24 janvier 2020

Hymnes à la terre

Albert Laberge, Hymnes à la terre, Montréal, Chez l’auteur, 1955, 98 pages. 

Après Quand chantait la cigale publié en 1936, voici 19 ans plus tard une suite un peu particulière. La plus grande partie du recueil est constituée de 29 courts textes (jamais plus de trois pages) qui sont ce qu’on pourrait appeler des instantanés ou des vignettes, à défaut de mots plus proprement littéraires. Dans une autre partie d’une vingtaine de pages, sont regroupées une série de réflexions sur des sujets d’actualité qui laissent plus de place au journaliste Laberge. 

Aux dires de l’auteur, les « pages de cette plaquette ont été écrites sur une période de plusieurs années, suivant les impressions reçues, les incidents de la vie et les petits faits qui se produisent au cours d’une saison. » Il y en a même un dans lequel il avoue avoir plus de 80 ans. 

Le principal sujet abordé, c’est la nature. Comme on l’a lu dans Quand chantait la cigale, Laberge avait une maison de campagne, héritée d’un oncle, dans laquelle il passait ses vacances d’été. Au fil des années, il a embelli les lieux, remodelant le terrain et  multipliant les fleurs, passion dont plusieurs textes font état. « Vos yeux sont émerveillés par le délicat coloris des fleurs, vous respirez le capiteux arôme de cette immense floraison, vous sentez sur votre figure et vos mains la tiédeur de l’air, vous marchez et, de constater la souplesse de vos jambes, de vos genoux, vous cause une satisfaction difficile à rendre. En vérité, vous êtes l’un des heureux de la terre. »

Comme on le lit dans la citation précédente,  on découvre un autre Albert Laberge. Alors que dans ses nouvelles, il a constamment mis en scène des personnages malheureux avec les petits et grands drames qui traversent la vie, posant sa lorgnette sur les ratés, les perdants, les malchanceux, voici que dans Hymnes à la terre, il n’a de cesse de dire comme la terre est belle, comme il jouit de cette beauté auprès de sa femme et des siens. Un hymne à la terre, mais aussi un hymne à la vie, au bonheur. « Oui, il fait bon d’être vivant sur son coin de terre, à côté de la fidèle et dévouée compagne avec qui je vis depuis quarante ans. / La vie est belle. »

Le ton est un peu différent dans la partie « Réflexions ». Quand Laberge s’éloigne de son petit jardin, son regard s’assombrit, il devient plus critique et même parfois un peu cynique. En regard de la Seconde Guerre mondiale, il critique vertement l’attitude des Alliés qui ont tué bien des innocents par vengeance. Il s’en prend  au clergé qui cautionne la guerre en Corée. Il critique la bêtise des jeunes hommes qui s’enrôlent (sauf son neveu). Il critique aussi très durement ceux qui encouragent les « grosses familles » et même les « pauvres gens » qui font des enfants pour avoir des allocations familiales. Disons qu’il ne semble pas avoir beaucoup de compassion pour la misère (ou la bêtise) humaine : « Oui, il y a de la misère, mais c’est parce que les gens ont couru après. La vie vous donne des claques, mais vous devriez vous garer, tâcher de les éviter et non vous planter devant elle pour les recevoir. » Il est aussi critique face aux riches et aux religieux : «  Et là-bas, dans ce monastère, des hommes  aveugles à toute cette féérie supplient la divinité de leur obtenir des biens illusoires. Je remercie la nature de m’avoir donné une âme vibrante et sensible aux splendeurs de l’univers. / Qu’ont-ils donc à fatiguer le ciel de leurs supplications, ces infortunés ? C’est comme si toutes les merveilles du globe n’existaient pas pour eux. »

Comme extrait, voici un récit qui aurait pu être inséré dans un de ses recueils de « contes ». Toutefois, on peut se demander s’il aurait eu cette  fin heureuse…

DEUX SECONDES PLUS TARD ET…

Comme le père se levait de table après le dîner, s’adressant à son fils, garçon d’environ neuf ans, il lui ordonna : « Cet après-midi, tu iras tirer de l’eau pour les vaches, au pacage ». Le fils inclina la tête, indiquant ainsi que l’ordre était compris et serait exécuté.

Donc, vers les trois heures, le garçon prit une chaudière qui coiffait un piquet à côté de la maison, et se dirigea vers le paturage à dix arpents de là. Quelques années plus tôt, le père avait creusé un grand puits, un puits de dix pieds de diamètre et de vingt-trois de profondeur. C’était un puits précieux, car même dans les périodes de sécheresse, il était toujours rempli aux deux tiers d’une bonne eau fraîche qui apaisait agréablement la soif. Le pacage était séparé du puits par une clôture à côté de laquelle était une grande cuve où les vaches allaient s’abreuver. Le garçon prit le crochet en bois tout près et, avec sa chaudière, se mit à puiser de l’eau qu’il allait verser dans la cuve. Méthodiquement, sans hâte, il descendait sa chaudière dans le puits et la remontait pleine, débordante. Ainsi, naturellement, il en répandait sur les planches recouvrant la source. Il avait bien rempli et retiré sa chaudière une quinzaine de fois lorsque, soudain, ses pieds glissèrent sur la planche mouillée et il disparut dans l’ouverture. En tombant dans le vide, ses mains s’accrochèrent au rebord du couvercle et, désespérément, se mit à appeler au secours. À trois arpents de là, l’employé du fermier sarclait des pommes de terre. Entendant les cris de détresse, il s’élança à toute vitesse vers le puits où quelques minutes plus tôt, il avait aperçu le fils du patron. Pendant ce temps, le garçon hurlait de peur. Fébrilement, ses mains serraient la planche à laquelle il était accroché, à laquelle il était suspendu. Si ses forces le trahissaient, s’il glissait dans le puits, il était perdu. Aucune chance de se réchapper, aucune chance de salut. Sous lui, au moins quinze pieds d’eau. La mort était là tout près. Ses doigts engourdis, à bout de force, glissaient lentement sur la planche mouillée. Là à travers champs, l’engagé était lancé dans une course éperdue. Deux secondes, peut-être et le garçon serait englouti dans le puits. Ses doigts glissaient, glissaient. Deux secondes, peut-être moins, et c’en était fait de lui. Soudain, deux mains vigoureuses le saisirent aux poignets et d’un rude effort, le sortirent de la bouche du puits. Sauvé, il était sauvé.

Ce garçon qui a vu la mort de si près, c’est moi. Il y a de cela, soixante-quinze ans. Et pensant à cette heure tragique, je vois tout ce que j’aurais manqué si l’on ne s’était porté à mon secours. Si j’avais trouvé la mort dans le puits d’une lointaine campagne, je n’aurais pas connu la grande joie d’écrire des livres, je n’aurais pas connu la satisfaction de gagner le pain quotidien de ma famille, je n’aurais pas connu les extases que m’a données mon coin de terre fleuri de Châteauguay, j’aurais ignoré les ivresses que donne la lecture des oeuvres des grands écrivains, je n’aurais pas vibré d’enthousiasme devant les toiles des maîtres de l’art, je n’aurais pas fait les beaux voyages qui ont enchanté mon imagination et contemplé les paysages de différents pays, je n’aurais pas rencontré ces esprits d’élite avec lesquels je me suis lié d’amitié, je n’aurais pas connu la douce et chère compagne dont le sourire et l’affection ont illuminé tant d’années de ma vie.

Réellement, le destin m’a bien servi.

Albert Laberge sur Laurentiana

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