LIVRES À VENDRE

22 décembre 2007

Noël d'antan (12)

Chères lectrices,
Chers lecteurs,

Bon temps des Fêtes à toutes et à tous. J'espère que vous avez apprécié le caractère suranné de ces douze poèmes de Noël. Qui d'autres que Jean Narrache pour compléter la série! Je ne reprendrai pas ce blogue avant le 15 janvier. J'ai deux ou trois livres de notre époque (eh oui!) que je voudrais lire.... Bonne année 2008 !

LE TEMPS DES FÊTES

V’la l'temps des Fêt's pis des étrennes.
Les magasins, les grands journaux
Annonc'nt Santa Claus d'puis trois s'maines
C'est l'p'tit Jésus des temps nouveaux.

...Dir' que Santa Claus te remplace,
Ah ! pauvre Jésus d'mon jeun' temps !
C'est-i' vrai qu' t'as perdu ta place
Dans la croyanc' des p'tits enfants !...

Tandis que tout l'mond' se garroche
Aux magasins, j'passe en r'gardant,
Tout seul, les deux mains dans mes poches...
J'ai pas d'autr' chose à mettr' dedans.

L’argent, on pogn' pas ça au piège,
Faut travailler pour en avoir ;
Ça l'fait exprès, on n'a pas d'neige
A ramasser su' les trottoirs.

J'aim'rais ça fair' des bell's étrennes
A ma vieille et aux p'tits enfants ;
J'leu donn' c'que j'peux... Ça m'fait d'la peine
Vu qu' j'ai ben l'coeur, mais pas l'argent...

Des p'tits quêteux r'gard'nt les vitrines
Plein's de nénane et d'beaux joujoux ;
Le coeur leu bat dans la poitrine,
Y'en voudraient ben eux-autr's étou.

En r'gardant ça, i' s'font d'la bile
A s'expliquer c'qui z'aim'r aient l'mieux.
Pourtant, i'sav'nt qu' c'est inutile,
Santa Claus ira pas chez eux.

...Eh oui ! c'est d'mêm' tout l'long d'la vie !
Qu'on soit p'tit ou ben qu'on soit grand,
On est plein d'rêve et plein d'envies,
Pis, on s'fait plus d'mal en rêvant !

(Jean Narrache, Quand j'parl' tout seul, 1932)

21 décembre 2007

Noël d'antan (11)

CHANT DE NOËL
J'adore ta venue, enfant, frères des mondes,
Œuvre de votre amour, ô Père, ô Saint Esprit!
Sublime Agneau, victime et sauveur, Jésus-Christ,
Dont le front doit bleuir à nos douleurs profondes.

Je t'adore, ô Promis de toute éternité,
Je t'adore en mes cris, je t'adore en ma joie;
D'une âme que le feu de ses désirs rougeoie
Je t'adore en mon rêve et mon humanité.

Je t'adore!... Car j'ai compris ton beau sourire :
Sur ta lèvre divine où ses plis sont posés
Comme en un grand miroir, bouche et traits convulsés,
Le Prodige inouï du Calvaire se mire...

Ô divin Rédempteur! Flambeau des paradis
Que la chair et la vie agitent devant l'Être;
Ô Sauveur! Apprends-moi ce que je dois connaître
Pour dompter la chimère et ses envols maudits.

Car je veux, avec Toi, grandir dans l'humble enceinte;
Comme Toi, je veux mettre à mon front le roseau;
Je veux m'agenouiller auprès de ton berceau,
Pour expirer plus tard aux pieds de la Croix Sainte.

(Arthur de Bussières, Les Bengalis, 1931)

20 décembre 2007

Noël d'antan (10)

LE SAPIN DE NOËL

Le frère des buis et des houx.
Le sapin des arpents de neige,
Jouit, au pays de chez nous,
D'un liturgique privilège.

Près de la Crèche, le hameau
Érige encore dans l'église
La parure du baliveau,
Qu'une étoile argentine irise.

Suivant le rituel ancien
De la divine nuit de fête,
Le petit sapin canadien
Est enguirlandé jusqu'au faîte.

L'arbre se dresse, endimanché,
Sous le velours vert qu'il étale,
Tel, vêtu d'un satin broché,
Le portechape dans la stalle.

On raconte que, certain soir,
A travers le givre et la mousse
Du bucolique reposoir,
Glisse une berceuse tout douce.

Est-ce le sapin de Noël
Dont le murmure, avec mystère,
Se mêle aux musiques du ciel
Et berce l'Enfant solitaire ?

(Nérée Beauchemin, Patrie intime, 1928)

19 décembre 2007

Noël d'antan (9)

VIEUX NOËLS

O beaux jours envolés! O Noëls de jadis!
Claire embrasure au fond lointain du Paradis!
En ces mois d'hiver où la nuit gronde et vente,
O douce vision, que vous êtes vivante!...
Magique pauvreté! Riens chers et bienvenus!
Tous les trésors étaient dans nos bas contenus!
Dès l’aube, très émus, retenant notre haleine,
Tremblants, nous saisissions l'énorme bas de laine
Où le petit Jésus, en secret, avait mis
Les cadeaux désirés et les bonbons promis.
Un bonheur grandissant brûlait notre prunelle
— Qu'as-tu? demandait l'un; — C'est un polichinelle !
— Et toi ? — C'est un cheval de bois! — Et toi, dis, dis ?
— Une poupée! Un sac de noix et de candis !
— Moi, disait l'autre, j'ai des crayons et des plumes,
Des raisins d'or et des pastilles pour les rhumes !
— Une toupie! — Un régiment! — Des animaux !
Et notre cœur joyeux s'exaltait dans ces mots !
Je vois passer encor devant moi ce cortège.
O belle âme d'enfant, neuve comme la neige !
Enchantements naïfs, jouets mirobolants,
Que vous étiez petits et que vous étiez grands !
Ma poupée au visage informe et teint de rose,
Que vous me paraissez maintenant peu de chose !
A côté de ces vers qui narguent mon désir,
Et de cet infini que je ne puis saisir!

(Blanche Lamontagne, Ma Gaspésie, 1928)

18 décembre 2007

Noël d'antan (8)

NOËL

Dans l'aube matinale,
Les cloches ont sonné !
La nature hibernale
S'est prise à frissonner,
Par les Cieux entonné,
A ce chant de Victoire:
Le Christ vous est donné,
Le Verbe s'est fait gloire !

Peuples, chantez ! Chantez
La trêve de souffrance.
Le Roi Jésus est né,
Voici la délivrance.
Dans votre exubérance,
Ployez vos deux genoux
Devant cette espérance
Qui vient du Ciel à nous.

Il est là dans sa crèche
De langes entouré
Là sur sa paille fraîche
Attend l'humanité.
Gage d'éternité,
L'Amour est son royaume;
Il vêt la pauvreté
Du plus subtil arôme.

Cet otage divin
Que donne Dieu le Père,
Adorons-le, Chrétiens;
Il vient nous dire : « Espère ».
Et la nature entière
A mêlé sa blancheur
A nos blanches prières
De Glorias vainqueurs.

(Rosaire Dion, En égrenant le chapelet des jours, 1928)

17 décembre 2007

Noël d'antan (7)

NOËL AUX BERGERIES

On dit qu'à la Noël, au pays des Bois-Francs,
Lorsque nos animaux dans les pailles nouvelles
Se prélassent après le dur labeur des champs,
D'étranges visions flottent sous leurs prunelles.

Tandis que les chevaux accompagnent les gens
Jusqu'à l'église au son des cloches solennelles,
Les agneaux endormis auprès de leurs mamans
Entendent à minuit des voix qui les appellent.

Et, parce qu'autrefois l'un d'eux a visité
Le divin Nouveau-Né dans la petite Étable
Et fut offert des mains d'un berger charitable,

Lorsque la cloche tinte, à la vive clarté
Que la lune projette à travers la fenêtre,
Ils voient soudain l'Enfant Jésus leur apparaître....

(Alphonse Desilets, Dans la brise du terroir, 1925)

16 décembre 2007

Noël d'antan (6)

CLOCHES DE NOËL

Cloches qui, dans la nuit, sonnez éperdument,
Carillons qui volez au-dessus des prairies,
Mêlez aux flocons blancs vos claires sonneries
Cloches qui, dans la nuit, sonnez éperdument.

Laissez tomber sur nous un peu de votre joie,
Emportez jusqu'aux cieux les désirs de nos cœurs
Sans jamais mettre fin à vos accents vainqueurs,
Laissez tomber sur nous un peu de votre joie.

Cloches qui, dans la nuit, sonnez éperdument,
Carillons qui volez au-dessus des prairies,
Mêlez aux flocons blancs vos claires sonneries
Cloches qui, dans la nuit, sonnez éperdument.

Laissez tomber sur nous un peu de votre joie,
Emportez jusqu'aux cieux les désirs de nos cœurs
Sans jamais mettre fin à vos accents vainqueurs,
Laissez tomber sur nous un peu de votre joie.

(Jean Bruchési, Coups d’ailes, 1922)

15 décembre 2007

Noël d'antan (5)

LA NUIT DE NOËL
Devant toi, ô mystère ! un sombre enfer s'enfuit.
L'univers attentif, dans un profond silence,
Écoute émerveillé. Au milieu de la nuit,
Tout à coup, dans l'espace, un coin du ciel immense
S'entrouvre, et laisse voir à nos yeux éblouis
L'éclatante splendeur d'une fête éternelle,
Et les accords, divins, que l'oreille a ouïs,
Ont frappé les échos d'une harmonie nouvelle.
Que se passe-t-il, alors, au-delà du ciel bleu ?
Écoutons un instant la voix pure des anges
Qui entonne, là-haut, près du trône de Dieu,
Un cantique nouveau publiant ses louanges.
Ces voix angéliques, dont les accents touchants
Ont retenti, jadis, au sommet des collines
De l'humble Bethléem, nous disent dans leurs chants
« En face de la crèche, il faut que tu t'inclines ;
« Car, dans ce faible enfant que le froid fait pleurer,
« Tu dois reconnaître un Dieu qui s'est fait homme ;
« Celui qu'à deux genoux tu dois seul adorer.
« Cet enfant de la crèche est celui que l'on nomme,
« Au ciel, sur la terre, Jésus, Notre Sauveur.»
Et ce divin concert des célestes phalanges,
Chaque année se répète avec joie et ferveur
Par les chrétiens fidèles à imiter les anges.

(Edouard Lavoie, Mélanges poétiques, 1922)

12 décembre 2007

Noël d'antan (4)

NOËL D'ANTAN

Minuit sonne au beffroi de givre recouvert.
Les cloches en prière ouvrent grandes leurs ailes
Dont l'essor généreux à l'horizon désert,
Répète avec douceur l'hosanna des fidèles.

La neige étale aux champs sa princière beauté ;
Une étoile a surgi tout à coup d'un nuage,
Et dans le soir rêveur par la lune argenté,
Un long frisson d'émoi descend sur le village.

Sous un toit en lambeaux, un enfant dans son lit
Tousse en mêlant sa plainte aux baisers d'une mère
Qui, malgré sa douleur, le contemple et sourit,
Songeant à l'Enfant-Dieu naissant dans la misère.

Près de la lampe éteinte et le front dans la main,
J'écoute, en regardant l'âtre qui brille et fume,
La bise sangloter au fond du ciel lointain,
Des grands pins dénudés la secrète amertume.

Malgré les froids aigus de cette nuit d'hiver,
Sortant de leur paisible et rustique chaumière,
Joyeux, des campagnards, vont d'un pas noble et fier,
Vers l'église où des voix chantent l'heureux mystère.

D'autres — les vieilles gens — dans leurs rudes traîneaux
Unissent leurs chansons à ceux qui, sur la route,
Se redisent entr'eux quelques noms amicaux,
Emportés par le vent vers la céleste voûte.

Les orgues éveillées déchirent leur ennui ;
L'encens parfume l'air et monte vers la crèche
Où le cierge d'or brille en éclairant Celui
Qui dort paisiblement sur de la paille fraîche.

0 Noël ! il suffit d'un indicible accent,
D'un refrain de berger, pour que comme les Mages,
L'homme éloigné de Dieu revienne triomphant,
Déposer à ses pieds de repentants hommages.

(Ulric Gingras, La Chanson du paysan, 1917)

11 décembre 2007

Noël d'antan (3)

BALLADE DES NOËLS D'ANTAN
Noëls des lunes argentines,
Éveilleuses de fronts rêvants ;
Noëls des laudes et matines,
Noëls des neiges et des vents ;
Noëls des pins sur la ravine,
Noëls des joncs au vieil étang,
Je rêve de vous, vous devine ;
Mais où sont les Noëls d'antan ?

Noëls des gueux à triste mine,
Courbés sur les chemins montants,
Sans sou ni maille, ni chaumine,
Mais gais aux soirs du bon vieux temps ;
Noëls dont la fuite chagrine
Et dont le retour rend content,
Que j'aime votre aurore fine,
Mais où sont les Noëls d'antan?

Et toi, pâtre, sur les collines
Qu’aux vieux missels on vit souvent,
Des longs sentiers où tu chemines,
As-tu vu l’Étoile au levant ?

As-tu vu cette pèlerine
Qui rendit l'azur éclatant,
Là-bas sur la crèche divine ?
Mais où sont les Noëls d'antan?

ENVOI
Prince, devant Dieu je m'incline,
Ne peux-tu pas en faire autant ?
Comme les mages, j'imagine ?...
Mais où sont les Noëls d'antan ?

(Louis-Joseph Doucet, La Chanson du passant, 1908)

10 décembre 2007

Noël d'antan (2)

NOËL DE VIEIL ARTISTE
La bise geint, la porte bat,
Un Ange emporte sa capture.
Noël, sur la pauvre toiture,
Comme un De Profundis, s'abat.

L'artiste est mort en plein combat,
Les yeux rivés à sa sculpture.
La bise geint, la porte bat,
Un Ange emporte sa capture.

Ô Paradis ! puisqu'il tomba,
Tu pris pitié de sa torture.
Qu'il dorme en bonne couverture,
Il eut si froid sur son grabat !

La bise geint, la porte bat...

(Émile Nelligan, Émile Nelligan et son œuvre, 1904)

9 décembre 2007

Noël d'antan (1)

LA CRÈCHE DE NOËL
I
L’âpre saison déroule sur la terre
Son lourd manteau de neige et de frimas ;
Le vent du soir soupire avec mystère
Dans la ramure où brille le verglas.
Il est minuit. Le carillon du temple
Jette aux échos un hymne triomphant,
Et le chrétien, à deux genoux, contemple
Avec amour un adorable enfant.

II
Il est plus grand que tous les rois du monde
Plus radieux que l'astre universel,
Plus éloquent que la foudre qui gronde,
Plus pur et saint que les anges du ciel !
Et cependant, il est né sur la paille ;
Son divin corps éprouve des douleurs
Que l'univers d'allégresse tressaille,
Car cet enfant rachète nos malheurs !

III
Au front du ciel une étoile rayonne,
Guidant les pas des rois les plus puissants
Qui vont offrir — en guise de couronne—
Au nouveau-né l'or, la myrrhe et l'encens !
Allons chrétiens, à l'exemple des Mages,
Nous prosterner devant le Rédempteur !
Adressons-lui nos vertueux hommages
Et redisons : Gloire au Libérateur !

(J. B. Caouette, Les Voix intimes, 1892)

6 décembre 2007

Au Cap Blomidon

Alonié de Lestres (Lionel Groulx),
Au cap Blomidon, Montréal, Granger frères, 1943, 239 p. (1re édition : 1932)


Juin 1923. Jean Bérubé possède une petite ferme à Saint-Donat de Montcalm. Il vit surtout de la forêt. Il est le dernier membre vivant d’une famille qui a été décimée par une épidémie de consomption. Il est instruit (il a fait 6 ans de cours classique). Il est amoureux de Lucienne Bellefleur, la fille de ses voisins. Le père de celle-ci voit d’un mauvais œil cette union, les deux familles s’étant fait des procès pour des raisons de limites de terrain. Jean a aussi un vieil oncle qui, sa vie durant, a nourri le rêve de reprendre la terre de ses ancêtres acadiens à Grand'Pré, rêve qu’il n’a pu réaliser. Quand il meurt, il laisse tout son avoir à son neveu Jean, espérant que ce dernier accomplisse son projet. C’est effectivement ce qui se produit. Jean décide de partir pour Grand'Pré, demandant à Lucienne de l'attendre.

Pendant les deux premières années, il travaille comme manœuvre agricole chez des fermiers, étudie l’agriculture, se fait un nom et devient l’intendant de Hugh Finlay, l'Écossais dont la famille s'est emparée de la terre des Bérubé (autrefois Pellerin) lors du Grand Dérangement. Évidemment, Jean veut racheter cette terre. Mais le jeune homme a des ambitions beaucoup plus grandes : il se voit comme la tête de pont du grand retour des Acadiens à Grand’Pré. Il fait d’abord venir son ami Paul, essayant de l’associer à son rêve. Les nouvelles concernant Lucienne sont souvent inquiétantes pour lui. Va-t-elle, lassée d’attendre, épouser un gars de la place?

Les Finlay ont 70 ans et sont prêts à léguer leur domaine à leur fils Allan, une espèce de vagabond alcoolique. Fleurant la bonne affaire, celui-ci est revenu après sept ans d’absence, laissant croire qu’il allait épouser une fille de la place et reprendre la terre. Mais en plus de son alcoolisme, il est épileptique et sa santé mentale est très fragile. Malgré tout, son père croit qu’avec l’aide de Jean, il pourrait réussir, mais Allan déteste Jean qui lui rappelle vaguement un personnage qui hante ses cauchemars.

Jean est désespéré : son beau rêve semble s’écrouler, mais il fait quand même une offre au vieux Finlay. Celui-ci ne comprend pas ce soudain intérêt, mais finit par découvrir que Jean est Acadien, qu’il a de l’argent... Il se rappelle une ancienne prophétie d’un vieille Acadienne un peu sorcière : les chiens seront chassés du domaine et le maître reviendra. Le fils Finlay, à bout de nerfs, ayant finalement refusé la donation, tombe malade. De vieux démons s’éveillent en lui : l’ancêtre Finlay aurait abattu le père et les trois fils acadiens dont il aurait usurpé la terre. Il est hanté par ce cauchemar, récurrent dans la famille Finlay. À moitié fou, il tente de tuer Jean et s’enfuit. Épuisé et malade, Jean entre à l’hôpital.

Finalement tout se dénoue pour le mieux. Le vieux Finlay, pour conjurer le mauvais sort qui plane sur ses descendants, décide de racheter le crime familial et de céder la terre à Jean. Lucienne, dont le père vient de mourir, viendra le rejoindre. Paul, lui, est amoureux d’une Acadienne.

Groulx décrit ce roman comme un « divertissement de vacances, un dérivatif à des tâches plus austères ». Il a surtout voulu montrer un jeune homme de « notre race : héros de volonté et d’action, ambitieux de vastes entreprises, surhomme de la foi ».

Ce roman patriotique est un rappel du Grand Dérangement. La reconquête est au service de la foi d’abord. Le symbole en est une église qui brille au soleil. « Un peuple fidèle à son Christ a toutes les chances d’être fidèle à soi-même. Qui met la foi au-dessus de tout met à bonne hauteur tout ce qui la protège, la défend, la conserve : la tradition, la langue, l’histoire. » La stratégie patriotique est assez claire. Il suffit de se servir des morts pour motiver les vivants : « … pour éveiller la conscience d’un peuple, exalter ses énergies, le suprême moyen c'est de le tenir mêlé à ses morts, faire qu’en lui continue la poussée héroïque des ancêtres. »

Extrait

Depuis son arrivée dans la région du golfe, l'une des grandes tristesses de Jean Bérubé, c'est de constater la continuation du Grand Dérangement. Loin d'avoir pris fin, le triste exode va toujours. La seule différence avec autrefois, c'est qu'aujourd'hui les Acadiens se déportent eux-mêmes. Ils franchissent la frontière américaine comme ils franchiraient la clôture du voisin, et par nul autre motif trop souvent que l'aversion de la jeunesse pour la culture de la terre. Pourtant, se dit Jean Bérubé, les races qui vainquent et les races qui durent, ce sont les races qui épousent le sol. Peuple agricole — peuple moral et immortel ! Équation dont témoignent, selon lui, la raison et l'histoire.

Pour remédier au grand mal, avec le temps les projets du jeune homme se sont précisés, s'ajustent mieux à la réalité. Mais cet idéaliste de claire raison achève ses rêves sans les diminuer. Patriote d'espoirs toujours ambitieux, on sait quelle forme concrète il a choisi de donner au dessein de sa vie. Sur la terre des ancêtres, il voudrait dresser un clocher catholique avec une centaine de familles autour. Coûte que coûte, il entraînera la jeunesse acadienne à la reprise d'une partie du Bassin des Mines. Et pourquoi, se demande-t-il parfois, nous serait-il interdit de prendre ces terres, de préférence à de nouveaux venus, surtout quand nous ne parlons point de spoliation, nous, mais de rachat?

De ce grand et beau dessein, le jeune homme ne se contente pas de s'enivrer. Pour le réaliser, les projets affluent en son esprit. Il unira son effort au noble clergé acadien qui a déjà tant fait pour grouper, organiser les opprimés, les instruire, rallumer dans les cœurs affaissés une flamme vivante. Il se joindra aussi aux courageux patriotes qui, de toutes leurs forces, ont secondé l'action de leurs prêtres. Autour de lui, il groupera une élite de jeunes hommes, dont ce sera la tâche élue d'étudier les problèmes acadiens, d'aller, par les paroisses du Nouveau-Brunswick, de l'île Saint-Jean, de la Baie Sainte-Marie, ranimer la vieille amitié pour la terre. Pour le rachat de la patrie et l'établissement des rapatriés, il fondera un denier national: contribution annuelle de dix sous par chaque famille acadienne du Canada et des États-Unis. Il songe enfin à écrire une histoire populaire de l'Acadie, histoire illustrée, puissante en images. Il la veut capable d'aller parler au peuple, d'aller lui dire, avec des mots attendris comme ceux de la légende et vibrants comme des appels de clairon, le charme héroïque du passé, la splendeur des devoirs actuels. D'instinct le jeune homme a compris que, pour éveiller la conscience d'un peuple, exalter ses énergies, le suprême moyen c'est de le tenir mêlé à ses morts, faire qu'en lui continue d'agir la poussée héroïque des ancêtres. (p. 113-115)

Lionel Groulx sur Laurentiana

Chez nos ancêtres
Les Rapaillages
L'appel de la race
Au cap Blomidon


Sur l’Acadie
«Évangéline» dans Essais poétiques

2 décembre 2007

La ferme des pins

Harry Bernard, La Ferme des pins, Montréal, L’Action canadienne, 1930, 206 p.

James Robertson a immigré, directement d’Angleterre. Il s’est d’abord installé en Ontario, puis au Québec, dans les Cantons-de-l’est, où il a épousé une Canadienne française qui lui a donné trois fils et une fille. La ferme a prospéré et constitue, aujourd’hui qu’il est vieux, un beau petit domaine. Sa fille est mariée, sa femme est décédée. Il est seul avec ses trois garçons célibataires. Il voudrait que ceux-ci perpétuent sa « race », donc épousent une Québécoise anglophone. Or, les Québécoises anglophones sont plutôt rares dans le coin, les Anglais ayant quitté les Cantons, remplacés par des Canadiens français et leur nombreuse famille. Son fils aîné, quand il  présente sa fiancée canadienne-française à son père, essuie un refus. Il se rebute, quitte la ferme, va vers l’Ouest et est happé par un train. Le deuxième, lui aussi amoureux d’une Canadienne française, attend, espérant obtenir le consentement du père. Finalement ce dernier, se sentant coupable de la mort de l'aîné, finit par céder. Il lui abandonne sa terre et, à 65 ans, décide de retourner en Ontario pour que le plus jeune puisse embrasser sa nationalité.

Roman du terroir à l’envers : habituellement, c’est le Canadien français qui est le minoritaire menacé dans son identité. C’est lui, le patriote, qui ressent « l’appel de la race ». Ici, c’est un anglophone qui se sent brimé dans sa nationalité. Robertson ne déteste pas les Canadiens français. Il en a même épousé une! Si les mariages mixtes s'avéraient catastrophiques dans L'Appel de la race ou La Campagne canadienne, dans ce roman tout se passe pour le mieux... du moins pour les parents.

Robertson ressent tout simplement le besoin de perpétuer son identité. Le roman montre l’importance des racines. Dans le fond, c’était très habile de la part de l’auteur, lui-même natif de l’Angleterre, mais fidèle de Lionel Groulx. Il montre les Canadiens français sous un jour très favorable, pas du tout comme des oppresseurs des minoritaires.

Extrait
Dans le train qui le ramenait à Montréal, Robertson pensait à ces choses. Comme il se reprochait de n'avoir pas vu clair ! De plus en plus, il voulait amener Robert à Kingston, pour que Robert pût y continuer, selon la tradition, la famille Robertson. Libre à Thérèse de s'être donnée, corps et âme, aux Canadiens-français. Libre à Georges, puisqu'il l'entendait ainsi, d'épouser une Canadienne, et d'avoir un jour des enfants dont l'âme ne saurait vibrer en face de l'Union Jack. James Robertson n'interviendrait sûrement pas dans les affaires de cœur de son fils aîné. Mais il arracherait le troisième, s'il était possible, aux influences qui lui avaient enlevé ses autres enfants. Ces idées, toujours les mêmes, ne cessaient de le harceler. Il les caressait en lui comme des bêtes familières, les cajolait dans son cœur. Il les choyait et les redoutait. Il se disait qu'elles ne proposaient à son problème qu'une solution brutale, dont il ne serait pas sans souffrir. Déjà il s'apercevait, arraché d'un coup à tout ce qu'il aimait, à tout ce qui avait été sa vie: sa campagne et ses travaux, le milieu qui l'avait accueilli, ses manies d'homme vieilli, qui a pris des habitudes. Il quitterait des amis de trente ans et plus, des gens devenus ses parents, d'autres qui lui étaient peut-être antipathiques, mais qui tous étaient nécessaires au décor de son existence. Et il y avait le coteau des Pins, la rivière rocheuse aux eaux noires, les paysages, variés selon la saison, qui bornaient sa vue depuis tant d'années.
Quand il s'abandonnait sur cette pente, Robertson se sentait attendri. Alors, il se laissait gagner par le charme paisible de son pays d'adoption, se disait qu'un peuple en vaut un autre, et que les Canadiens-français étaient d'excellentes gens, dont il n'avait qu'à se louer. Robertson ne leur pouvait rien reprocher. Ils l'avaient reçu jadis, quand il était seul, quand il était pauvre, et une de leurs filles n'avait pas dédaigné de l'aimer. Il aurait mauvaise grâce à les renier, à élever en marge d'eux, sinon contre eux, ce fils qu'il leur voulait disputer à tout prix, et qui souffrirait lui-même, plus tard, d'avoir été déraciné. Mais l'autre sentiment, celui qui incorporait l'orgueil de la race dans la survivance, reprenait le dessus. Le fermier se reprochait sa faiblesse de caractère. Partagé entre ses deux pays, il se disait qu'il avait assez donné à l'un, sa vie durant, pour se croire justifié, arrivé à la vieillesse, de pencher un peu vers le second. Partagé entre deux manières de penser, de sentir, il concluait qu'il avait assez sacrifié à l'une, à l'encontre même de ses préférences, pour n'être pas blâmable de se rapprocher de l'autre. (p. 180-182)

Harry Bernard sur Laurentiana
Dolorès
Juana mon aimée
La Dame blanche
L’Homme tombé
La Ferme des pins
La Maison vide
La Terre vivante
Les Jours sont longs

29 novembre 2007

La Sève immortelle

Laure Conan, La Sève immortelle, Montréal, L’Action française, 1925, 231 p. (Préface de Thomas Chapais)

Jean Le Gardeur de Tilly, « capitaine de milice incorporé dans les grenadiers », aux côtés de Monsieur de Lévis a été grièvement blessé à la bataille de Sainte-Foy. Il est toujours soigné à l’Hôpital général de Québec. Un jour, on lui présente mademoiselle Thérèse d’Autrée, une Française dont il tombe amoureux. Elle est la fille d’un colonel qui attend que sa femme ait recouvré la santé pour rentrer en France. Le frère de Jean et sa mère habitent toujours Saint-Antoine-de-Tilly. Vit aussi avec eux leur cousine, une dénommée Guillemette, fille de Monsieur de Muy, qui s’est éloignée de Québec quand les obus britanniques ont commencé à pleuvoir sur la ville assiégée. Un soldat britannique (l’armée anglaise tenait garnison au manoir) s’est épris d’elle et dispense ses faveurs à la famille Tilly afin de l’amadouer. Mais cette Guillemette, amoureuse de Jean, est très patriotique et lui résiste.

Un an passe. Montréal a capitulé, et Jean est maintenant presque guéri. Sa mère, ignorant son amour pour Mlle d’Autrée, voudrait qu’il épouse Guillemette. Mais il ne voit que Thérèse d’Autrée… Pour ne pas la perdre, il est prêt à abandonner sa patrie et à la suivre en France. Tout le monde lui fait voir qu’il est en train de trahir, qu’il manque à son devoir. Les événements vont l’amener à modifier son projet. Avant de s’embarquer, Jean, de plus en plus tiraillé entre l’amour et le devoir, se rend à Saint-Antoine pour saluer une dernière fois sa mère et son frère. Or, pendant le voyage, comme il est à peine remis, une blessure de guerre s’ouvre. Il doit donc écarter l’idée de suivre Mlle d’Autrée dans l’immédiat. De toute façon, il en est venu à cette idée, le patriotisme triomphant de l’amour. La mort dans l’âme, Mlle d’Autrée retourne seule dans son pays et meurt bientôt d’une pneumonie. Après une période de deuil, Jean décide de refaire sa vie avec Guillemette, elle qui a refusé le riche Anglais.

Laure Conan était pour ainsi dire mourante quand elle termina ce roman historico-patriotique Rien n’y paraît. Le roman me semble plus vif que ses précédents. Il y a beaucoup de dialogues, mais peu de longs rappels historiques ou de grands discours enflammés, si fréquents dans ce genre d’ouvrage. L’intrigue est très classique, peu surprenante (Les Anciens Canadiens, en plus léger). Le roman saisit un moment clef de notre histoire : après la Conquête, la plupart des nobles quittent la colonie. On perçoit la différence entre les Canadiens de souche et les Métropolitains de passage. On dirait presque que ces derniers éprouvent une haine viscérale de l’Anglais, ce qui n’est pas le cas des Canadiens qui semblent plus conciliants. Le roman est assez critique à l’égard de la mère patrie qui a abandonné la Nouvelle-France sans vraiment combattre. 


Extrait de l’ avant-propos de Thomas Chapais
Il ne sera peut-être pas sans intérêt pour les lecteurs de ce livre de savoir dans quelles conditions il fut écrit. La regrettée Laure Conan en avait conçu l'idée il y a près de trois ans. Son intention était de le soumettre au concours pour le prix de littérature, institué par l'initiative de l'hon. A. David, secrétaire de la province. Elle nous en avait communiqué le plan, qui nous parut plein de promesses. Mais un accident vint la priver de l'usage de sa main droite et la força de suspendre son travail. Il lui fut donc impossible de présenter son œuvre au concours de 1923. Cependant, dès qu'elle le put, elle reprit sa plume. Lentement, le récit se développa. Chapitre par chapitre, le roman vit se tisser sa trame. Les caractères s'accusèrent, les situations se dessinèrent, le problème moral se posa.
Le privilège d'une vieille amitié nous permettait de suivre les progrès du livre. Et nous admirions ce bel exemple d'énergie, donné par une femme de soixante-dix-huit ans, qui, malgré l'âge et la souffrance, poursuivait son labeur et continuait à tracer son sillon. Il y avait toutefois des heures de doute et de lassitude. Et nous nous permettions alors d'amicales instances pour activer l'effort et hâter l'achèvement de l'œuvre. Quinze jours avant le terme fixé pour la clôture du concours, le dernier chapitre seul restait à écrire. Mais un message inquiétant vint nous informer que Laure Conan était très sérieusement malade. Accouru auprès d'elle, nous apprîmes que les médecins déclaraient une opération inévitable. A la douleur éprouvée par les parents et les amis se joignait un très vif regret. Qu'allait-il advenir de l'œuvre inachevée, qui promettait d'ajouter un brillant fleuron aux lettres canadiennes ? Il était sans doute permis d'espérer une issue heureuse. Mais dans le cas contraire ?... Consultés, les hommes de l'art affirmèrent que la malade pouvait, sans aggraver son état, écrire quelques pages. Elle eut ce rare courage moral. Malgré son angoisse et sa souffrance, elle commanda à son imagination et à sa pensée, et, dans le lit où elle était clouée, elle écrivit ce chapitre final, où le drame intime auquel elle nous a fait assister s'achève par la victoire de la fidélité à la France nouvelle fondée par les aïeux sur les rives du Saint-Laurent. Cela fait, et ses dispositions suprêmes étant prises, elle se confia avec une résignation admirable à la volonté de Dieu. Quelques jours plus tard, elle n'était plus. […] Québec, 20 avril 1925.

Lire le roman :
La Sève immortelle

Laure Conan sur Laurentiana
L'Oublié
À l'oeuvre et à l'épreuve

La Sève immortelle
Angéline de Montbrun

26 novembre 2007

L'Appel de la race

Lionel Groulx, L’Appel de la race, Montréal, L’Action française, 1922, 278 p. (sous le pseudonyme d'Alonié de Lettres [compagnon de Dollard])

Jules de Lantagnac a renoncé à sa nationalité française, a épousé une Canadienne anglaise anglicane convertie au catholicisme, qui lui a donné quatre enfants. Il est devenu un avocat renommé, aux services des grandes compagnies anglaises. La famille habite Ottawa et s'est intégrée à la communauté anglophone. Âgé de 43 ans, Lantagnac vit une crise d’identité : l’appel de la « race » menace l’équilibre qu’il s’est donné. Il faut dire que l’Ontario est secouée par l’affaire des écoles françaises.

Lantagnac a pris l’habitude de rencontrer le père Fabien. Celui-ci l’incite à se replonger dans la culture française : Lantagnac redécouvre l’esprit français. « Il reprenait contact avec un ordre, une clarté, une distinction spirituelle qui l’enchantait. »

Toujours conseillé par le père Fabien, il décide de renouer avec ce qu’il lui reste de famille. Seul, il se rend à Saint-Michel de Vaudreuil pour revoir la ferme familiale et sa parenté qu’il n'a pas vues depuis 23 ans! Ses père et mère sont décédés. Il est bien accueilli, malgré sa « trahison », et il découvre un milieu évolué. Gagné par « l’appel de la race », il fait le pari de redonner à ses quatre enfants la nationalité canadienne-française.

De retour chez lui, il entreprend de les convertir, sans trop en parler à femme, Maud Fletcher (anglicane convertie au catholicisme, je le rappelle, et à qui il a promis fidélité éternelle contre ce sacrifice). Deux de ses enfants répondent bien (Wolfred et Viginia), mais les deux autres (Nellie et William) se rebellent et se rallient à leur mère.

Il découvre qu’un fossé a toujours subsisté entre sa femme et lui et il accuse la différence ethnique : « La disparité de race entre époux limite l’intimité. » (p. 60)

Le divorce va se faire en deux temps. D’abord, il décide de se faire élire député indépendant du comté de Russell, ce qui est fait sans opposition politique (sinon celle de la famille Fletcher). Il travaille fort, étudie ses dossiers et rapidement gagne beaucoup d’autorité au parlement. Du même souffle, il prend de plus en plus ses distances face à la société anglaise, ce qui fâche sa femme et le clan Fletcher. Le deuxième moment survient le 11 mai 1916 : le parlement fédéral doit débattre une motion d’Ernest Lapointe, incitant le gouvernement de l’Ontario à revoir son règlement concernant les écoles françaises. Devenu important, tout le monde s’attend à ce qu’il prononce un discours. Plusieurs (dont le clan Fletcher) l’incitent à se taire. On met beaucoup de pression sur lui : on lui offre un poste de sénateur, on l'avertit qu'il perdra une partie importante de ses revenus de source anglophone (et on le fait), sa femme le menace de divorce. Partagé entre son devoir national et son devoir familial, il penche pour sauver sa famille, même si le père Fabien intervient et lui rappelle son devoir national. Durant le débat, à la dernière minute, incapable de se contenir, il prononce un discours véhément.

Sa femme, Nellie et William le quittent. Sa fille Virginia entre chez les religieuses, fidèle à son père et à la religion. Son fils ainé, devenu André de Lantignac, de retour de Montréal, après un long cheminement, se convertit à la cause.

L'édition de 1943
Critique
Je ne suis pas un spécialiste de Groulx, beaucoup s’en faut. Je n’ai lu que ses fictions. Comme tout le monde le sait, L’Appel de la race fut – et est – un roman très controversé. Des thèses ont été écrites sur le sujet. Je vais donc m’avancer sur ce terrain miné avec une prudence de Sioux.

Le mot « race » revient souvent dans le vocabulaire de Groulx (
lui-même a admis l’avoir trop employé), ce qui étonne le lecteur contemporain. Il faut faire attention toutefois. Le mot avait une tout autre acception dans les années 1920. Tout le monde l’employait. Je pense qu’on peut dire que plusieurs l’utilisaient dans le sens de « peuple », « ethnie », bref qu’il définissait une communauté culturelle. Groulx nous fournit sa définition dans le roman : «L'autre jour, j'ai longuement médité une définition de la race que j'avais recueillie dans un de mes ouvrages favoris. "La race", c'est "un équilibre durable, éprouvé, de qualité morales et d'habitudes physiques, qu'un apport hétérogène et massif risquerait de rompre" » (p. 111). Que sont ces « habitudes physiques » ? Des façons de faire?

Aux yeux du lecteur contemporain, - et à mes yeux - il va de soi que Groulx flirte avec des idées controversées, difficiles, et que parfois il franchit la ligne de l’inacceptable. Déjà il laisse planer l’idée que certaines « races » sont supérieures, entre autres la française et l’anglaise, comme le personnage principal le dit à sa femme : « — Que me parlez-vous de race supérieure et de race inférieure? dit Lantagnac. Je crois encore à la supériorité de la vôtre; en plus je crois aussi à la supériorité de la mienne; mais je les crois différentes, voilà tout. » Et il ajoute que les Anglais sont supérieurs dans le domaine matériel et les Français, dans le domaine spirituel, idée assez banale dans la littérature canadienne-française.

À la page 109, Groulx emploie l’expression « mélange de sang ». Parlant des « nationalités en lutte pour leur vie que les classes supérieures trahissent », Groulx dit qu’elles finissent par accepter « les mariages, le mélange des sangs : ce qui est leur déchéance et leur fin ». Ici, quant à moi, on vient de franchir la ligne. Il la franchit aussi lorsqu’il expose les idées de
Gustave Le Bon. Groulx se lance dans la psychologie des races qui se reflète sur la physionomie. Je m’arrête ici et vous laisse juger par vous-même :

Extrait
Lantagnac n'avait suivi que de loin l'éducation de ses fils et de ses filles. Chez eux il connaissait le fond, les qualités du tempérament; peu ou point la forme de l'esprit. Leurs succès l'ayant toujours rassuré sur leur dose d'intelligence, il s'était abstenu de pousser plus loin son enquête. Et maintenant voici qu'il découvrait chez deux surtout de ses élèves, il ne savait trop quelle imprécision maladive, quel désordre de la pensée, quelle incohérence de la personnalité intellectuelle : une sorte d'impuissance à suivre jusqu'au bout un raisonnement droit, à concentrer des impressions diverses, des idées légèrement complexes autour d'un point central. Il y avait en eux comme deux âmes, deux esprits en lutte et qui dominaient tour à tour. Le plus étrange c'est que ce dualisme mental se manifestait surtout en William et en Nellie, les deux en qui s'affichait dominant, le type bien caractérisé de la race des Fletcher. Tandis que Wolfred et Virginia accusaient presque exclusivement des traits de race française : les traits fins et bronzés des Lantagnac, l'équilibre de la conformation physique, en revanche l'aînée des filles et le cadet des fils, tous deux de chevelure cl, de teint blonds, plutôt élancés, quelque peu filiformes, reproduisaient une ressemblance frappante avec leur mère.
— Une fois de plus les formes intérieures de la vie, les modalités de l'âme auraient donc façonné, sculpté l'enveloppe charnelle, se disait le pauvre père.
Dans le temps, Lantagnac s'en souvenait, sa découverte sur la complexion mentale de ses enfants l'avait atterré. Involontairement il s'était rappelé un mot de Barrès : « Le sang des races reste identique à travers les siècles! » Et le malheureux père se surprenait à ruminer souvent cette pénible réflexion :
— Mais il serait donc vrai le désordre cérébral, le dédoublement psychologique des races mêlées!
Il se rappelait aussi une parole terrible du Père Fabien, un jour que tous deux discutaient le problème des mariages mixtes :
— Qui sait, avait dit le Père, avec une franchise plutôt rude, qui sait si notre ancienne noblesse canadienne n'a pas dû sa déchéance au mélange des sangs qu'elle a trop facilement accepté, trop souvent recherché? Certes, un psychologue eût trouvé le plus vif intérêt à observer leurs descendants. Ne vous paraît-il pas, mon ami, qu'il y a quelque chose de trouble, de follement anarchique, dans le passé de ces vieilles familles? Comment expliquez-vous le délire, le vertige avec lequel trop souvent les rejetons de ces nobles se sont jetés dans le déshonneur et dans la ruine?
Ce jour-là, Lantagnac, fortement impressionné par l'accent énergique du religieux, par la vérité implacable qui jaillissait de sa parole, n'avait pu trouver un seul mot à répondre. Du reste, le Père Fabien lui avait glissé dans sa poche un petit volume en lui disant :
— Vous savez, je ne gobe pas plus qu'il ne faut ce docteur Le Bon. Mais un de ces jours, Lantagnac, quand vous aurez une minute à vous, lisez attentivement, je vous prie, les pages dont le coin est replié. Pour une fois, je crois que le pernicieux docteur a parlé d'or. Il n'a fait, du reste, que résumer les conclusions actuelles de l’ethnologie.
Ces pages qu'il avait lues dans le temps et qui l'avaient laissé si amèrement songeur, il veut les relire, maintenant que ses propres observations lui en révèlent la pénible vérité. Un soir donc, Lantagnac prend dans sa bibliothèque le minuscule volume du Dr Gustave Le Bon qui a pour titre : Lois psychologiques de l'évolution des peuples, et il lit aux pages 59, 60, 61, ces passages marqués au crayon rouge :
« Les croisements peuvent être un élément de progrès entre des races supérieures, assez voisines telles que les Anglais et les Allemands d'Amérique. Ils constituent toujours un élément de dégénérescence quand ces races, même supérieures, sont trop différentes. »
« Croiser deux peuples, c'est changer du même coup aussi bien leur constitution physique que leur constitution mentale... Les caractères ainsi créés restent au début très flottants et très faibles. Il faut toujours de longues accumulations héréditaires pour les fixer. Le premier effet des croisements entre des races différentes est de détruire l'âme de ces races, c'est-à-dire cet ensemble d'idées et de sentiments communs qui font la force des peuples et sans lesquels il n'y a ni nation ni patrie... C'est donc avec raison que tous les peuples arrivés à un haut degré de civilisation ont soigneusement évité de se mêler à des étrangers. » (p. 68-71)

Lionel Groulx sur Laurentiana

23 novembre 2007

Ce que disait la flamme

Hector Bernier, Ce que disait la flamme, Québec, L’Événement, 1913, 451 pages.


Jean Fontaine, fils d’un riche industriel de Québec, vient de terminer sa médecine. Épris d’idéal, il rêve de faire œuvre patriotique, d’œuvrer auprès des classes populaires. Il se désole du fait que sa sœur Yvonne, dont il est si près, s'est éprise d’un dandy prétentieux et superficiel.

Un soir, comme son père est absent, il reçoit à sa place la fille d’un de ses ouvriers, Lucille Bertrand. Elle est venue demander un congé pour son père très malade. Séduit par la jeune fille, Jean lui promet de rendre visite au malade, ce qu’il fait quelques jours plus tard.

Entre-temps, il essaie de communiquer sa flamme nationaliste à sa sœur et à son père. Il avertit celle-ci qu’elle court au malheur si elle épouse son dandy. « L’homme qui ne peut aimer sa race n’aura jamais au cœur les autres grands amours… Comme ceux-ci, l'amour de la race est un besoin de pitié souveraine et de dévouement... J'ai bien peur que Lucien, railleur intarissable des traditions canadiennes-françaises, ne te rende malheureuse. Comment peut-il aimer vraiment, l'homme qui renie l'amour?», lui dit-il bien sentencieusement. Et voici le rêve qu’il essaie de faire partager à son père : « Il faut que ton or serve à ta race!... il faudrait organiser un vaste élan de la race! Oui, mon père, une coalition des fortunes canadiennes-françaises pour vivifier la sympathie, l'union entre les classes... Comme il y a des sociétés pour le bien réciproque de leurs membres, j'ai la vision de sociétés qui prodigueraient à notre race la force et l'amour... Ce n'est pas de l'utopie, c'est de l'action, par le dévouement, par la convergence des initiatives et des cœurs...On s'efforcerait de mieux connaître l'ouvrier, le campagnard, on finirait par les aimer... On multiplierait les moyens d'exterminer la pauvreté, de mettre les vices en déroute. Graduellement, l'envie cesserait de ronger les humbles, l'arrogance tomberait des fronts plus élevés... Un flot d'amour emporterait la race vers l'avenir… »

Quant à lui, après bien des réticences, conscient des remous que sa décision créera dans son milieu, il se décide à laisser parler ses sentiments et se lance à la conquête de la jeune fille du milieu ouvrier. Or, il se trouve que le père de celle-ci est un ancien associé de son père, alors que les deux hommes étaient jeunes. Leur association s’était mal terminée.

Sa sœur se marie et est malheureuse : son mari est un parfait insignifiant, jouisseur, fat, querelleur. Quant à Jean, il se coupe de sa famille et épouse Lucile. Ce faisant, il renonce à son grand rêve d’ouvrir un laboratoire et de devenir une personnalité connue qui ferait honneur à sa « race ». Il pratique la médecine dans le milieu ouvrier et contribue ainsi à rallumer la flamme nationale chez les démunis.

Le roman se termine ainsi : le père, veuf depuis longtemps, est seul avec sa fille malheureuse en ménage. Tous les deux se sentent de plus en plus touchés par la flamme patriotique. « Tous deux ainsi se laissent pénétrer par l'éloquence de la flamme. Elle ne se lasse pas de rire et de chanter, la flamme allègre et bonne. Elle est large, elle est forte, elle verse des lueurs de rêve, de mystère et de clarté profonde. Comme elle est ancienne, la flamme canadienne-française, comme elle vibre de puissance et d'héroïsme! Sur les plaines d'Abraham, elle veille, elle est plus grande, elle est plus radieuse, parce que l'âme des braves l'attise, parce qu'elle est immortelle. »

Assommant! C’est long, c’est long, ça n’en finit plus. Les spécialistes s’entendent pour dire que le roman psychologique commence avec Angéline de Montbrun, puis qu’il faut attendre les années 1940 avant que le genre revienne en force. C'est qu’ils n’ont pas lu Ce que disait la flamme. L’analyse psychologique fait au moins les trois quarts du roman, sinon plus. Par exemple, entre le moment où Jean Fontaine est annoncé à la demeure des Bertrand et le moment où il salue Lucile, il s’est écoulé 12 pages! Parfois, entre deux répliques : 3 ou 4 pages! Bref, le roman compte 450 pages bien tassées alors que 150 auraient suffi.

Roman à thèse détestable. Et la thèse ne peut être plus simple : pour le Canadien français, seule la voie patriotique existe. Et l’auteur ne cesse de nous marteler la même idée : la race, la race, la race… Bien entendu, il utilise le mot comme on le faisait au début du siècle, dans le sens de « peuple ». C’est inférieur à son premier roman, Au large de l’écueil. **


Extrait

…il faut que notre race veille et se défende contre elle-même. Les races fières d'elles-mêmes seules ont le droit de vivre... Nous sommes nous-mêmes: le serons-nous toujours ? A doses subtiles, le génie anglais s'infiltre... les Anglais ne crient pas, ils ne se vantent pas, ils sourient à nos querelles, à nos haines, à notre destruction les uns par les autres. Sûrs d'eux-mêmes, ils attendent... Si notre indolence continue, nous sommes perdus. Je ne vois du salut qu'en la renaissance de l'orgueil national et qu'en sa vitalité! Orgueil de nos traditions, orgueil de notre histoire, orgueil de notre survivance, orgueil de notre mission canadienne!... Je n'ai pas de haine contre les Anglais, je les admire et je crois en eux, mais j'ai l'amour de ma race et je crois en elle!... Il est fort bon d'insister auprès des Anglais pour la plénitude de nos droits, mais ne faudrait-il pas surtout lancer nos forces au cœur de la race, pour le nourrir, le fortifier, l'élargir, le faire battre hautement!... Accumulons de la valeur, de l'intelligence, de la noblesse, de la foi, de la beauté, soyons une race qui mérite d'être canadienne! L'admiration, entre les races comme entre les individus, fait éclore l'amour... Les préjugés, restes de barbarie lugubre en un siècle affamé de lumière, il faut qu'ils meurent! Et c'est l'amour qui les tuera! Et c'est l'amour qui nous sauvera par les Anglais eux-mêmes! Nous n'avons, pour les attendrir, que nos cœurs français de Canadiens! Hélas, ils ne veulent pas les laisser battre sur leurs cœurs anglais de Canadiens!... Oh! le jour où certains d'entre eux, nos défenseurs auprès de leurs frères, trouveront enfin les mots qui balayent les haines! Ces défenseurs, nous les aurons, si nous en sommes dignes! Vingt siècles de christianisme seront-ils impuissants à faire jaillir un peuple de frères en Dieu?... Les Anglais n'étrangleront pas une race dont la voix chante avec extase leurs fleuves et leurs montagnes, parce que l'âme du Canada lui-même en serait déchirée! Ils n'éteindront pas une race dont le cerveau inonde leur patrie de clartés sublimes, parce qu'elle en serait elle-même obscurcie. Ils ne tariront pas le sang d'une race qui, à travers les veines de leur Canada, roulera de la puissance et de l'immortalité, lorsqu'ils auront peur d'entendre un long sanglot fraternel! Ils ne frapperont pas au cœur une race dont le Canada vivra au point de n'en pouvoir être affaibli sans beaucoup en mourir!... (p. 250-252)

Joseph-Hector Bernier
Né le 12 juillet 1886 à Saint-Michel de Bellechasse où son père, Camille Bernier, était pilote sur le Saint-Laurent, Hector Bernier devint avocat. Passionné de littérature, il participa activement au premier congrès de la langue française à Québec, en 1912, dont il fut un des secrétaires et il a écrit et publié coup sur coup, deux romans à cette époque : Au large de l'écueil et Ce que disait la flamme. Il est décédé en 1947. (Madeleine Ducrocq-Poirier, Le Roman canadien de langue française)

21 novembre 2007

Jules-Paul Tardivel

Voici ce qu'on dit de Tardivel dans le Précis d'histoire littéraire (1928) des Soeurs de Sainte-Anne.


19 novembre 2007

Pour la patrie

Jules-Paul
Tardivel, Pour la patrie, Montréal, Cadieux et Derome, 1895, 451 pages.


On est en 1945. Le roman s’ouvre sur un groupe de mystérieux personnages qui semblent s’adonner à un culte satanique. En fait, c’est une réunion de la « Ligue du Progrès de la Province de Québec ». Son but : « déraciner du sol canadien la croix des prêtres, emblème de la superstition, étendard de la tyrannie ». Pour y parvenir, cette ligue a choisi la voie politique.

Comme l’autonomie vient d’être rendue au Canada, celui-ci doit se donner une nouvelle constitution. Trois visions s’affrontent : le parti conservateur de Sir Henry Marwood prône le statu quo; les unionistes favorisent l’Union législative; enfin, les séparatistes menés par Joseph Lamirande demandent la séparation des provinces (voir l’extrait).

Ce sont les conservateurs qui sont au pouvoir. Par contre, Marwood, l’une des têtes dirigeantes de la société secrète dont j’ai parlé au début, est en quelque sorte un premier ministre fantoche, puisque qu’il suit au pied et à la lettre les ordres d’Aristide Montarval, le grand chef de la Ligue. Pour effacer du paysage canadien la religion catholique, la Ligue considère qu’il faut noyer les Canadiens Français dans une mer anglophone, dans un pays où le pouvoir sera centralisé à Ottawa, donc voter pour l’Union législative.

La Ligue a mis au point la stratégie suivante : le premier ministre conservateur, pour ne pas apeurer les Canadiens français, dont certains ministres qui forment son cabinet, fera semblant de défendre le statu quo. Mais il présentera une constitution qui ne sera qu’une réplique de l’Union législative. Par ailleurs, pour être sûr que le Canada anglais l’appuiera, il a dévoyé un journaliste canadien-français, ancien compagnon d’armes de Lamirande, lui demandant d’écrire des articles anglophobes de nature à monter les Anglais contre les Canadiens français.

Tout irait pour le mieux pour la Ligue si ce n’était du secrétaire qui, pris de remords, décide de se convertir. Il aura juste le temps de remettre à l’Archevêque de Montréal les papiers compromettants de la ligue avant d’être assassiné. Pour empêcher l’Évêque de divulguer ses plans, la Ligue envoie une série de lettres anonymes promettant de tuer tous les prêtres. Le prélat décide de se taire.

Ici, il faut revenir au héros de ce roman, Joseph Lamirande, le chef indépendantiste. Ses ennemis de la Ligue ont tenté de l’empoisonner, se sont trompés de cible et c'est sa femme qui est morte. En outre, il faut dire que de temps à autre Lamirande communique avec le monde spirituel. Devant la mort de sa femme, Saint-Joseph lui a offert le suprême dilemme : choisir entre la vie de celle-ci et la patrie. De concert avec son épouse, il a choisi la patrie. Plus tard dans l’histoire, une scène assez semblable se reproduit avec sa fille unique : encore une fois, il choisit la patrie.

Le tout se termine ainsi : Houghton, un unioniste intègre, « malheureusement athée », accompagne Lamirande au chevet de sa fille morte. Celle-ci revient momentanément à la vie avant de retourner vers Dieu. Témoin de ce miracle, Houghton se convertit et décide de voter contre le projet de statu quo (qui n’est que l’Union législative déguisée) du parti conservateur, ce qui assure la mort de cette politique. Finalement, les manigances de Sir Marwood sont révélées au grand public et le Canada vote pour la séparation des provinces. Le Québec est donc indépendant. Quant à Montarval, après avoir invoqué le diable une dernière fois, il se suicide. Lamirande, à qui on offre la tête du parti séparatiste, se retire dans un monastère en France.

Jules-Paul Tardivel - BAnQ
Je n’ai jamais lu, bien entendu, un tel mélange de religion et de politique dans un roman. Je pense qu’il faut regarder le tout d’un œil amusé. Même si cela se trouve encore dans notre monde contemporain… Tout se passe comme si Dieu n’avait que les petites luttes constitutionnelles canadiennes dans son lorgnon, qu’il se tenait continuellement sur la brèche, prêt à intervenir en faveur de son peuple élu, le Canada français. Lamirande se comporte comme un messie prêt à sacrifier, lui, les siens et ses ambitions, pour sauver son peuple. Le roman témoigne bien de l'ultramontanisme et du messianisme d'une certaine élite canadienne-française au XIXe siècle.

L’introduction est aussi intéressante. Il va sans dire que Tardivel s’excuse d’écrire un roman, cette « invention diabolique », « forgée par Satan lui-même pour la destruction du genre humain ». C’est donc à son corps défendant qu’il s’empare des « machines de guerre de l’ennemi ». Par ailleurs, il admet d’emblée qu’il est incapable « d’offrir au public une œuvre littéraire délicatement ciselée ». Sur ce, ce n’est pas moi qui le contredirai. On tient ici un roman où la défense d'une thèse est plus importante que tout le reste. Ceci étant dit, au-delà des aspects esthétiques, si on veut seulement considérer ce roman comme un objet de curiosité, on y trouvera son compte. C’est quand même intéressant de voir un personnage du XIXe siècle essayer de prévoir l’évolution constitutionnelle du Canada.

Extrait

Trois voies s'ouvrent devant nous : le statu quo, l'union législative et la séparation. Un mot d'explication sur chacune. Si nous adoptions ce que l'on appelle le statu quo, la transition se ferait à peu près sans secousse. Nous resterions avec notre constitution fédérative, notre gouvernement central et nos administrations provinciales. Le gouverneur-général, au lieu d'être nommé par l'Angleterre, serait élu par nous, voilà toute la différence. Le parti conservateur, actuellement au pouvoir à Ottawa, est favorable au statu quo. Ce parti se compose des modérés. […]
Dans toutes les provinces il y a des partisans de l’union législative. Ce sont principalement les radicaux les plus avancés, les francs-maçons notoires, les ennemis déclarés de l'Église et de l'élément canadien-français. Dans la province de Québec ce groupe est très actif. A sa tête est un journaliste nommé Ducoudray, directeur de la Libre-Pensée, de Montréal. Il va sans dire que les unionistes cachent leur jeu, autant que possible. Ils demandent l’union législative ostensiblement pour obtenir plus d'économie dans l'administration des affaires publiques. Mais ce n'est un secret pour personne que leur véritable but est l'anéantissement de la religion catholique. Pour atteindre la religion, ils sont prêts à .sacrifier l'élément français, principal appui de l'Église en ce pays. […]
Le troisième groupe est celui des séparatistes. M. Lamirande, que vous avez vu tout à l'heure, en est le chef […]. Nous trouvons que le moment est favorable pour ériger le Canada français en État séparé et indépendant. Notre position géographique, nos ressources naturelles, l'homogénéité de notre population nous permettent d'aspirer à ce rang parmi les nations de la terre. La Confédération actuelle offre peut-être quelques avantages matériels ; mais au point de vue religieux et national elle est remplie de dangers pour nous ; car les sectes ne manqueront pas de la faire dégénérer en union législative, moins le nom. D'ailleurs, les principaux avantages matériels qui découlent de la Confédération pourraient s'obtenir également par une simple union postale et douanière. Notre projet, dans la province de Québec, a l'appui des catholiques militants non aveuglés par l'esprit de parti. Le clergé, généralement, le favorise, bien qu'il n'ose dire tout haut ce qu'il pense, car depuis longtemps le prêtre, chez nous, n'a pas le droit de sortir de la sacristie. Dans les autres provinces cette idée de séparation paisible a fait du chemin. Il y a un groupe assez nombreux qui est très hostile à l'union législative et qui préférerait la séparation au projet des radicaux. Ce groupe se compose des catholiques de langue anglaise et d'un certain nombre de protestants non fanatisés. Il a pour cri de ralliement : Pas d'Irlande, pas de Pologne en Amérique ! Il ne veut pas que le Canada français soit contraint de faire partie d'une union qui serait pour lui un long et cruel martyre. Le chef parlementaire de ce parti est M. Lawrence Houghton, protestant, mais homme intègre, honorable et rempli de respect pour l'Église, de sympathie pour l'élément français. (p. 76-79)

17 novembre 2007

Jeanne la fileuse

Honoré Beaugrand, Jeanne la fileuseFall River, Fiske and Munroe, 1878, 301 pages. Ce roman a aussi été publié en 1888 aux éditions de La Patrie.

Beaugrand raconte l’histoire de deux familles : les Montépel et les Girard. En 1837, la famille Montépel a pris parti pour l’occupant britannique. Les Girard, qui se sont engagés du côté des patriotes et ont été dénoncés par les Montépel.

L’action proprement dite du roman débute en 1875. Aujourd’hui, les Montépel sont riches. Ils ont toujours les mêmes idées politiques. Mais leur fils unique, Pierre, est indépendant et ne partage pas les idées du père. Les Girard sont pauvres. Jules et Jeanne, leurs deux enfants, s’engagent à faire les récoltes chez Montépel, sans savoir qu’il est leur ennemi héréditaire, et deviennent amis de Pierre. Plus encore celui-ci s’éprend de Jeanne. Lui aussi ignore les événements de 37 et la trahison de son père. Pierre demande la main de Jeanne. Le vieux Girard, très malade, accepte. Montépel, père, refuse.

Pierre, désireux de gagner son indépendance et d’épouser Jeanne, part pour les chantiers avec son futur beau-frère. Ils abandonnent Jeanne et son père malade, qui meurt. Jeanne se trouve seule et n’a plus d’argent. Elle se joint à la famille Dupuis qui part pour Fall River, Mass. Elle travaille dans une filature. Les deux compères finissent par revenir des chantiers. Durant leur voyage aux États-Unis pour retrouver Jeanne, ils apprennent que la filature a brûlé, que beaucoup d’ouvriers ont péri. Jeanne a été blessée.

Les parents Montépel, abandonnés par leur fils, doivent revoir leurs positions. Ils acceptent qu'il épouse Jeanne. Pierre et Jeanne rentrent au Canada et Pierre reprend la ferme. Quant à Jules, il épouse la fille du bienfaiteur de Jeanne et s’installe aux États-Unis.

Éditions La Patrie, 1888
Quant à moi, ce roman est l’un des meilleurs du XIXe siècle. Notre histoire littéraire ne l’a pas retenu (Camille Roy, Samuel Baillargeon, Bessette, Geslin et Parent ne le mentionnent même pas) parce qu’il allait à l’encontre de la politique officielle qui visait à contrer l’émigration en faisant appel au patriotisme sinon à la religion. Beaugrand était d’accord qu’il fallait contrer l’émigration, mais il déplorait le moyen utilisé. Pour lui, il fallait s’attaquer au vrai problème: les Canadiens français étaient pauvres et on devait leur donner un moyen de gagner dignement leur vie. Beaugrand, un globe trotter dont la vie est déjà un roman, a vécu à Fall River. Il y a même fondé un journal. Il essaie de montrer que les ouvriers aux États-Unis s’en sortent bien, du moins mieux que les paysans canadiens-français. Sans doute espérait-il qu’on développe l’industrie, qu’il puisse y avoir d’autres débouchés que l’agriculture pour les Canadiens français. C’est un roman à thèse (voir les extraits) qui a le mérite de proposer une vision différente. Pour expliquer le silence autour de Beaugrand, il faut aussi dire qu’il était un franc-maçon déclaré. ***½


Extraits
« Un mouvement d'émigration peut-être sans exemple dans l'histoire des peuples civilisés, s'est produit, depuis quelques années, dans les campagnes du Canada français. Des milliers de familles ont pris la route de l'exil, poussées comme par un pouvoir fatal vers les ateliers industriels de la grande république américaine. Quelques hommes d'état ont élevé la voix pour signaler ce danger nouveau pour la prospérité du pays, mais ces appels sont restés sans échos et l'émigration a continué son œuvre de dépeuplement. On prétend que plus de cinq cent mille Canadiens français habitent aujourd'hui les États-Unis; c'est-à-dire plus d'un tiers du nombre total des membres de la race franco-canadienne en Amérique. Si ces chiffres sont corrects, et il est à peine permis d'en douter, il est facile de comprendre les effets désastreux de ce départ en masse de ses habitants, sur la prospérité matérielle du pays, et sur l'influence de la nationalité française dans la nouvelle confédération. » (p. 165)

« L'émigrant franco-canadien vient donc et demeure aux États-Unis, parce qu'il y gagne sa vie avec plus de facilité qu'au Canada. Voilà la vérité dans toute sa simplicité. Ce n'est pas en criant famine à la porte de celui qui a du pain sur sa table et de l'argent dans sa bourse, qu'on le décide à prendre la route de l'exil. » (p. 173)

« Ce n'est pas le manque de patriotisme qui pousse l'émigrant canadien vers les États-Unis; ce n'est pas l'amour exagéré des richesses ni l'appât d'un gain énorme; c'est une raison qui prime toutes celles-là: c'est le besoin, l'inexorable besoin d'avoir chaque jour sur la table le morceau de pain nécessaire pour nourrir sa famille; et c'est vers le pays qui fournit du travail à l'ouvrier que se dirige naturellement celui qui ne demande qu'à travailler pour gagner honnêtement un salaire raisonnable qui lui permette de vivre sans demander l'aumône. » (p. 202)

13 novembre 2007

Les Opiniâtres

Léo-Paul Desrosiers, Les Opiniâtres, Fides, coll. du Nénuphar, 1954, 198 p. (1re édition : 1941)


St-Malo, 164… Pierre de Rencontre, orphelin de père, au début de la vingtaine, vit avec sa mère et son grand-père. Il ne s’entend guère avec celui-ci. Il a aussi une petite copine, Ysabau, qui s’amuse à ses dépens, du moins le croit-il. Il décide donc de s’embarquer pour la Nouvelle-France.

Il choisit de s’installer à l’avant-poste de la colonie, dans la région de Trois-Rivières (fondée en 1634). Après un temps de réflexion, un grand rêve se forme en lui : défricher une terre et ériger un domaine. Initié au dur travail de colon, il s’attaque à la forêt, se construit une cabane et entreprend de réaliser son rêver. Il ne fait que travailler. Or, une menace guette : les Iroquois, qui ne craignent guère les Français, depuis que les Hollandais de Manhatte leur fournissent des armes, sont en train de détruire la huronnie et les autres tribus alliées des Français. Leur but ultime : chasser les Européens de la vallée du Saint-Laurent. Ils mènent une guerre d’usure, assassinant un colon ici et là et, surtout, ils appliquent à leurs prisonniers de si cruelles tortures qu'ils terrorisent tout le monde. Pierre doit toujours être sur ses gardes, prompt à retrouver l’abri du fort à la moindre alarme, en attendant que la France envoie des renforts pour mâter les Iroquois.

Trois ans passent ainsi et un jour, Ysabau, qui n’a pas oublié son Pierre, vient le rejoindre. C’est le grand amour. Les deux ont des enfants. Les Iroquois continuent leur travail de sape. Un jour, Pierre est pris en embuscade et sauvé grâce à Ysabau, mais leur début de défrichement est brûlé et leur bétail, abattu. Ils ne se découragent pas pour autant et continuent. Ils ont d’autres enfants. Ils passent quelques années à l’abri du fort et, quand la situation se calme, ils reprennent le défrichement, là où ils l’ont laissé.

Leur fils François a maintenant 16 ans et est devenu un véritable trappeur. (Contrairement à la première génération, il ne craint pas la forêt, car il peut vivre à l’indienne). Une jeune fille est enlevée et François se rend dans le camp ennemi et la sauve. Par contre, il demeure prisonnier, est torturé, condamné à mort, mais sauvé in extremis par une vieille Algonkienne que ses parents avaient recueillie. Il reste quand même handicapé.

Un jour survient l’horreur : Pierre, Ysabau, François sont surpris par une bande d’Iroquois. François et un jeune frère sont tués ; Isabeau est gravement blessée et transportée à l’Hôtel-Dieu de Québec où elle guérit lentement.

Et le roman se termine ainsi : le régiment Carignan-Sallières (1665), si longtemps attendu, se présente devant le port de Québec. La colonie est sauvée.

Le roman est très manichéiste. Les Iroquois sont des monstres horribles alors que les Français sont tous des modèles de vertu. On assiste à la naissance du nomade canadien-français : les jeunes de la deuxième génération n’ont pas pu s’attacher à la terre à cause de la menace iroquoise et de l’instabilité qu'elle a engendrée, selon l’auteur. Qu'à cela ne tienne, ils sont devenus les premiers coureurs des bois. Le début est lent, très documentaire, mais ensuite le roman devient très vivant.

Extrait

Comme au premier jour, il voulait monter sur le haut du Cap, au-dessus du palais du Gouverneur et des casernes, voir s'étendre lointainement le continent sauvage et inculte. Il se souvenait de son premier regard sur ce paysage qui dégage tant de majesté par son fleuve, ses montagnes, ses terres en amphithéâtre, sa forêt centenaire, et là-bas, à droite, ses falaises et l'étendue plate des terres forestières.
Il se rappela les unes après les autres les heures qu'il avait vécues depuis bientôt trente ans qu'il habitait la colonie : heures de fièvre, de labeur et d'espérances ; heures d'inquiétudes et de dangers ; heures de renoncement, de douleur, de deuils. Au travail, il oubliait; mais lorsqu'il était ainsi désœuvré, tout ce passé lui faisait mal.
Bilan qui ne se pouvait supporter en effet : deux fils morts en même temps ; Ysabau si dangereusement blessée, tellement affectée par ses deuils, qu'elle semblait ressurgir de l'autre monde ; sa maison, ses bâtiments, son bois de construction de nouveau en cendres ; ses troupeaux détruits ; son modeste fonds encore en friche, ses instruments aratoires brûlés. En sept ans, la colonie n'avait pas connu une journée de paix. Des massacres avaient eu lieu à Ville-Marie, il y a quelques jours à peine. Le bac qui circulait des Trois-Rivières à Québec était armé en guerre, des pierriers aux quatre coins. Toujours des négociations interrompues par des combats. Deux milliers de Sauvages grignotaient et moquaient la population terrorisée.
Pierre observait l'allongement plat des terres. Il pensait de même que tous les Français qui, depuis près de soixante ans, avaient habité la colonie. « Nous devons garder ce pays, se disait-il ; il contient le fleuve, avenue perçant la contrée jusqu'au cœur ; au bout de ce couloir, de chaque côté jusqu'à des lointains qui défient l'imagination, des biens stables attendent : forêts sans bornage, vallées et plaines, pêche, chasse et pelleteries ; là gît non pas une province, ni un empire, mais un continent ; tout Français s'y taillerait un domaine et il resterait encore de l'étoffe ».
Pour des raisons nombreuses, l'imagination de la France lointaine n'avait pas encore embrassé cet ample spectacle.
Mais ici, pourtant, protégée par les avant-postes, la colonisation avait fleuri. De ce sommet s'entrevoyaient, sur les côtes de Beauport, de Beaupré et dans l'île d'Orléans, de nombreux et larges défrichés. Comme des grains de chapelet, des maisons se succédaient en bordure du bois, blanches sous le soleil. En cette limpidité de l'air, Pierre regardait des bœufs aller et venir dans les guérets. Les fermes s'agrandissaient comme auraient dû faire celles des Trois-Rivières et de Ville-Marie. (p. 193-194)

Œuvres de Desrosiers sur Laurentiana
Âmes et paysages
Nord-Sud
Le Livre des mystères
Les Engagés du Grand Portage
Les Opiniâtres
L’Ampoule d’or

9 novembre 2007

Laframboise et Bellehumeur

Maurice Genevoix, Laframboise et Bellehumeur, Paris, s. n., 1941, 130 pages.
(« Achevé d'imprimer à l'Imprimerie du Sacré-Coeur à Laprairie, le 12 avril 1943, pour les Éditions de l'Arbre enregistrée »). « Imprimé et publié en conformité d'une licence décernée par le Commissaire des brevets sous le régime de l'Arrêté exceptionnel sur les brevets, les dessins de fabrique, le droit d'auteur et les marques de commerce. (1939) » Pendant la guerre, le Québec obtint la permission de publier des livres appartenant à des éditeurs français, en retenant les droits d’auteur jusqu’à la fin du conflit.

Maurice Genevoix vint au Canada en 1939. Il traversa le pays d'est en ouest, ce qu’il a raconté dans un récit de voyage intitulé tout simplement Canada (1944). Le pays lui a aussi inspiré deux romans : Laframboise et Bellehumeur et Éva Charlebois (1944).

Sainte-Anne (près de Trois-Rivières), vraisemblablement dans les années 1930. Le roman commence à la sortie de l’église. Le curé de la paroisse invite Nazaire Laframboise et sa famille à une séance de cinéma que l’abbé Bouchard, un cinéaste amateur, présente chez Clarence Trudel. « C’étaient des films d’éducation scolaire… » La scène n’a d’autre but que de nous faire connaître Nazaire, un père de neuf enfants, dans la cinquantaine. Les foins sont finis, les moissons engrangées, bref sa famille est prête à hiverner. Nazaire, lui, ne tient plus en place : un vieil atavisme de coureurs des bois s’est encore emparé de lui. Il rêve de monter dans les bois, au lac Rock. Quelques jours plus tard, il rencontre Roméo Bellehumeur, un aventurier dans la vingtaine qui dépense sa vie entre les voyages et les tavernes. Ils ont déjà fait équipe pendant les cinq ou six années précédentes, mais non l’an dernier. Tout le monde (le curé, sa femme, son neveu) fait pression pour que Nazaire abandonne son projet, mais l’appel du Nord est plus fort que tout. Il quitte femmes et enfants (son fils aîné est dans la vingtaine) et, avec son compagnon de trappe, gagne leur « campe » de chasse à deux jours de marche. « Ce fut à l’instant juste où ils quittèrent la route forestière et prirent le trail qui gravit les collines que Laframboise sentit monter en lui l’ivresse de sa liberté. » Sept longs mois les attendent.

Au début, tout se passe bien : ce sont deux trappeurs d’expérience, qui savent apprécier le calme des bois. Chaque jour, c’est la même routine. Ils assurent leur quotidien, relèvent leurs pièges, préparent les fourrures qui s’accumulent. (voir l’extrait) Ils se divertissent en inventant des histoires ou en partageant la musique de Nazaire. Dans un univers aussi restreint, ils finissent pourtant par s’exaspérer : c’est surtout le cas du jeune Roméo qui aurait bien envie d’en découdre avec le placide et paternel Nazaire. Il fait même une fugue, se soûle, mais revient au bercail, pendant une tempête. Il aurait sans doute péri, n’eût été de la présence d’esprit de Nazaire qui lui sauve la vie. Disons-le, ils entretiennent ensemble une drôle de relation : ils ont une relation de couple, presque ambiguë : « Il regardait Roméo danser, se délectait à tant de grâce, de souplesse infatigablement bondissante. Il savourait avidement le plaisir de susciter comme à son gré ces pas, ces sauts, ces arabesques, et en même temps de sentir la liberté souveraine du danseur. Une entente presque enchantée les unissait en ces instants. [...] Et soudain les longues jambes agiles fléchissaient dans un dernier saut; un trille aigu, pareil à un cri de joie, suspendait le chant du violon, et ils se regardaient en silence, avec des yeux étincelants.» (p. 94). Le reste de l’hiver sera plutôt tendu, surtout que Roméo piège des castors, alors que le temps de la chasse est terminé, ce qui exaspère Nazaire. Ils se séparent donc, sans réussir à renouer des liens de bonne entente.

Nazaire est trop heureux de retrouver sa famille. L’été passe. Nazaire dit à qui veut l’entendre qu’il est guéri de sa passion des bois. Pourtant, quand l’automne vient...

Pour pouvoir bien juger ce livre, j’aurais dû d’abord lire le récit de voyage de Genevoix. Dans quelle mesure s’est-il imprégné de la culture québécoise? Combien de temps a-t-il passé ici? Il raconte une histoire dont la trame est pour le moins classique au Québec : l’affrontement entre les sédentaires et les nomades. Cependant, il n’y a que les nomades qui l’intéressent. Un Québécois aurait pu écrire ce roman. Je pense aux romans qu’André Langevin va écrire quelques années plus tard. Au niveau du langage, il utilise certaines expressions, qui trahissent l’auteur français et il offre un peu de dépaysement supplémentaire à son lectorat français en parsemant les dialogues de mots pittoresques (traine, habitant, nôrouâ…), surtout des anglicismes (trail, track, luck, pictures, flask, pack-sack, creek, boy...) Rien de si étonnant après tout, Hémon (que Genevoix a lu) a fait de même, avec beaucoup plus de finesse toutefois. ***½

Extrait
Désormais leurs journées furent semblables, dans un monde qui restait en effet, à travers la suite des jours, immuablement pareil à ce que la neige l'avait fait : une nature minérale, une immense dalle immaculée, rugueuse et douce, où les arbres et leurs faix de neige n'étaient plus qu'un feutrage blanc, où les croupes basses des collines apparaissaient comme des rides pétrifiées. Le ciel changeait, devenait d'un bleu scintillant, se recouvrait de nuages dont les grandes ombres céruléennes passaient, s'éteignait tout entier et pesait comme une chape de plomb, puis de nouveau devenait bleu. La neige aussi changeait sous le ciel, s'éclairait et s'éteignait comme lui, tantôt glacée d'irisations scintillantes, d'une splendeur cruelle aux paupières, tantôt d'une blancheur morte qui s'étalait à l'infini. Mais les jeux de la lumière, la vibration des étoiles nocturnes ou le lent voyage de la lune glissaient sur un monde insensible où les eaux bougeantes étaient mortes, où les arbres ne bruissaient jamais. Le vent aussi passait sans l'émouvoir, l'âpre norouâs soufflait pendant des jours, fouettait avec des sifflements hargneux les roches et les murs de la campe, soulevait la neige en tourbillons de poussière blanche. Mais, quand il était las, la neige soulevée retombait sur la terre, sur la glace, sur les rochers. Et d'autres flocons à plein ciel revenaient voltiger par les bois, recouvrir de leur calme épaisseur les places que la rage du norouâs avait un moment dénudées.
Dans ce monde, deux hommes menaient leur vie. La maison qu'ils s'étaient bâtie se tassait au pied de la butte, son toit fumait dans l'air glacé. Ni l'un ni l'autre ne se plaignait jamais ; ni l'un ni l'autre ne pensait seulement que leur vie pût être « méchante ». L'heure venue, ils allaient par le bois, chaudement vêtus et les mouffles aux mains. Ils relevaient les pièges à mâchoires, les trappes qui s'étaient détendus. Quand un vison, une martre, une hermine étaient pris et vivaient encore, ils démoufflaient en hâte leur main droite ; et, de l'autre tenant le petit fauve qui crachait et tentait de mordre, ils cherchaient le cœur sous les côtes, le pinçaient entre deux doigts et d'une torsion foudroyaient la bête. (p. 42-44)