Pourquoi
un recueil de 1968 dans ce blogue? Simplement parce qu’il a été écrit entre le 26 juin
1950 et le 16 août 1951 et
constitue probablement le summum de l’écriture automatiste au Québec. Sa
mise au monde fut assez ardue : « Étal Mixte, troisième volume de la
série des oeuvres créatrices complètes de Claude Gauvreau a été réalisé en
1968, du vivant de l'auteur, avec un bon à tirer qu'il a donné lui-même. / L'ouvrage
n'a jamais été édité et près de 800 des 1,000 exemplaires devant constituer
l'édition originale ont été détruits. / Nous avons retrouvé 202 exemplaires de
cette édition. »
Étal mixte est
composé de 29 poèmes. Vous connaissez l’exploréen? C’est le nom que Gauvreau donne au langage qu’il invente et utilise pour la première fois dans ce recueil. Désireux de créer
une poésie libérée de tous les codes, en accord avec le credo automatiste, Gauvreau
va abandonner syntaxe, vocabulaire et ne conserver qu’une suite de syllabes, de
signifiants sans signifiés. Selon l’auteur, il est faux de prétendre qu’il en
résulte un non-sens. Cette poésie « non figurative » est chargée
d’émotions, d’affects, comme l’est la couleur (et le geste) pour les peintres
de l’expressionnisme abstrait. Et pour
celles et ceux qui n’ont jamais vu ou lu ou entendu un poème exploréen, voici
le début de « crodziac dzégoum apir » : « Beurbal
boissir / Izzinou kauzigak ----- euch bratlor ozillon keeeeék-napprégué /
Sostikolligui ------ hostie polli flli / Mammichon --- ukk kokki graggnor /
Leuzzi mottètt » Ce sont des mots inventés et encore, pas tellement dans
l’esprit français, ne serait-ce en raison de l’omniprésence des fricatives et
des occlusives et de la rareté du e muet comme terminaison.
Comment
lire Étal mixte? Et je n’entends pas lire dans le sens herméneutique,
mais dans son sens le plus primitif. Faut-il le lire à voix haute ou se
contenter de le visualiser? Doit-on s’arrêter seulement aux passages où Gauvreau
emploie un langage codé? Comment trouver le sens du recueil quand le poète a
tout fait pour le détruire?
Plusieurs
poèmes sont en pur exploréen et, selon moi, il ne faut pas s’en approcher de
trop près. Je pense à « berge bergerac d’anisette », « i »,
« crodziac dzégoum apir », « zeuthe »,
« jacques dulume », « gleu gleu », « sous
nar », « élongiaque », « les 1 de plomb ».
Beaucoup
de poèmes sont mi-exploréens, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont plus faciles
à déchiffrer, pas plus d’ailleurs que certains poèmes en pur français.
Gauvreau, en plus de détruire le lexique et la syntaxe, anéantit nos repères
sémantiques habituels. Le sens valse en tous sens d’un vers à l’autre et
parfois à l’intérieur du même vers. Quand on a l’impression de tenir quelque
chose, à coups d’exploréen ou de non-sens, il s’empresse de détruire le sens
qu’on était en train de construire. Par exemple, dans « sentinelle-onde » :
« C’est le soir / et c’est l’ardoise où les pipis de bonne volonté
crossettent les piments dérisoires du scientiste / Eggro coco bébé / Fifflondon
fafflaupillo duss-duli drégadeau kin-kouch / Un œil sur la vilandre / Un oc sur
la plébère ». Ailleurs, comme dans le poème « ange métorfôze
sur les dalles », on dirait une suite de phrases détachées les unes
des autres. « Un rire inonde l’éponge / Un glaçon âpre insensibilise le
pneu de la folie / Les seins de la nostalgie jouent au cricket avec l’âme de
Napoléon ».
Pour
le reste, j’entends les poèmes les plus lisibles, il me semble qu’on peut en
tirer un certain contenu. D’abord, il y a un ton, quelque chose de
(op)pressant, de martelé, en fait une colère qui émane de la plupart des
poèmes. Beaucoup de mots, par exemple dans le deuxième poème, « aurore
de minuit aux yeux crevés », réfèrent à des actes d’agressions
violentes : « yeux crevés, croulent, dévore, éclaboussant son crâne,
lacéré et hyéné, égorgé, anéanti, endokori, agonose, aboie, bestialité, brisés,
civières de deuil, tapissée de fœtus, moignon ». Il faudrait aussi citer
intégralement les deux derniers vers du poème : « Et toutes nos têtes
coupées / expirent dans la falaise de zinc ».
On
cherche l’origine d’une telle colère, il est clair que Gauvreau a maille à
partir avec la religion et plus précisément les religieux. L’aventure du
« prêtre crossateur » tourne plutôt mal dans « vénitien
danger » : « Des bêtes égorgèrent le prêtre / qui restera bandé / comme un sous-nerf
de phosphore. / Érection sacramentelle on dit / Érection rembourrée dans les
duvets du bondieu / Breste de sacrement de calice de ciboire de saint–chrême / Hostie
de félicité masturbée! » De toute évidence, on parle de pédophilie dans
« saint-chrême durci au soleil » : « Là où le curé
enfonce son poing au cul, là où l’enfant mignon lèche son nombril de pâte, les
éclairs exaspérés torchent et retorchent la fiente du renard! » ou
encore : « Le moine est sans culotte – l’enfant dur a coupé sa varice! ».
Et toujours dans le même poème on a droit aux « infection de jubé »,
« chaude-pisse alternée », « curé aveugle qui crosse son
or », « gales baptismales », « purgatoire de cul »,
« goupillon [qui] l’encule ».
Puisque
l’attaque contre le clergé nous y amène, parlons-en. La sexualité est aussi un
motif récurrent : malgré la confusion bien entretenue, il me semble que
des poèmes comme « je i rize » et « grégor alkador
solidor » ne parlent que de sexe. Ce dernier commence ainsi :
« une note de cul roussi éclate au cœur de la fanfare ». » Dans
« cilaine douze meyfè », on dirait un viol et il y a cette petite
phrase venue de nulle part : « Jésus est né. Son cul m’inonde ».
Il arrive même parfois que des tirades d’exploréen trahissent le sexe :
« cull cummul – cullum um kum kullus-kuss kussuss suce le dusse ». (Voir
aussi l’extrait)
On
l’a vu, il y a des jurons, du langage cru, du scatologique, de la violence, du
sexe, de la révolte et, sans doute, beaucoup d’autres choses. Bien entendu il
n’y a pas que le clergé à la source de cette colère. Ce sont tous les tenants
de la société dominante qui passent au tordeur. Il suffit de lire le très
lisible « ode à l’ennemi » pour s’en convaincre.
L’écriture
« automatiste » met à mal le langage, donc le lien à soi et au réel. Malgré
ce bris de contrat, il y a un dévoilement dans cette poésie, et je comprends
assez bien le rire de malaise des spectateurs qui assistaient au
« spectacle Gauvreau », cet homme d’une telle prestance, à la diction
parfaite, dont la dignité s’abimait dans des balbutiements d’enfants et une révolte en mal de transgression.
Gauvreau sur le net
Voir
le film sur Gauvreau de
Jean-Claude Labrecque
Voir
la prestation de Gauvreau lors de la Nuit de la poésie
« Claude Gauvreau : musicien, dramaturge,
poète » de Jean FisetteLire «ode à l'ennemi»
Voir aussi Brochuges
Un court commentaire pour la petite histoire de cet ouvrage. Si je me souviens bien les 202 exemplaires ont été mis en vente en 1976 avec la nouvelle couverture (que vous illustrez) et le feuillet de justification. À cette époque, quand je travaillais à la Librairie d'Antan sur la rue Emery, nous avions vendu plusieurs exemplaires un peu partout à travers le Canada et même en Europe (à des bibliothèques). Je crois que c'était Robert Myre qui était derrière ce projet de résurrection de ce livre. De temps en temps, on trouve dans les collections des exemplaires de première émission, c.a.d. comme ceux sauvés mais sans la nouvelle présentation. Ils s'ajoutent aux 202 qui avaient échappés à la destruction. Merci. Michel Brisebois
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