Yves Thériault, La Fille laide, Montréal, L’Actuelle, 1971, 204 pages (1re édition : 1950)
Édith, la fille laide venue de la plaine, et Fabien, un bel homme au début de la trentaine, ont été engagés par la veuve Loubron pour la seconder sur sa ferme. Cette veuve, encore belle et désirable, reluque Fabian, qui n’a de yeux que pour la fille laide. Celle-ci, qui traine un lourd passé de maltraitance et d’humiliations, ne peut croire aux sentiments de Fabien. Harcelé par la veuve, qui lui offre une place dans son lit, Fabien finit par la tuer. Il convainc Édith que c’est pour elle qu’il a commis ce crime, qu’elle doit y voir une preuve d’amour. La fille accepte le pacte. Quand les gens du village leur demandent des comptes, ils prétendent d’une même voix que la veuve s’est noyée. Comme Fabien et Édith leur offrent d’acheter la ferme Loubron, vu que la veuve n’a pas d’héritier, les gens du village étouffent leurs soupçons. Ainsi va la vie. Bientôt Édith est enceinte. Fabien vit difficilement cette grossesse. Il est inquiet. L’enfant nait et, assez vite, ils découvrent qu’il est lourdement handicapé. Le couple se déchire. Fabien en vient à l’idée que l’enfant doit mourir. Édith se met en travers de son chemin, défend l’enfant bec et ongles. Fabien la bouscule et s’empare du bébé. Il se dirige vers le ruisseau, lentement y plonge l’enfant, mais ne peut se résoudre à le tuer. Il le ramène à Édith.
Ce roman, publié en 1950, n’a pas reçu tout le crédit qu’il méritait. Et c’est facile à expliquer. Alors que tout le monde donnait dans le roman psychologique à saveur existentialiste ou dans le roman réaliste aux couleurs urbaines, Thériault situait ses histoires en dehors de toute référence géographique (l’action de La Fille laide se passe dans un village de montagne nommé Karnac), mettait en scène des personnages très primitifs dans des drames, qui rejoignent des grands archétypes (la vie, la mort, la violence, la sexualité, la nature), en dehors de toute préoccupations de l’époque. Son écriture, plus poétique que réaliste, se rapproche de celle des romanciers du terroir européens (Giono, Ramuz…). Bref, Thériault fait figure de franc-tireur qui n’appartient à aucun cénacle, même intellectuel, qui mène sa barque comme bon lui semble. Voilà sans doute ce qui explique que l’histoire a pris beaucoup de temps à reconnaître son grand talent de conteur.
Extrait
II s'agenouilla, posa les pieds de l'enfant sur la berge de sable doux, près de l'eau.
— Tu auras une mort douce, petit . . .
Il poussait sur le corps de l'enfant, poussait les pieds vers l'eau. Maintenant, les talons allaient rejoindre la surface, allaient se baigner dans le fluide froid.
L'enfant se raidit.
— Je te dis que ce sera une mort douée, petit. Mourir comme ça serait un bonheur. Pour toi ce sera un bonheur. Avant, après. Tellement mieux que la mort sur les pentes. Le tronc d'arbre qui vient vous fracasser, l'avalanche de pierres . . . j'ai songé à cette mort . . .
Il caressa doucement la tête du petit dont les pieds étaient dans l'eau.
Un hibou fit son chant, et Fabien entendit, tout en bas, et loin, comme des bruits de voix.
C'étaient les gens du hameau qui venaient . . .
— Tu es blond, dit Fabien, tu as les cheveux blonds. Je n'avais jamais vu comment ils étaient blonds, Et ta bouche est large. Belle et large. Une bouche à boire de la vie. Une bouche vaillante . . . Tu aurais pu goûter aux bons mets des soirs de fête.
Il eut un sanglot et ramenant l'enfant, il le serra fort contre lui.
— Si seulement, gémit-il, tu n'avais pas été ce que tu es ...
Mais il se reprit et poussa l'enfant plus avant dans l'eau, jusqu'aux genoux.
— Le moment est venu, petit. Il l'ail presque nuit. Tu rejoindras la nuit bleue par notre nuit à nous, qui sera noire ce soir. A savoir si tu sauras reconnaître l'une de l'autre. Je te le souhaite. Ne frémis pas ainsi, l'enfant. Ne résiste pas. L'eau est froide, je le sais, mais il ne faut pas résister.
L'enfant avait peur de l'eau, et il essayait de son corps sans force de se débattre, de ne plus laisser cette eau monter, cette eau qui montait et grimpait, qui rejoignait les genoux et ensuite les cuisses, qui le mouillait jusqu'au ventre, à mesure que Fabien le descendait, le poussait vers le fond, vers la mort.
Et l'homme murmurait toujours ses paroles, en rythme doux, comme une berceuse, comme si l'enfant l'entendait, le comprenait.
Il avait des sanglots dans la voix, et deux grosses larmes lui coulaient sur les joues.
— Ton cou rosé et potelé, martelait-il entre ses dents tout à coup. Ton cou rosé et potelé, et toute ta peau fine el duveteuse. Il y a une fossette dans ton cou. Je ne l'avais jamais vue . . . Tout le corps, et puis voilà, maintenant, la tête. C'est mon adieu, petit, c'est mon adieu.
Alors, la voix lui brisa, el il se mil à chantonner, avec des sons qui n'étaient plus du chant, mais des pleurs . . .
— Fais dodo, l'enfant do! Fais dodo, l'enfant dormira bientôt . . .
La bouche du petit était sous l'eau, el il se déballait, il jetait ses bras vers le ciel, et il secouait ses jambes.
Il combattait la mort qui entrait en lui par celle bouche grande ouverte, buvant l'eau de la source.
Et tout à coup Fabien poussa un grand cri, el il se redressa, tenant toujours l'enfant, et il hurla, mot après cri, à faire reculer la montagne:
— Non! (pages 199-201)
Édith, la fille laide venue de la plaine, et Fabien, un bel homme au début de la trentaine, ont été engagés par la veuve Loubron pour la seconder sur sa ferme. Cette veuve, encore belle et désirable, reluque Fabian, qui n’a de yeux que pour la fille laide. Celle-ci, qui traine un lourd passé de maltraitance et d’humiliations, ne peut croire aux sentiments de Fabien. Harcelé par la veuve, qui lui offre une place dans son lit, Fabien finit par la tuer. Il convainc Édith que c’est pour elle qu’il a commis ce crime, qu’elle doit y voir une preuve d’amour. La fille accepte le pacte. Quand les gens du village leur demandent des comptes, ils prétendent d’une même voix que la veuve s’est noyée. Comme Fabien et Édith leur offrent d’acheter la ferme Loubron, vu que la veuve n’a pas d’héritier, les gens du village étouffent leurs soupçons. Ainsi va la vie. Bientôt Édith est enceinte. Fabien vit difficilement cette grossesse. Il est inquiet. L’enfant nait et, assez vite, ils découvrent qu’il est lourdement handicapé. Le couple se déchire. Fabien en vient à l’idée que l’enfant doit mourir. Édith se met en travers de son chemin, défend l’enfant bec et ongles. Fabien la bouscule et s’empare du bébé. Il se dirige vers le ruisseau, lentement y plonge l’enfant, mais ne peut se résoudre à le tuer. Il le ramène à Édith.
Ce roman, publié en 1950, n’a pas reçu tout le crédit qu’il méritait. Et c’est facile à expliquer. Alors que tout le monde donnait dans le roman psychologique à saveur existentialiste ou dans le roman réaliste aux couleurs urbaines, Thériault situait ses histoires en dehors de toute référence géographique (l’action de La Fille laide se passe dans un village de montagne nommé Karnac), mettait en scène des personnages très primitifs dans des drames, qui rejoignent des grands archétypes (la vie, la mort, la violence, la sexualité, la nature), en dehors de toute préoccupations de l’époque. Son écriture, plus poétique que réaliste, se rapproche de celle des romanciers du terroir européens (Giono, Ramuz…). Bref, Thériault fait figure de franc-tireur qui n’appartient à aucun cénacle, même intellectuel, qui mène sa barque comme bon lui semble. Voilà sans doute ce qui explique que l’histoire a pris beaucoup de temps à reconnaître son grand talent de conteur.
Extrait
II s'agenouilla, posa les pieds de l'enfant sur la berge de sable doux, près de l'eau.
— Tu auras une mort douce, petit . . .
Il poussait sur le corps de l'enfant, poussait les pieds vers l'eau. Maintenant, les talons allaient rejoindre la surface, allaient se baigner dans le fluide froid.
L'enfant se raidit.
— Je te dis que ce sera une mort douée, petit. Mourir comme ça serait un bonheur. Pour toi ce sera un bonheur. Avant, après. Tellement mieux que la mort sur les pentes. Le tronc d'arbre qui vient vous fracasser, l'avalanche de pierres . . . j'ai songé à cette mort . . .
Il caressa doucement la tête du petit dont les pieds étaient dans l'eau.
Un hibou fit son chant, et Fabien entendit, tout en bas, et loin, comme des bruits de voix.
C'étaient les gens du hameau qui venaient . . .
— Tu es blond, dit Fabien, tu as les cheveux blonds. Je n'avais jamais vu comment ils étaient blonds, Et ta bouche est large. Belle et large. Une bouche à boire de la vie. Une bouche vaillante . . . Tu aurais pu goûter aux bons mets des soirs de fête.
Il eut un sanglot et ramenant l'enfant, il le serra fort contre lui.
— Si seulement, gémit-il, tu n'avais pas été ce que tu es ...
Mais il se reprit et poussa l'enfant plus avant dans l'eau, jusqu'aux genoux.
— Le moment est venu, petit. Il l'ail presque nuit. Tu rejoindras la nuit bleue par notre nuit à nous, qui sera noire ce soir. A savoir si tu sauras reconnaître l'une de l'autre. Je te le souhaite. Ne frémis pas ainsi, l'enfant. Ne résiste pas. L'eau est froide, je le sais, mais il ne faut pas résister.
L'enfant avait peur de l'eau, et il essayait de son corps sans force de se débattre, de ne plus laisser cette eau monter, cette eau qui montait et grimpait, qui rejoignait les genoux et ensuite les cuisses, qui le mouillait jusqu'au ventre, à mesure que Fabien le descendait, le poussait vers le fond, vers la mort.
Et l'homme murmurait toujours ses paroles, en rythme doux, comme une berceuse, comme si l'enfant l'entendait, le comprenait.
Il avait des sanglots dans la voix, et deux grosses larmes lui coulaient sur les joues.
— Ton cou rosé et potelé, martelait-il entre ses dents tout à coup. Ton cou rosé et potelé, et toute ta peau fine el duveteuse. Il y a une fossette dans ton cou. Je ne l'avais jamais vue . . . Tout le corps, et puis voilà, maintenant, la tête. C'est mon adieu, petit, c'est mon adieu.
Alors, la voix lui brisa, el il se mil à chantonner, avec des sons qui n'étaient plus du chant, mais des pleurs . . .
— Fais dodo, l'enfant do! Fais dodo, l'enfant dormira bientôt . . .
La bouche du petit était sous l'eau, el il se déballait, il jetait ses bras vers le ciel, et il secouait ses jambes.
Il combattait la mort qui entrait en lui par celle bouche grande ouverte, buvant l'eau de la source.
Et tout à coup Fabien poussa un grand cri, el il se redressa, tenant toujours l'enfant, et il hurla, mot après cri, à faire reculer la montagne:
— Non! (pages 199-201)
Thériault sur Laurentiana
Contes pour un homme seul
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