Yves Thériault, Le Dompteur d’ours, Montréal, Le cercle du livre de France, 1951, 188 pages.
Par une journée de grande chaleur, un homme, qui se prétend dompteur d’ours, arrive dans un petit village de montagne. Il promet de combattre un ours sauvage si les villageois lui en attrapent un. Il faut dire que l’homme a le physique de l’emploi : « Hermann […] lourd comme le jour, pesant comme la chaleur, une masse d’Homme trapu, musclé, à la démarche dandinante, au regard fauve sous les sourcils épais. » La venue de cet homme va créer un véritable remous dans le village, non pas parce qu’il est étranger, mais surtout à cause de son physique : « Les femmes surtout, attirées par ce corps étrange, cette masse de muscles, et les cheveux noirs frisés, tombant en cascade sur le cou.. »
En attendant de réaliser son exploit, en fait pendant deux jours, Hermann vit au crochet des uns et des autres. Et sans rien faire, il va bouleverser la vie de plusieurs personnes. Dans chacun des chapitres de son roman Thériault va présenter un petit drame familial mis en lumière par la présence d’Hermann.
C’est la belle Geneviève Cabirand, qui le rejoint en pleine nuit dans la grange et qui est prête à quitter son foyer : « Je marcherai, je serai forte, je te serai une compagne. Quand tu voudras que je me taise, je me tairai. Tu feras un geste, tu me gifleras, tu me jetteras par terre, et je ne serai plus là. Et quand tu voudras de moi, je serai revenue, prête, souriante. » Hermann la repoussera. Son mari, ayant compris, s’efforcera de reconquérir sa belle.
C’est Véronique, réveillée dans ses désirs, qui bouscule son vieux mari incapable de la satisfaire.
C’est le jeune Louis Voiron, retenu contre son gré par sa famille, qui réussit finalement à fuir vers la ville et le vaste monde.
C’est Judith Vaniel, enceinte d’un étranger, d’un Hermann, qui doit se battre contre sa mère pour garder son enfant. Incapable d’assumer la disgrâce, c’est la mère qui quittera le village.
C’est le petit Clément, inspiré par Hermann, content de faire sa première chasse avec son père, qui en revient complètement dégoûté.
C’est Lydia, une « fille sans joie, sans beauté, sans attraits », la vieille fille qui n’a jamais connu l’amour, qui essaie d’attirer Hermann chez elle. Ignorée elle aussi, elle fait des avances à un jeune garçon de 16 ans.
Ce sont les deux frères Lubin, ceux-là même qui doivent attraper un ours vivant, eux qui se comprennent sans se parler, qui en viennent aux coups à cause d’Hermann.
C’est Élise, « une jeunette de 15 ans », et son copain Lubin qui vivent difficilement leurs premiers émois amoureux.
C’est Ruth Dumoulin, la grande dame du village, qui avoue au curé qu’elle est attirée par cet Hermann au point de vouloir se donner à lui et de quitter sa famille.
C’est Adèle, la fille facile, la seule à qui Hermann consentira des faveurs sexuelles parce qu’elle n’attend rien de lui.
C’est Roch Lerbel qui tente d’assassiner Drommaire, un ancien amant de sa femme.
Quand vient le grand jour, tout le monde se présente sur la place de l’église pour assister au combat. L’ours est déjà sur place, Hermann passe le chapeau, ce qui lui procure une bonne somme. Avant de combattre, il exige des paroissiens qu’on le laisse quelques minutes dans l’église pour qu’il puisse prier. Pendant qu’on l’attend, il en profite pour fuir par la porte de la sacristie sans que personne ne l’aperçoive. On tente en vain de le rattraper.
On ne peut juger les personnages de ce roman à l’aulne du vraisemblable. Tout le roman nage dans un contexte culturel flou, irréel, sans lien avec la société québécoise. On est dans un monde symbolique, dans les archétypes, dans le ça freudien. C’est du Yves Thériault, brut, primaire. Pour lui, hommes et femmes ne sont que mâles et femelles, livrés à leurs pulsions sexuelles. Il faut se replacer dans le contexte de la grande Noirceur, où il aurait été difficile de parler de sexualité, de désirs avec autant de franchise. En dé-contextualisant son roman, Thériault y parvient.
La construction du roman est quand même assez intéressante. À partir d’un fil conducteur tout simple, la venue d’un survenant perturbateur dans un petit hameau perdu, Thériault crée plusieurs mini-intrigues, rattachées à l’intrigue principale, de façon très lâche et parfois forcée. Je m’explique. Après les premiers chapitres, on serait en droit de se demander si cet Hermann sera à la hauteur de sa réputation, ce qu’il adviendra de lui dans son combat contre la bête. Cette intrigue sera en quelque sorte tassée pour laisser vivre différents drames familiaux, surtout de couple. On oublie un peu Hermann, qui n’est qu’un catalyseur, et on entre dans le drame intime des personnages du village : « Chaque maison emmuraillant des émois ou des craintes; des désirs inavoués ou des jaillissements soudain de colère ou de dépit, de haine sourde qui avait attendu des années pour surgir au grand jour. » Chacune de ces petites histoires aurait pu constituer un roman en soi, à tout le moins avec de légères modifications une nouvelle littéraire. D’ailleurs je ne serais pas surpris d’apprendre que Thériault a greffé à son roman quelques nouvelles déjà écrites.
Extrait
Dans le village, la vie reprend, d'une maison à l'autre. Une vie qui est changée pour beaucoup, qui a obliqué, trouvé de nouveaux chemins. Il y en a de souriants, d'heureux, de paisibles, ou de moroses. Mais cela, c'est selon les gens et la vie.
Et si tous étaient là groupés, Ruth Dumoulin, Lydia, Judith Vaniel, le petit Clément, les frères Jubin, Geneviève Cabirand, Lubin et la belle Elise, les autres; s'ils étaient tous là, ils seraient bien surpris d'apprendre que, pour chacun d'eux, et tous d'entre eux, Hermann a été une cause, une raison, comme une poussée et une impulsion. Il est venu, et tout s'est mis à se mouvoir, le destin a replacé son jeu, et pour chacun la vie s'est trouvée modifiée, elle a pris par des sentes nouvelles. Avec là-dedans du drame, et parfois presque de la comédie, et quelquefois du bonheur retrouvé qu'on croyait perdu, ou de la paix reçue alors qu'on ne l'attendait plus.
Sans donc qu'ils s'en doutent, tous, que chacun d'entre eux a passé ces heures étranges.
Hermann, de son côté, qui sait bien ce qui est arrivé chez Geneviève Cabirand, et se souvient d'avoir causé avec le petit Clément, se doute-t-il de tout le reste.
Il mange. Il mange à se remplir joyeusement le ventre, sans penser à autre chose qu'au beau souvenir d'Adèle qui ne voulait rien, n'exigeait rien, et donnait en retour des heures de bonne joie saine. (p. 182-183)
Par une journée de grande chaleur, un homme, qui se prétend dompteur d’ours, arrive dans un petit village de montagne. Il promet de combattre un ours sauvage si les villageois lui en attrapent un. Il faut dire que l’homme a le physique de l’emploi : « Hermann […] lourd comme le jour, pesant comme la chaleur, une masse d’Homme trapu, musclé, à la démarche dandinante, au regard fauve sous les sourcils épais. » La venue de cet homme va créer un véritable remous dans le village, non pas parce qu’il est étranger, mais surtout à cause de son physique : « Les femmes surtout, attirées par ce corps étrange, cette masse de muscles, et les cheveux noirs frisés, tombant en cascade sur le cou.. »
En attendant de réaliser son exploit, en fait pendant deux jours, Hermann vit au crochet des uns et des autres. Et sans rien faire, il va bouleverser la vie de plusieurs personnes. Dans chacun des chapitres de son roman Thériault va présenter un petit drame familial mis en lumière par la présence d’Hermann.
C’est la belle Geneviève Cabirand, qui le rejoint en pleine nuit dans la grange et qui est prête à quitter son foyer : « Je marcherai, je serai forte, je te serai une compagne. Quand tu voudras que je me taise, je me tairai. Tu feras un geste, tu me gifleras, tu me jetteras par terre, et je ne serai plus là. Et quand tu voudras de moi, je serai revenue, prête, souriante. » Hermann la repoussera. Son mari, ayant compris, s’efforcera de reconquérir sa belle.
C’est Véronique, réveillée dans ses désirs, qui bouscule son vieux mari incapable de la satisfaire.
C’est le jeune Louis Voiron, retenu contre son gré par sa famille, qui réussit finalement à fuir vers la ville et le vaste monde.
C’est Judith Vaniel, enceinte d’un étranger, d’un Hermann, qui doit se battre contre sa mère pour garder son enfant. Incapable d’assumer la disgrâce, c’est la mère qui quittera le village.
C’est le petit Clément, inspiré par Hermann, content de faire sa première chasse avec son père, qui en revient complètement dégoûté.
C’est Lydia, une « fille sans joie, sans beauté, sans attraits », la vieille fille qui n’a jamais connu l’amour, qui essaie d’attirer Hermann chez elle. Ignorée elle aussi, elle fait des avances à un jeune garçon de 16 ans.
Ce sont les deux frères Lubin, ceux-là même qui doivent attraper un ours vivant, eux qui se comprennent sans se parler, qui en viennent aux coups à cause d’Hermann.
C’est Élise, « une jeunette de 15 ans », et son copain Lubin qui vivent difficilement leurs premiers émois amoureux.
C’est Ruth Dumoulin, la grande dame du village, qui avoue au curé qu’elle est attirée par cet Hermann au point de vouloir se donner à lui et de quitter sa famille.
C’est Adèle, la fille facile, la seule à qui Hermann consentira des faveurs sexuelles parce qu’elle n’attend rien de lui.
C’est Roch Lerbel qui tente d’assassiner Drommaire, un ancien amant de sa femme.
Quand vient le grand jour, tout le monde se présente sur la place de l’église pour assister au combat. L’ours est déjà sur place, Hermann passe le chapeau, ce qui lui procure une bonne somme. Avant de combattre, il exige des paroissiens qu’on le laisse quelques minutes dans l’église pour qu’il puisse prier. Pendant qu’on l’attend, il en profite pour fuir par la porte de la sacristie sans que personne ne l’aperçoive. On tente en vain de le rattraper.
On ne peut juger les personnages de ce roman à l’aulne du vraisemblable. Tout le roman nage dans un contexte culturel flou, irréel, sans lien avec la société québécoise. On est dans un monde symbolique, dans les archétypes, dans le ça freudien. C’est du Yves Thériault, brut, primaire. Pour lui, hommes et femmes ne sont que mâles et femelles, livrés à leurs pulsions sexuelles. Il faut se replacer dans le contexte de la grande Noirceur, où il aurait été difficile de parler de sexualité, de désirs avec autant de franchise. En dé-contextualisant son roman, Thériault y parvient.
La construction du roman est quand même assez intéressante. À partir d’un fil conducteur tout simple, la venue d’un survenant perturbateur dans un petit hameau perdu, Thériault crée plusieurs mini-intrigues, rattachées à l’intrigue principale, de façon très lâche et parfois forcée. Je m’explique. Après les premiers chapitres, on serait en droit de se demander si cet Hermann sera à la hauteur de sa réputation, ce qu’il adviendra de lui dans son combat contre la bête. Cette intrigue sera en quelque sorte tassée pour laisser vivre différents drames familiaux, surtout de couple. On oublie un peu Hermann, qui n’est qu’un catalyseur, et on entre dans le drame intime des personnages du village : « Chaque maison emmuraillant des émois ou des craintes; des désirs inavoués ou des jaillissements soudain de colère ou de dépit, de haine sourde qui avait attendu des années pour surgir au grand jour. » Chacune de ces petites histoires aurait pu constituer un roman en soi, à tout le moins avec de légères modifications une nouvelle littéraire. D’ailleurs je ne serais pas surpris d’apprendre que Thériault a greffé à son roman quelques nouvelles déjà écrites.
Extrait
Dans le village, la vie reprend, d'une maison à l'autre. Une vie qui est changée pour beaucoup, qui a obliqué, trouvé de nouveaux chemins. Il y en a de souriants, d'heureux, de paisibles, ou de moroses. Mais cela, c'est selon les gens et la vie.
Et si tous étaient là groupés, Ruth Dumoulin, Lydia, Judith Vaniel, le petit Clément, les frères Jubin, Geneviève Cabirand, Lubin et la belle Elise, les autres; s'ils étaient tous là, ils seraient bien surpris d'apprendre que, pour chacun d'eux, et tous d'entre eux, Hermann a été une cause, une raison, comme une poussée et une impulsion. Il est venu, et tout s'est mis à se mouvoir, le destin a replacé son jeu, et pour chacun la vie s'est trouvée modifiée, elle a pris par des sentes nouvelles. Avec là-dedans du drame, et parfois presque de la comédie, et quelquefois du bonheur retrouvé qu'on croyait perdu, ou de la paix reçue alors qu'on ne l'attendait plus.
Sans donc qu'ils s'en doutent, tous, que chacun d'entre eux a passé ces heures étranges.
Hermann, de son côté, qui sait bien ce qui est arrivé chez Geneviève Cabirand, et se souvient d'avoir causé avec le petit Clément, se doute-t-il de tout le reste.
Il mange. Il mange à se remplir joyeusement le ventre, sans penser à autre chose qu'au beau souvenir d'Adèle qui ne voulait rien, n'exigeait rien, et donnait en retour des heures de bonne joie saine. (p. 182-183)
Thériault sur Laurentiana
Contes pour un homme seul
Aucun commentaire:
Publier un commentaire