. Mise en abyme. Récit classique et monologue intérieur. Comme vous le
devinez, ce livre n'est pas de lecture facile, surtout dans la première partie.
L'anti-héros de l'histoire, c'est Émile Drolet,
une journalier retourné aux études sur le tard, devenu journaliste. Il est dans
la soixantaine et il fait le bilan de sa vie tout en exprimant certaines idées
plus ou moins en lien avec ce qu'il raconte : « Pourquoi écrire cette
histoire ? et toutes ces feuilles blanches devant moi ... Je sais ... sans but
artistique (ou politique) on ne biaise pas. C'est l'essentiel qui me harcèle.
J'essaie pour moi seul ... de retrouver ces souvenirs cruciaux. Je ne pense même
pas à tous ceux qui se sont recueillis avant moi pour cette même quête prométhéenne.
Émile Drolet, l'ai-je connu ? ... même en imagination . . . Ai-je habité son
corps ? »
Sa mère était prostituée, alors son père... Il
a eu cinq amoureuses mais une seule a compté : Jeanne Gerdois. Cette femme
s'est servie de lui pour se faire un enfant : François. Il connaîtra à peine
cet enfant. Il a vécu une idylle avec sa tante veuve alors qu'il reprenait ses études
classiques après avoir travaillé en usine. Pour le reste, l'histoire n'étant pas chronologique, on le voit à différents
moments de son existence : lors d'une retraite que les étudiants finissants
faisaient à l'époque; avec ses amis, Thério et Marchand lors de soirées; lors
d'une réunion de ses amis gauchistes; à
l'intérieur d'une cellule révolutionnaire qui pose des bombes (mais est-ce bien
lui?). Et j'oubliais, on assiste à son suicide au début du récit et aux préparatifs
de ce suicide surtout vers la fin du roman.
La
ville inhumaine, c'est un
roman très idéologique, ceci entendu aussi bien au plan philosophique que
politique. Émile Drolet se présente comme un anarchiste. Il croit que le chaos
est le grand maître de l'univers, que les lois de la probabilité déterminent
les rapports de force et que la prise du pouvoir par le prolétariat, c'est de
l'angélisme. Il n'y a pas de fin à la lutte qui doit être menée. Aussi c'est
sans grandes illusions qu'il endosse la cause nationale et le marxisme. Il
redoute autant les intellectuels que les politiciens et il n'est pas tendre à l'endroit
des écrivains et du milieu littéraire. Je ne sais trop s'il faut mettre sur le
compte de l'existentialisme ou de la misanthropie son attitude détachée face à
ses contemporains.
Il y a plusieurs passages dans le livre où l'auteur
s'interroge sur l'écriture, plus spécifiquement sur le livre qu'il est en train
d'écrire. On assiste même à une scène plutôt comique entre lui et son éditeur.
Il est conscient que son livre est fragmenté, confus. Pour tout dire, c'est un
roman qu'il faudrait relire, pas tant pour ce qu'on peut en tirer que pour
s'assurer qu'on a bien (ou tout) compris.
Extrait
J'avais quelqu'un à tuer. Je l'ai cherché parmi
mes semblables, mes frères. Ils m'ont ignoré et j'ai compris mon erreur. J'ai
cherché un pays, craignant renier celui qu'on voulait m'imposer. Et j'ai
compris qu'on ne lutte pas contre le sperme.
Comme Caïn, le matin de la délivrance, je me
suis levé pour aiguiser mes pierres. Il fallait que je tue, ma haine ceinturait
mes entrailles. Sur le jour naissant s'étendaient les soleils de mon pays. La
chaleur humide m'entraînait au-delà du délire. J'avais grand soif.
Je chantais la vengeance dans ma solitude de bête
de proie.
J'avais quelqu'un à tuer pour vivre demain. Je
vivais en un état primitif, en marche vers la conscience. Puis les robots ont
fait front. Non ... ils étaient là de tout temps, bien avant le néant. Je les
distinguais à l'horizon dans leur marche de poussière. C'était mon pays en
assaut vers moi, enfant nouveau dans ce monde de ferraille.
Qui m'aurait prévenu de tant de cruauté ? Il me
serait profitable de savoir si la nécessité de tuer m'est venue avant cette
vision. Pourquoi ai-je préféré me détruire moi-même ? Cela est dû en une
certaine mesure à mon impuissance. Je m'illusionne souvent. Je crois à certains
moments d'optimisme que l'écrasement du vieil homme facilitera la vie future. Même
dans la mort je me hisse au-dessus de votre indifférence. Derrière vous, derrière
mon cadavre, miroitent les oasis de mon enfance. Au-delà de la bêtise, de
l'hypocrisie, s'étend la vallée promise.
J'avais quelqu'un à oublier. Je tâche
d'enterrer tous les mythes, toutes les folies, tout l'absurde de mes frères,
d'envelopper dans le linceul de mon pays et son histoire et son insignifiance.
Lorsque j'aurai bien enfoui tout cela sous la neige et le sable je pourrai
marcher à la conquête de la connaissance.
Je méprise vos sourires complices. Je méprise
votre silence sur la Grande Mort. Je laisse à vos enfants le soin de vous haïr,
de vous maudire. (p. 166-167)
Monsieur Laurent Girouard était mon professeur de français en 11e sciences-maths sur la rive sud (ville Jacques-Cartier, qui a changé de nom depuis). Ce grand indépendantiste était bien plus qu'un prof pour nous, ses élèves : il nous a fait comprendre notre situation politique au sujet du français. Il y a quelques années, j'ai découvert que notre prof travaille - s'il est encore de ce monde - dans le nord-ouest du Québec, en géologie. Nous avons échangé quelques courriels.
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