Louis Fréchette, La Légende d`un peuple, Québec, C. Darveau, 1890. 365 p. (Coll. «Poésies canadiennes) (Deuxième édition revue et augmentée) (Préface de Jules Clarétie)
À n’en pas douter, ce recueil, le plus fier monument de la littérature patriotique, est l’un des plus importants du XIXe siècle. Ni avant ni après Fréchette, personne n’a consacré tout un recueil à glorifier nos «héros», notre sol, notre culture. Fréchette le dédie à la France : « Mère, je ne suis pas de ceux qui ont eu le bonheur d'être bercés sur tes genoux. » La Légende d`un peuple raconte l’histoire du peuple canadien-français, de la découverte jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il comprend un prologue, un épilogue et, comme un livre d’histoire, il est divisé en trois périodes.
Prologue
Pour l’Europe, la découverte de l’Amérique aura été une rédemption : « Sous ta baguette qui féconde, Colomb, puissant magicien, / Tu fis surgir le nouveau monde / Pour rajeunir le monde ancien. » Tel un messie, l’Amérique doit en quelque sorte purifier la civilisation européenne : « Alors le monde entier t'appellera: - ma sœur. / Et tu le sauveras! car déjà le penseur / Voit en toi l'ardente fournaise / Où bouillonne le flot qui doit tout assainir, / L'auguste et saint creuset où du saint avenir / S'élabore l'âpre genèse! »
Première période
Dans le poème « Notre histoire », Fréchette répond à Durham qui avait décrété que l’on n’avait pas d’histoire : « Ô registre immortel, poème éblouissant / Que la France écrivit du plus pur de son sang! / Drame ininterrompu, bulletins pittoresques ». Après l’historien Garneau, Fréchette va hisser l’histoire de notre peuple au niveau de la légende. Tout devient plus grand que nature! Pas question pour Fréchette d’évoquer la chasse aux castors ou la pêche à la morue! Il commence par rappeler que le projet à l’origine du Canada est lié à des idéaux humanistes. Cette mission est d’origine divine et Cartier est un « missionnaire » : « C'est l'apôtre nouveau par le destin marqué / Pour aller, en dépit de l'océan qui gronde, / Porter le verbe saint à l'autre bout du monde! / Un éclair brille au front de ce prédestiné.» Fréchette n’a plus qu’à draper cette mission d’héroïsme pour qu’on trempe dans la légende.
Pour avoir des héros, il faut forcément une adversité de taille. Fréchette commence par présenter le défi que constitue la nature canadienne : « C'était le Canada mystérieux et sombre, / Sol plein d'horreur tragique et de secrets sans nombre, / Avec ses bois épais et ses rochers géants, / Émergeant tout à coup du lit des océans! » Un deuxième élément, ce sera l’esprit de sacrifice présent chez tous les découvreurs, de Champlain à Maisonneuve, de Joliet à Cavelier de Lasalle, d’Iberville jusqu’aux missionnaires. Tous ont compris qu’ils devaient sacrifier leur vie à cette mission, qu’ils étaient en quelque sorte des « élus » : « - Vous êtes, dit le prêtre, un grain de sénevé / Que Dieu jette aujourd'hui dans la glèbe féconde; / La plante qui va naître étonnera le monde; / Car, ne l'oubliez pas, nous sommes en ce lieu / Les instruments choisis du grand œuvre de Dieu! » Même l’humble paysan est un héros à sa façon : « Vous autres, lorsque vous discutez politique, / Nation, avenir; l'oeuvre patriotique, / Jeunes gens, c'est la mienne! Un homme est éloquent, / Et peut se proclamer bon patriote... quand? / Quand il a cinquante ans labouré la prairie, / Et donné comme moi cent bras à la patrie. » Le tableau ne serait pas complet sans quelques martyrs et un « monstre sanguinaire » à la hauteur. L’Iroquois (les autres Autochtones sont absents) jouera ce rôle : « De tous côtés la horde infernale se rue. / On égorge partout, dans les lits, sur la rue; / On poignarde, on fusille, on écartèle, on fend / Le crâne du vieillard sur le corps de l'enfant; / On déchire le ventre à des femmes enceintes; / De leur mère, arrachés aux suprêmes étreintes, / On jette en pleins brasiers les petits au berceau »
Deuxième période
Cette partie pourrait s’intituler : la chute de la Nouvelle-France. Fréchette commence par la défaite de Phipps contre Montcalm (1690), puis par le naufrage de Walker à l’Île-aux-Œufs. Dans ce dernier cas, il reprend la légende de l’amiral fantôme créée autour de ce naufrage : « Par un trou du brouillard qu'on ne soupçonnait guère, / J'aperçus tout à coup huit gros vaisseaux de guerre, / De voilure inconnue et d'ancien gabarit, / Qui, poussés par un vent dont l'effet m'ahurit, / Pavillons à la corne et tout couverts de toile, / Vers les rochers du bord couraient à pleine voile. / Cette apparition dura bien peu d'instants; / Mais, dans les déchirés des brumes, j'eus le temps / D'entrevoir à peu près comme de vagues formes / D'anciens soldats couverts d'étranges uniformes, / Qui, par masses, groupés sur les gaillards d'avant, / Jetaient mille clameurs sinistres dans le vent. / […] J'avais vu les vaisseaux de l'amiral fantôme! »
Ensuite, il présente la défaite des plaines d’Abraham sans insister, s’arrêtant davantage à la bataille de Ste-Foy. Il dramatise bien ce moment où les deux camps face à face surveillent le fleuve pour voir qui des Anglais ou des Français se pointeront les premiers à l’horizon et assureront à leur pays la victoire finale : « Un navire doublait la pointe d'Orléans. / De quel côté, mon Dieu, va pencher la balance? / Maintenant les deux camps haletaient en silence. / Qu'on juge s'ils étaient poignants, accélérés, / Les battements de coeur de ces désespérés! / […] Et les guerriers saxons du haut des parapets, / Et les soldats français penchés sur les falaises, / Virent monter au vent... les trois couleurs anglaises! » Après cette amère défaite, il fallait redorer l’image de nos « héros ». Fréchette nous transporte sur l’Île-Saint-Hélène où Lévis brûle les drapeaux français plutôt que de les remettre à l’ennemi.
Suivent quelques actes de résistance de parfaits inconnus, tel Jean Sauriol qui assassinera tout ce qu’il rencontre d’Anglais avant de périr dans une grotte en plein hiver. Même s’il ne les ménage pas, on ne peut pas dire que Fréchette « démonise » les Anglais comme il l’avait fait pour les Iroquois. Pour lui, les grands responsables de la défaite, ce sont Louis XV, la Pompadour et Voltaire : « Ô France, ces héros qui creusaient si profonde, / Au prix de tant d'efforts, ta trace au nouveau monde, / Ne méritaient-ils pas un peu mieux, réponds-moi, / Qu'un crachat de Voltaire et le mépris d'un roi! » Ou encore : « Et de voir, à Versailles, un Bien-Aimé, dit-on, / Tandis que nos héros au loin criaient famine, / Sous les yeux d'une cour que le vice effémine, / Couvrir de diamants des Phrynés de haut ton! »
Troisième période
« Châteauguay », « Papineau », « Saint-Denis », « Chénier », « L'échafaud », « Hindelang », « La Capricieuse », « Le gibet de Riel », voici quelques titres qui annoncent bien le contenu de cette dernière partie. L’essentiel tourne autour de la Rébellion des patriotes. Comme il l’a raconté dans ses Mémoires, Fréchette admirait Papineau et il lui consacre deux poèmes : « Quarante ans, sans faiblir, au joug de l'oppresseur / Il opposa ce poids immense, sa parole; / Il fut tout à la fois l'égide et la boussole; / Fallait-il résister ou fallait-il férir, / Toujours au saint appel on le vit accourir; / Et toujours à l'affût, toujours sur le qui-vive, / Du Canada français il fut la force vive! » Dans « Chénier », il décrit une scène d’horreur comme il en brossait dans les guerres contre les Iroquois : « On traîna de Chénier le corps criblé de balles; / Un hideux charcutier l'ouvrit tout palpitant; / Et par les carrefours, ivres, repus, chantant, / Ces fiers triomphateurs, guerriers des temps épiques, / Promenèrent sanglant son cœur au bout des piques... » Trois poèmes sont consacrés à Riel, dont le dernier est une attaque virulente contre le fanatisme orangiste : « Écoutez la clameur qui là-bas retentit, / Ou plutôt cette voix bestiale qui beugle; / C'est le rugissement du fanatisme aveugle; / Le hurlement du monstre encore inassouvi. » Ce qui est peut-être moins attendu, c’est le discours de réconciliation qui suit. Dans son poème « Le drapeau anglais », Fréchette glorifie la civilisation anglaise qui « a su […] faire oublier » les injustices passées, qui a fait de nous « un peuple libre / Qui n’a rien perdu de ses droits ». Le dernier poème est un pamphlet contre Voltaire, à qui il ne pardonne pas les « quelques arpents de neige ». Il note son « sourire hideux », sa « lèvre torse », le « rictus exécré », « les plis amers » de la bouche, sa « voix satanique », sa « verve cynique » de « galant troubadour ».
Épilogue
L’épilogue ne contient que le poème « France ». C’est un hymne à la terre maternelle, berceau de la civilisation moderne. Fréchette croit que la France peut jouer un rôle primordial dans l’édification d’une paix durable entre les nations : « Tu seras - et c'est Dieu lui-même qui t'y pousse - / La pacificatrice irrésistible et douce. / Tu prendras par la main la pauvre humanité / Trop longtemps asservie à la haine ou la crainte, / Et tu la sauveras par la concorde sainte, / Par la sainte fraternité! »
En commençant la lecture de ce long recueil, je m’étais donné comme but d’essayer de comprendre comment Fréchette parvenait à transformer notre histoire en « épopée ». Il va de soi que le traitement des événements est un premier élément. Sauf exception, il choisit des actions guerrières, divise les combattants entre oppresseurs avides, cruels et opprimés qui ont le droit et l’idéal de leur côté. Abandonnés du monde entier, les Canadiens français ont su résister à tous les assauts, plus fiers de leur origine française que les Français eux-mêmes. Même les pires défaites deviennent une victoire du courage, de la loyauté, de la persévérance qui forcent l’admiration des ennemis. Au-delà du contenu, c’est aussi une question de style. Il décrit avec abondance, souvent dans de longues tirades, usant à profusion les adjectifs, les mots qui impliquent une forte charge émotive, multipliant les hyperboles et les accumulations. Pour l’illustrer, ces quatre strophes sur la mort de Papineau :
Extrait
Vain héroïsme ! Un soir, la mort, la mort brutale
Vint le heurter au front de son aile fatale ;
Vaincu par l'âge, hélas ! ce mal sans guérison,
Il voulut voir encore, assis à sa fenêtre,
Pour la dernière fois, plonger et disparaître
L'astre du jour à l'horizon.
Le spectacle fut grand, la scène saisissante!
Des derniers feux du soir la lueur pâlissante
Éclairait du vieillard l'auguste majesté ;
Et dans un nimbe d'or, clarté mystérieuse,
On eût dit que déjà sa tête glorieuse
Rayonnait d'immortalité!
Longtemps il contempla la lumière expirante ;
Et ceux qui purent voir sa figure mourante,
Que le reflet vermeil do l'Occident baignait,
Crurent — dernier verset d'un immortel poème-
Voir ce soleil couchant dire un adieu suprême
A cet astre qui s'éteignait!
Ce n'était pas la mort, c'était l'apothéose ! ...
Maintenant parlons bas : il est là qui repose
Au détour du sentier si sauvage et si beau
Qu'il aimait tant, le soir, à fouler en silence ;
Et les grands arbres verts que la brise balance
Penchent leur front sur son tombeau.
Louis Fréchette sur Laurentiana
Mémoires intimes