11 août 2007

Les Témoins

Eugène Cloutier, Les Témoins, Montréal, CLF, 1953, 226 pages.


François a tué sa femme Line et son meilleur ami Claude. Les trois venaient de passer un mois de vacances dans les Laurentides. Le dernier jour, François, prétextant un rendez-vous, avait laissé sa femme et son meilleur ami, seuls, sachant fort bien qu’ils brûlaient de désir l’un pour l’autre. Plutôt que de partir, il s’est caché dans les environs, s'est approché de la fenêtre de la chambre et les a tués.

Le roman se présente sous la forme d’un procès, un procès fictif toutefois, François jouant tous les rôles, à la fois juge, témoins et spectateurs. Dans chacun des chapitres, un témoin se présente à la barre, mais ce témoin n’est qu’une des personnalités de François.

Le premier témoin appelé à la barre, c’est François le penseur, l’intellectuel « sorti tout droit des livres qu’[il] lisai[t] ». Il raconte comment il a rencontré Line, comment cette fille a bouleversé sa vie, comment elle a soulevé une « tempête de chair » chez le jeune homme pur et désincarné qu’il était. Il l’épouse quelques années plus tard. Il lui présente son ami Claude, perçoit que celui-ci plait bien à Line et, plutôt que de les éloigner, il favorise leur rapprochement. Je le laisse s’expliquer : « Grâce à moi, grâce à l’extraordinaire féminité de Line, et surtout à l’envoûtement magique de la musique des grands maîtres, Claude allait connaître un grand amour, Line apprendrait à se libérer de mon emprise pour vivre sa vie telle qu’elle la sentait vibrer en elle-même, et moi, j’allais bien m’amuser. » En quelque sorte, une « expérience de laboratoire ».

Le deuxième témoin, un autre double du narrateur, c'est un jeune homme avide du bien depuis sa plus tendre enfance, ce qui explique qu’il soit devenu médecin. Dans ce témoignage, François raconte son aventure spirituelle, sa recherche de pureté, ses tête-à-tête angoissés avec Dieu et la morale lorsqu’il découvre l’amour physique. Mais aussi comment il a essayé difficilement de se refaire une morale et comment « cette crise morale insoluble » l’aurait plongé dans le crime.

Le troisième témoin représente le côté physiologique, jouisseur de François. Né dans une famille pauvre, il apprit tôt à découvrir le plaisir, à aimer son corps même si on lui enseignait le contraire, à se « libérer des jugements extérieurs ».

Le quatrième témoin, c’est le révolté. Lui l’être pur, qui avait voulu faire une œuvre d’art de son amour pour Line et de son amitié pour Claude, découvre que chacun est campé dans son égoïsme.

« Et pendant ce temps, là devant moi, tout ce qu'il restait de beauté et de pureté dans notre existence, tout ce que nous avions eu tant de mal à sauver de l'anéantissement, et que nous avions enfermé avec amour en nous-mêmes, le peu de notre vie qui était devenu par miracle toute notre vie, ces coins de ciel qui flottaient dans nos têtes, ces minutes d'infini que nous avions réussi à injecter dans notre sang, cet au-delà où nous nous étions abreuvés tant de fois, la douce inconscience jaillie de nos nerfs, nos rêves d'harmonie souveraine, d'exaltation inépuisable, de joies inexplorées, et de sensations surhumaines, toute cette œuvre d'art que nous avions sculptée et ciselée avec fièvre et passion s'écroulait lamentablement, retombant en poussière noire. »

Enfin, le dernier témoin, c'est le jaloux. Tous les beaux plans échafaudés, les beaux mots utilisés pour décrire leur relation à trois, n’ont pas survécu au test de la réalité. Il est jaloux de Claude qui lui vole sa femme. Il est jaloux de Line qui s'est émancipé de son esprit.

Eugène Cloutier (1921-1975)
Ce roman me rappelle, par le problème posé, les « romanciers de l’interrogation intérieure », surtout Julien Green et Moira. Un homme tue par recherche de pureté. Ici s’arrête la comparaison, Line n’étant pas Moïra et François, Joseph Day. En fait, François finit par résumer son problème en disant qu’il n’a jamais quitté l’adolescence. La bataille entre la chair et l’esprit n'a jamais cessé.

« L'homme n'a qu'une naissance, celle de son adolescence. Il n'a qu'une mort aussi: celle de son adolescence. Et la vie qui s'écoule entre ces deux moments ne se compte pas en années ou en mois, mais en intensités. Pour ne pas l'avoir compris, vous vous accusez tous aujourd'hui d'un crime que vous n'avez pas commis.
Et si je devais en faire la démonstration, il me suffirait de citer vos propres témoignages. L'adolescence ne vit qu'une fois dans l'homme, et quand on décide de l'étouffer, on devrait prendre garde de bien s'en acquitter, parce que si un choc la ranime soudain, ce peut être pour une création exaltante, mais aussi pour un anéantissement odieux, comme seul peut en concevoir la beauté qu'on a souillée. Car la laideur n'existe pas. Ou si elle existe, elle est vengeance, reconquête, retour à l'ordre. Dieu a conçu toutes choses belles et bonnes. Pourquoi t'accuses-tu d'avoir craché le feu, toi qui as vécu une crise morale déchirante, et qui aurais déjà réclamé ton pardon pour ce crime bien avant de l'avoir commis? Et toi, qui as toujours recherché avec tant de sincérité ta propre définition à travers la jouissance? Et toi, qu'une révolte pure n'a pas réussi à briser, et qui viens de me remplir tout entier d'une prière que j'aurais voulu inventer ? Pourquoi auriez-tué, vous tous qui me regardez en ce moment, et qui ne pourriez même pas définir les raisons de ne pas tuer. » (p. 207-208)


C’est un roman qui a très mal vieilli. L’action proprement dite tient en une vingtaine de pages. Tout le reste, c'est de l’analyse psychologique. Chacun des témoins reprend un peu la même matière, la tournant et la retournant en tout sens. À force de vouloir éviter la psychologie facile, Cloutier tombe dans l’argutie et l’artifice. Son « autopsie métaphysique » et l’artificialité du procédé utilisé (faire intervenir comme témoin les différents François) finissent par nous tomber sur les nerfs. En fait c'est un roman très lourd qui évoque trop bien la grande noirceur. **

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