23 février 2018

Sur fil métamorphose

Claude Gauvreau, Sur fil métamorphose, Montréal, Erta, 1956, 55 pages (Collection de la Tête armée, no 4) (Dessins de Jean-Paul Mousseau)

Dans les Œuvres créatrices complètes de Gauvreau, la partie intitulée « Les entrailles » contient 26 pièces ou poèmes dramatiques. Dans Sur fil métamorphose, on en a retenu quatre : Les reflets de la nuit, La prière pour l’indulgence, Le rêve du pont et Le prophète dans la mer. « Les quatre objets imprimés ici sont extraits d’un recueil de pièces et poèmes dramatiques inédits, « Les entrailles », écrit il y a douze ans. » (Note de l’éditeur). Ce serait donc parmi les premiers écrits de Gauvreau (1925-1971).
Les reflets de la nuit — Petite scène surréaliste entre trois personnages : Frédéric Chir de Houppelande « le plus grand des poètes », Corvelle une « jeune fille qui piaule voluptueusement dans le désert » et Hurbur le danseur, reflet de l’ineffable Chir de Houppelande. Hurbur et Corvelle montent jusqu’aux étoiles; cette dernière y laisse sa vie. « Je suis halluciné, et je hurle et je hurle et les crépitements des mirages ne me répondent pas. »
La prière pour l’indulgence — Il y a un récitant et des personnages qui traversent la scène : deux moutons et un danseur qu’on éventre, une femme dans une brouette, des béquilles et un livre. Climat apocalyptique. « Je connus un homme qui marchait sans cesse dans les wasserfals et qui mourut d’assèchement dans les chemins de sable. »
Le rêve du pont — Un homme sombre, un guerrier, un lutin, une lutine, une jeune fille. Ils se rapprochent, se perdent, se retrouvent pour se perdre à nouveau. « Les goutteux chauves tenant dans leurs mains leurs testicules précieux s’enlisent dans la naïveté. »
Le prophète dans la mer — Louis Chir de Houppelande discute avec un tronc d’arbre flottant sur l’eau : est-ce la voix d’un ancêtre, celle d’une femme, celle de la folie? Ce tronc d’arbre, qui est en fait un prophète, et Louis finissent par échanger leur corps. Louis devenu arbre dérive sur le fleuve. Le prophète a pris son corps tout en conservant une jambe d’arbre. Trois enfants surgissent. Cherchant à remplacer des bouts de bois cassés, ils accostent le prophète qui les console. Une nouvelle métamorphose s’amorce : « aux bouts de bois dans les mains des petits enfants il pousse des barbes exactement comme la barbe du prophète. »
Davantage poésie que théâtre, ces « courtes pièces » seraient très difficilement jouables : non seulement le texte, très surréaliste, est trop dense mais les didascalies supposent des pirouettes scénographiques difficiles. Même si l’exploréen s’y fait rare (en dehors de l’extrait ci-dessous), ces textes s’aventurent plus loin que les recueils de poésie dans l’exploration du « non figuratif d’imagination ». On se retouve dans un univers qui a bien peu à voir avec un réel reconnaissable. L’imaginaire de Gauvreau est très chargé émotivement. Il est proche parent du théâtre de la cruauté d’Artaud : la souffrance, la cruauté, la mort sont omniprésentes.

Extrait :
« Les paroles dansent dans ma gorge :
L’andante criblaire ausculte ô Mène l’Edjé berta.
Voici la pampimoune astiquer le cycle.
Les réverbères à pâte moirée débinent à l’épuisement des deltas un profond schisme entre les éléments de vie.
Et la terre, frappée comme un soigneux arbalète, profuse l’arabesque du cor épinglé avec le jaune picard.
Communément faisceaux les sceaux se fractionnent par groupes, se simplifient par chaleur et soif brûlante.
Le vestige du gullible anguillé de cétone promulgué et interdit excite la bâche murât et de l’épousement énergique et saccadé gicle le sang.
Parti de rien ou du nul périclyte, mon culte ascète fait dandiner lancinamment la mutation. Là pan, la jungle prismatique éternue. Disette de saumure ou inflation d’armure, le comment connaître suppure des hésitantes langoureusetés timides. Le bain serpe coulera sur ces indécisions. Léger conseil qui part de la bordure sucrée et digestible des frontispices d’angoulême. » (p. 45-46)

Claude Gauvreau sur Laurentiana 

16 février 2018

Le sommeil et la neige

Claude Haeffely,  Le Sommeil et la Neige, Montréal, Erta, 1956, n. p [28 p.] (Deux sérigraphies de Gérard Tremblay sur deux pages repliées).

Le recueil compte trois parties, la première étant la plus longue : « Les chroniques d'Esseigne », « Le sommeil et la neige » et « L'appareil du silence ». Premier et unique recueil publié dans la collection Mandragore. 

LES CHRONIQUES D’ESSEIGNE
Qu’est-ce qu’« Esseigne » ? Un lieu ? On ne trouve rien sur internet et dans les critiques qui ont été faites de ce livre dans les journaux de l’époque. On lit dans le texte : « Nous écoutons le passage sur la vitre. C’est Esseigne, un signe de vie ».
Dans un décor urbain, plutôt hostile, le narrateur décrit le sentiment d’étrangeté qu’il éprouve à l’égard du monde : « C’était dimanche soir, et je rentrais seul. C’était un beau moment vide et parfait. Je n’étais plus rien. Libre, je me déplaçais au centre d’un désespoir bien chaud, bien vivant. Qu’aurai-je pu encore désirer ? » Haeffely fait à quelques reprises référence à la période de l’après-guerre : «  C’était à nouveau comme autrefois la guerre. La vieillesse sur les remparts tuait la jeunesse qui riait et s’enroulait de serpentins pour mourir. » Des hommes et des femmes, errant dans la ville, livrés à leur solitude, cherchent à se reconstruire après une catastrophe : « Au fond d'une après-midi pleine de sommeil, les yeux ouverts sur un univers qui ne participe plus à la naissance de la magie, je me retrouve mêlé aux hommes et aux femmes de ma race atteints comme moi de la maladie innommable. » L’amour, la création et le voyage semblent les voies de guérison de cette « maladie innommable ». 

LE SOMMEIL ET LA NEIGE 
Au plan thématique, « Le sommeil et la neige » est une reprise de « La chronique d’Esseigne ». Le décor est quand même différent : «  C’était le silence de la neige qui triomphait du sommeil de l’été. »  La neige apparaît comme le creuset où tout peut recommencer : « Tout était blanc. Tout était si bouleversé que je ne pouvais plus prononcer un nom sans songer que la vie pouvait renaître d’un instant à l’autre comme un mystère en terrain vague. »

L'APPAREIL DU SILENCE
« L’appareil du silence » reprend aussi le même sujet, mais nous plonge plus froidement dans l’épisode de l'après-guerre (le mot n’est pas employé dans le texte). Haeffely décrit la lourde démarche de tous ces éclopés qui « espèrent désespérément » retrouver leur vie : « Mais le silence était déjà trop lourd. Nous étions engloutis sous un océan de plomb. Le sang dans le corps pesait plus qu’un sac de cailloux. Au fond de nos trous, nous nous en retournions au pays natal. La respiration reprenait plus douloureuse qu’une étreinte. La sueur qui perlait de nos fronts ressemblait hélas à une coulée de sperme. Le silence qui suintait des voûtes nocturnes pénétrait comme une graine féconde, vivace, impitoyable. » 
Le rapprochement entre la thématique de Giguère et celle d’Haeffely s’impose de lui-même. Bien que leurs références historiques soient en partie différentes (la grande noirceur et l’après-guerre pour l'un et l'autre, et l’existentialisme pour les deux), tous les deux décrivent un monde dévasté et des êtres aliénés; tous les deux espèrent la venue d’un monde neuf qui permettra aux hommes et aux femmes de retrouver leur dignité. Le recueil de Haeffely se termine ainsi : « Le chemin s’ouvrait ni trop large, ni trop étroit, tout juste praticable. Nous nous étions remis en marche, comme toujours, nous faufilant à pas de loup dans un nouveau monde encore anonyme et sans voix. »

La lumière peine à émerger dans les sérigraphies très noires de Conrad Tremblay.

9 février 2018

La vie reculée



Claude Haeffely, La vie reculée, Montréal - Paris, Erta, 1954, n. p. [32 p.] (5 linogravures d’Anne Kahane).

Claude Haeffely est né en France en 1927. Il débarque au Québec en 1953, se lie à Roland Giguère, mais retourne en France où il se fait agriculteur pendant un temps. Après plusieurs vagabondages, entre autres à Toronto et Boston, il s’installe au Québec en 1962. Il est décédé en 2017. (Jean Royer, Claude Haeffely à la pointe du vent, Le Devoir, 3 mai, 2017)

Le premier poème, « À la ville comme au bord de mer », donne le ton : le recueil va aborder le thème de la résilience, soit la capacité de se reconstruire après une période difficile : « la victoire dans ses mains / serpente à fleur de peau / et balance toutes voiles dehors / ce navire de haute terre ». Encore dans le deuxième poème, « Les oiseaux se passent le mot », se retrouve le même cheminement : le sujet évolue vers un mieux-être, ici qui suit les voies de l’amour et de l’érotisme : « le flot parlait parasol / à tes yeux qui n’en finissaient plus de grandir / et moi de nouveau caché par les buissons de cendres infinies / je te parle dans l’algue douce de nos corps ». Beaucoup des 13 poèmes qui composent le recueil se termine dans l’amour salvateur, ou à tout le moins, dans l’amour qui rend la vie habitable : « Le visage des mimosas / je porte la houle de ces fleurs / jusqu’à ces yeux / jusqu’à tes lèvres embrassées / par la faim l'exil et les coups de force de l’espoir » (Percussion).

Quelle est la cause de ce mal-être que le poète cherche à oublier ? Bien entendu, compte tenu du vécu de Haeffely (né en 1927), on est porté à croire qu’il s’agit de la guerre. Et parfois, cette explication est on ne peut plus plausible : « Il y a lumière aux fenêtres des wagons / la tête des hommes aux portières / à travers les yeux des femmes / qui regardent filer / le train du soir » (Sérieux-sourire). Mais ce serait simplifier la portée du recueil de s’en tenir à cette interprétation : on pourrait aussi bien dire qu’il s’agit d’une interrogation existentielle (c’est l’époque!) qui est à l’origine de ce malaise : « Le poète et ses oiseaux / des cages, des cages, des cages encore / pour les enfermer, les oublier, les tuer, / parce que la poésie n'a plus cours sur terre / et que la mer a bu tout le ciel des oiseaux » (L’épistolair [sic] des jours). Mais mieux encore, il me semble, c’est tout le passé de l’auteur (ce qui englobe la guerre), cette « vie reculée » qui est dure à porter, qui a engendré le désir de partir et dont l’amour demeure la voie de l’apaisement :

LA VIE RECULÉE
Aux frontières des mots frontière du rire
la voix n’est déplacée par aucune onde d’outre-monde
je n’entends ce soir au salon
que les voix des femmes et parfois
une note plus grave
les paroles d’un homme durement éprouvé
par des chagrins très loin retirés
dans les jardins d’un précoce hiver
il neige nos rêves sur la neige des nudités
l’oubli la saveur des écorces d’incertitude
de navires d’avions de chemins de fer encore
au plus fort de nos colères
une automobile dernier modèle
cela signifie simplement les yeux cernés les mains fermées
sur des silex sans force et sans chaleur.
Je n’en puis plus de vie reculée, d’amis perdus.

Recherches faites dans les journaux de l’époque, il me semble que ce recueil n’a pas reçu l’attention qu’il méritait. Cette poésie, dont le surréalisme n’est pas envahissant, est riche et les illustrations de Kahane sont d’une beauté rarement égalée.





2 février 2018

Le jardin zoologique écrit en mer

Théodore Koenig, Le jardin zoologique écrit en mer, Montréal, Erta, 1954, s. p. [36 p.] (Coll. de la Tête armée no 3) (Dessins de Conrad Tremblay)

Théodore Koenig a vécu seulement quelques années à Montréal. Il a quand même publié quatre recueils chez Erta, dont un en collaboration avec Roland Giguère. (Voir Les éditions Erta)

C’est un voyage sur le Saint-Laurent qui aurait inspiré Le jardin zoologique écrit en mer. Un Saint-Laurent rêvé, il faut bien le dire, car on ne retrouve rien de près ou de loin qui puisse nous faire voir notre fleuve. À moins que nous n’ayons jamais su voir… 

Ce recueil est d’abord un voyage dans les mots. On pourrait penser à Gauvreau, mais non, rien à voir avec l’exploréen. Koenig compose un bestiaire — le titre et les dessins de Tremblay nous aident à le comprendre — qui donne dans le merveilleux. Rien d’agressif dans le ton, on est plutôt dans la fantaisie et l’humour. Le recueil ne véhicule pas vraiment une vision du monde, peut-être une vision artistique, mais encore.  

Mots inventés, mots-valises, mots dérivés, mots tronqués, jeux de mots, clichés, les mots deviennent des objets qui permettent toutes les dérives. Dès le premier poème du recueil, intitulé « Avertissement de l’auteur », on a droit à « l’oiseau Courvite » au « pupiaire Hyppobosque », au « mollusque Circé », à « l’antilope Sing-Sing », à la « raie Pastenague », au « lézard Sauvegarde ». Drôle de ménagerie, vous l’admettrez. 

Et  le plus souvent, ce sont les associations lexicales et sonores plutôt que le sens qui guident l’avancée du poème. « Ane ou bien cheval / ce nerf tout bouc tout cerf O confrères / ce couvreur couvert / pustules rondes et carrées / fond les dociles chèvres aux douces montagnes de Bièvre » (L’Hicorcerf). Pour peu qu’on accepte le jeu, on parcourt un monde qui n’existe pas, qui a encore moins de consistance que celui des contes merveilleux. Koenig jette les mots sur le papier comme certains peintres le font pour la peinture. Dadaïsme, surréalisme, automatisme, dripping, le recueil de Koenig appartient à cette époque et s’en nourrit.

On a parlé jusqu’ici de l’écriture, mais chaque poème est accompagné d’une illustration de Conrad Tremblay. Et quelles illustrations! Je vois peu de recueils où texte et image soient aussi nécessaires l’un à l’autre. Ils s’interpellent davantage qu’ils se répondent et il y aurait une étude savante à tirer de leurs relations, ce dont je me garderai. Chose sûre, il serait absurde de re-publier ce recueil sans les images de Tremblay.