12 janvier 2024

Prochain épisode

Hubert Aquin, Prochain épisode, Montréal, Cercle du livre de France, 1965, 174 pages.

Après une journée de prison, le narrateur est transféré dans un institut psychiatrique. Selon lui, cet « enfermement clinique » n’a d’autre but que de discréditer « sa validité révolutionnaire ». Pour rompre la monotonie de son incarcération, il décide d’écrire un roman d’espionnage qui, sans renouveler le genre, en évitera les clichés. Il choisit comme héros un Sénégalais du nom de Hamidou Diop et, arbitrairement, décide que l’action commencera au Palace de Lausanne. Nous aurons donc une double histoire : celle du narrateur emprisonné (ce qui l’a amené dans cet institut) et celle de l’espion.

On comprend vite qu’il y aura des recoupements entre l’histoire du narrateur et l’histoire racontée. Tout se passe comme si le narrateur usurpait la place de Diop et l’aventure qui lui était destinée. Dans les rues de Lausanne, il retrouve par hasard une certaine K, une amie avec laquelle il a déjà vécu une relation amoureuse torride, « dans la dérive tortueuse entre Montréal et Toronto […] quelque part part entre un 26 juillet violent et un 4 août funèbre ».  Cette rencontre n’est pas aussi fortuite qu’elle en a l’air. Ils font partie tous les deux d’un groupe révolutionnaire. K lui parle d’un certain Karl von Ryndt, alias H. de Heutz, un supposé banquier, parfois spécialiste de l’histoire romaine. C’est un espion qui travaille pour la Police montée canadienne. Le narrateur reçoit comme mission de l’abattre.

Après un périple qui l’amène de Montreuil jusqu’à Genève, il repère H. de Heutz. La situation se retourne contre lui. Quelqu’un vient dans son dos et l’assomme. À son réveil, il se retrouve dans le château d’Échandens (Simenon y a vécu) devant un homme armé qui le questionne sur les raisons de sa filature. Acculé au pied du mur, il lui sert une histoire abracadabrante. Pendant un moment d’inattention de son interlocuteur, il réussit à renverser la situation, à s’emparer de lui, à le forcer à monter dans le coffre de sa voiture. Il cherche un endroit pour l’abattre. En route vers Lausanne, il s’arrête à Coppet. Il comprend qu’il a été pris en filature par un ou une complice de Heutz. Il abandonne son prisonnier, fuit, retourne se cacher dans le château d’Échandens pour surprendre Heutz à son retour.  Dans une attente interminable, il essaie de visualiser avec une précision maniaque comment il l’abattra. Au moment venu, tout se précipite, il tire sur Heutz, le touche, à peu près sûr de l’avoir blessé. Il revient à Lausanne pour retrouver K, mais elle est partie. De retour à Montréal, il est arrêté dans une église : la soi-disant fiction rejoint la réalité du narrateur.

Tout compte fait, l’action est plutôt mince : les nombreux déplacements d’une extrémité à l’autre du lac Léman, entre Montreuil et Genève, tiennent lieu d’action.

On accompagne le narrateur dans l’écriture de son récit. On le voit hésiter, chercher une suite, revenir en arrière, improviser. À certains moments, récit helvétique et récit québécois se confondent ou s’enchaînent. Le roman tient davantage dans le discours qui ceinture le récit, l’interrompt, le corrige, le redirige, le charge de sens par recoupements.

Prochain épisode, comme l’indique le titre, c’est le récit inachevé d’une mission révolutionnaire et d’une relation amoureuse qui n’ont pas abouti, tout cela en raison de l’indécision chronique du héros-narrateur. Pour Aquin, le comportement du héros-narrateur déprimé, indécis est à l’image du peuple québécois : « je suis le symbole fracturé de la révolution du Québec, mais aussi son reflet désordonné et son incarnation suicidaire ». L’aventure révolutionnaire a donné lieu à la passion amoureuse entre le narrateur et K, si bien qu’il a l’impression que l’échec amoureux découle aussi de l’échec révolutionnaire et de celui du peuple québécois.  

Il y aurait encore beaucoup à dire. Pourquoi la Suisse? Pourquoi les groupes révolutionnaires y cachent de l’argent? Pourquoi cette admiration du révolutionnaire pour les châteaux, leur riche ameublement?  Pourquoi si peu d’explications sur la nécessité d’une révolution au Québec?  

Le style est somptueux, la structure du récit est fine et intelligente, mais la lecture est exigeante. Très belle relecture pour moi, quelque 40 ans plus tard.

Extrait

La révolution viendra comme l’amour nous est venu, un certain 24 juin, alors que tous les deux, nus et glorieux, nous nous sommes entre-tués sur un lit d’ombre, au-dessus d’une vallée vaincue qui apprenait à marcher au pas. Elle viendra à la manière de l’événement absolu et répété qui nous a consumés et dont la plénitude me hante ce soir. Ce livre innommé est indécis comme je le suis depuis la guerre de Sept Ans, anarchique aussi comme il faut accepter de l’être à l’aube d’une révolution. On ne peut vouloir la révolution dans la sobriété, ni l’expliquer comme un syllogisme, ni l’appeler comme on procède en justice. Le désordre inévitable me gagne déjà et pétrit mon âme : je suis envahi comme le champ d’une bataille que je prépare dans la fébrilité. C’est sur nous et en nous que le grand bouleversement commence; dans nos existences vulnérables et nos rencontres amoureuses que les premiers coups sont portés. L’anarchie annonciatrice se manifeste par notre ministère et nous jette en prison, brisés, insatisfaits, malades. La révolution que j’appelle m’a blessé. Les hostilités n’ont pas encore commencé et mon combat est déjà fini. Hors combat prématurément, évacué vers l’intérieur loin de la ligne de feu, je suis ici un blessé de guerre; mais quelle blessure cruelle, car il n’y a pas encore de guerre selon la lettre. C’est là ma blessure. Mon pays me fait mal. Son échec prolongé m’a jeté par terre. Blessé fantôme, je passe derrière des barreaux les premières secousses d’une histoire inédite, semblable à ce livre en cela seulement qu’elle est inédite et que j’ignore les noms de mes frères qui seront tués au combat, autant que j’ignore les titres des différents chapitres de mon roman. J’ignore même ce qui adviendra de mes personnages qui m’attendent dans le bois de Coppet. J’en viens à me demander si j’arriverai à temps à l’hôtel d’Angleterre, car cela seul me préoccupe maintenant : le temps qui me sépare de notre rencontre fuit. (p. 95-96)

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