Laure Conan (Félicité Angers), Angéline de Montbrun, Québec, Imprimerie Léger Brousseau, 1884, 343 p. (Présentation de l'abbé H.-R. Casgrain]. (1re parution : La Revue canadienne, 1882)
L’intrigue est simple. Angéline de Montbrun, orpheline de mère, vit avec son père adoré à Valriant en Gaspésie. Maurice Darville, en visite chez elle, la demande en mariage. Les Darville sont de vieux amis des Montbrun. Le père accepte à condition qu’ils attendent que sa fille ait atteint ses vingt ans. Deux drames surviennent qui vont bouleverser la vie d’Angéline. Son père est blessé mortellement dans un accident de chasse et elle est défigurée lors d’une chute. Le temps passe. Angéline, qui a repoussé la date du mariage, sent que Maurice s’est éloigné d’elle. Elle rejette cet amour médiocre et s’enfonce dans une vie ascétique, toute consacrée aux bonnes œuvres et à la recherche de Dieu.
Au-delà du contenu, c’est d’abord la composition du roman qui attire l’attention. Le roman compte trois parties. D’abord, sous la forme d’un roman épistolaire, on suit l’histoire d’amour entre Angéline et Maurice. Tout compte fait, on en sait peu de choses et c'est la sœur de Maurice, Mina, qui retient le plus notre attention, ce dont le résumé ci-dessus ne rend pas compte. Son regard sur la relation amoureuse entre son frère et sa meilleure amie est plus intéressant que la relation amoureuse elle-même. Plus encore on comprend, peut-être avant le personnage, qu’elle est amoureuse du père d’Angéline, qui demeure un homme séduisant à 42 ans. Cette sous-intrigue avait la capacité de vivifier l’intrigue principale, de lui offrir les ramifications qui lui faisait cruellement défaut : quel impact aurait eu une relation entre Mina et le père sur le lien presque incestueux que ce dernier entretenait avec sa fille? Il me semble qu’on avait tous les ingrédients pour mener à terme une intrigue psychologique, d’autant plus que les personnages étaient bien typés : les deux amoureux naïfs, la jeune mondaine (Mina) et l’homme d’âge mur prisonnier de ses principes (de son « armure enchantée », dira Mina).
En quelques pages, tout bascule. À la poubelle, tout ce que Laure Conan avait mis 153 pages à mettre en place. Plus encore, cette rupture entraîne une rupture générique. Elle abandonne le roman épistolaire et passe à la narration traditionnelle. Un court passage de 5 pages. Et dans ces pages, on change de roman. Le père d’Angéline meurt et Mina entre en religion; Angéline et Maurice se séparent. L’histoire amoureuse est terminée, à moins de se lancer dans des considérations psychanalytiques comme certains commentateurs l’ont fait. Tout le reste, présenté sous forme de journal, avec quelques passages épistolaires, ce sera la pathétique descente aux enfers d’une pauvre fille, laide et abandonnée de tous, et sa rédemption à laquelle on a beaucoup de difficulté à croire, tant elle ne la rend pas heureuse. Une vieille fille solitaire qui cherche à donner un peu de sens à sa vie, à noyer son désespoir dans les bonnes œuvres et la religion.
Entendons-nous bien. Je ne dis pas que la dernière partie n’a pas de sens, mais tout simplement que Laure Conan a abandonné une histoire qu’elle n’a peut-être pas osé terminer. Plus encore la rupture de genre n’était pas nécessaire. Il me semble qu’on y aurait gagné à ce qu’elle aille jusqu’au bout avec le récit épistolaire.
Ce long préambule pourrait laisser croire que je n’apprécie pas ce roman. Au contraire, je le considère comme le meilleur du XIXe siècle. Au-delà de l’intrigue, il y a une finesse de l’analyse et un sens poétique dans Angéline de Montbrun qu’on ne retrouve pas dans les romans de ses contemporains, ni dans les romans ultérieurs de l’auteure. Même l’intrigue amoureuse entre Angéline et Maurice, idyllique à souhait, suscite des idées qui l’élèvent au-dessus de la plate histoire du berger et de la bergère. « Je sais que le mot d’exaltation est vite prononcé par certaines gens. Angéline, êtes-vous comme moi ? Il existe sur la terre un affreux petit bon sens horriblement raide, exécrablement étroit, que je ne puis rencontrer sans éprouver l’envie de faire quelque grosse folie. Non, que je haïsse le bon sens, ce serait un triste travers. De tous les hommes que je connais, votre père est le plus sensé, et je suis suffisamment charitable à son endroit. Le vrai bon sens n’exclut aucune grandeur. Régler et rapetisser sont deux choses bien différentes. Quelle est donc, je vous prie, cette prétendue sagesse qui n’admet que le terne et le tiède, et dont la main sèche et froide voudrait éteindre tout ce qui brille, tout ce qui brûle. »
Quant à la dernière partie, Laure Conan a l’intelligence de nous montrer un cheminement assez chaotique. Angéline n’est pas tout d’un coup touché par la grâce. Au départ, sa révolte est même assez forte pour troubler l’agonie de son père : « Non, je ne pouvais croire à mon malheur. Le mot de résignation me faisait l’effet du froid de l’acier entre la chair et les os, et lorsque après sa communion, mon père m’attira à lui et me dit : « Angéline, c’est la volonté de Dieu qui nous sépare » J’éclatai. Ce que je dis dans l’égarement de ma douleur, je l’ignore ; mais je vois encore l’expression de sa douloureuse surprise. » Et après que son père l’ait conjurée de se reprendre : « Et à cette heure d’agonie, une force, une douceur surnaturelle se répandit en mon âme. Toutes mes révoltes se fondirent en adorations. J’acceptai la séparation. Je me prosternai devant la croix, je la reçus comme des mains du Christ lui-même. » Même à la fin du récit, on ne peut pas dire qu’Angéline se soit abandonnée à l’« Amour sauveur » : elle renonce au monde terrestre sans aucune joie. En un mot, je suis loin de partager le bel enthousiasme de l’abbé Casgrain dans la préface : « … c'est un livre dont on sort comme d'une église, le regard au ciel, la prière sur les lèvres, l'âme pleine de clartés et les vêtements tout imprégnés d'encens. » Roman d’édification? Sûrement pas!
7 octobre.
Seule !... Seule... pour toujours
Ah ! je voudrais penser au ciel. Mais je ne puis. Je suis comme cette femme malade dont parle l’Évangile qui était toute courbée et ne pouvait regarder en haut.
9 octobre.
Le poids de la vie ! Maintenant je comprends cette parole.
Je ne sais rien de plus difficile à supporter que l’ennui très lourd qui s’empare si souvent de moi. C’est une lassitude terrible, c’est un accablement, un dégoût sans nom, une insensibilité sauvage. Ma pauvre âme se voit seule dans un vide affreux.
Mais je ne me laisse plus dominer complètement par l’ennui. J’ai repris l’habitude du travail et je la garderai.
Que deviendrai-je sans le saint travail des mains, comme disent les constitutions monastiques, le seul qui me soit possible bien souvent.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce roman, entre autres que le thème du patriotisme qui fera la gloire de l’auteure s’y trouve déjà. On pourrait noter aussi l’importance des citations (auteurs célèbres, chansons), comme si l’auteure débutante voulait établir sa crédibilité. Enfin, on a beaucoup glosé sur les rapports incestueux entre Angéline et son père, le plus souvent en faisant le lien avec la biographie de l’auteure. Si cela vous intéresse, voir Jean LeMoyne, dans le DOLQ.
Extrait (la fin du roman)
Après tout, mon ami, en sacrifiant tout, on sacrifie bien peu de chose. Ai-je besoin de vous dire que rien sur la terre, ne nous satisfera jamais! Ah ! soyez-en sûr, en consacrant l'union des époux, le sang du Christ ne leur assure pas l'immortalité de l'amour, et quoi qu'on fasse, la résignation, reste toujours la grande difficulté, comme elle est le grand devoir.
Sans doute, tout cela est triste, et la tristesse a ses dangers. Qui le sait mieux que moi ? Mais, Maurice, pas de lâches faiblesses. O mon ami, épargnez-moi cette suprême douleur ; que je ne rougisse jamais de vous avoir aimé !
Laure Conan sur Laurentiana
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Bonjour et merci pour cette splendide analyse du livre.
RépondreEffacerJe viens de le lire, je suis tombee sur lui par hasard et j'ai trouve la lecture tres agreable.
Mes felicitations,
Une Roumaine