Jacques Garneau, La mornifle, Montréal, Cercle du livre de France, 1976, 207 pages.
Commençons par le titre : La Mornifle c’est le surnom
qu’on a donné à une « sage-femme qui menait les enfants au monde avec une grande gifle du revers de la main. […] Ça
signifiait également un terme de mépris car pendant un certain temps on crut au
village que la Mornifle était sorcière, parce qu’elle accoucha seule de son
premier enfant et qu’elle enfanta un monstre. »
Le roman n’est pas facile à lire. Il s’inscrit dans la
mouvance avant-gardiste des années 60-70. Dans la première moitié, il se
présente comme un long monologue intérieur. Il y a bien une situation à
laquelle le narrateur réfère de temps à autre, mais le plus souvent c’est le
flux d’une pensée qui vagabonde en tous sens qu’on suit tant bien que mal. Et
souvent on a l’impression que cette pensée dérape, que le récit vogue entre
l’illusion (le rêve, l’hallucination, le fantasme, la projection d’un futur
imaginaire) et le réel sans transition. « Les gens de Ste-Rosalie sont
debout pour m’applaudir. “ Je déclare que le cerveau est un muscle mou, un
nuage atomique... une image... une route. ” Des gens de Ste-Rosalie n’ont pas
de pieds. Je les vois plonger dans une grande
cuve remplie de souliers. Chacun saisit un soulier et le tient sur
sa tête. Jonas est au fond de ma chambre et crie: “Pensons que nous sommes un
cerveau au bout d’un pied. ” Je suis surpris de m’entendre répéter avec les
autres le mot « muscle ». J’ai compté jusqu’à dix répétitions. »
Les phrases sont courtes, catapultées les unes après les
autres, comme si l’auteur craignait de rater une idée ou une image qui avait effleuré son
esprit. Le style est tantôt prosaïque tantôt poétique; rarement réaliste,
souvent surréaliste.
Dans la seconde moitié, on réussit à mettre en place les
différents morceaux évoqués dans les premiers chapitres (que Garneau nomme
« Portes »). Après une période difficile, à la suite de l’avortement
de Geneviève, le couple est allé passer une fin de semaine avec Ernest et
Blanche, un oncle et une tante sans enfant qui vivent à Sainte-Rosalie. Blanche
a le cancer et le vit très difficilement, comme si cette maladie était une
conséquence de son infertilité. Quant à
Ernest, il n’arrive pas à faire face, malgré son attachement pour sa femme. Comme
si ce malheur n’était pas suffisant, leur ami Jonas, un personnage mythique du
lieu, est attaqué à mort par un loup, laissant dans le deuil sa femme Catherine
et ses enfants.
À partir de la 8e porte, la narration se déplace de quelques
années dans le futur. Le narrateur raconte la mort de Blanche et celle d’Ernest
qui a mis le feu à la maison après la mort de sa femme. Il raconte aussi le
suicide et le double infanticide commis par la Mornifle. Enfin, il évoque
brièvement la mort de Geneviève, sa compagne.
Bien entendu, il est difficile de tirer une signification
d’un récit (un discours) aussi éclaté. Les femmes et leur désir d’enfanter, la
dureté du pays, la sexualité fantasmée, l’opposition entre la ville aseptisée
et la campagne sont les motifs les plus évidents du roman.
Il est évident que Garneau avait beaucoup de talent. Son imaginaire est sans limite et c’est là le problème. Son roman manque de finition. Il y a un éditeur qui n’a pas fait son travail. En plus des coquilles et de certaines maladresses, le temps des verbes aurait dû être modifié à maints endroits. Dans la même page, la narration se promène entre le présent et le passé simple. Je suppose que tout cela a été corrigé dans la réimpression en 1991. On aurait pu aussi exiger de l’auteur qu’il modifie la structure de son récit pour le rendre plus accessible.
Extrait
Nous possédons la fragilité de la langue. Les rengaines
dégringolent. Nous ne sommes pas capables d’égorger toutes les rues, et nous
sommes un pays épuisé. Que nous avons peur de dormir à la lumière! Nous sommes
un peuple acclimaté. Nous avons des détersifs télévisés. Nous digérons comme
des génies et nous accouplons nos chiens entre eux. Que l’on a mal au ventre,
comme une tombe! Nous gluons comme des baves et des ronrons de chats. Nous
avons des moustaches pour cacher nos grimaces et nous n’avons d’autre langue
que notre cri.
Tout ceci faisait partie des commandements de Jonas. C’était la liqueur des cerveaux ou des coups de pied. Juste avant de mourir ou de cracher le sang. Il y a longtemps que nous nous sommes tenus en bride dans nos enfants bien nés. Ça fait un bout de temps que nous avons eu la peau lisse et la langue fraîche, comme un chaud fumet de femme. Car c’est par la femme à demi close que nous venons au monde, que nous éclatons comme des allumettes. Nous avons des tresses de bave à dire. Nous avons à foutre le camp dans notre tête même en lambeaux. Il y a longtemps que nous ne faisons plus des accolades stupides au fleuve et à l’hiver. Il y a longtemps que nous sautons sur des têtes comme sur des déchets. Nous lâchons notre fou dans les repas de famille et au fond de nos cerveaux. (p. 130-131)
Voir Jacques Garneau
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