26 décembre 2018

Mes Noëls

La ronde des mois a ramené Noël, le Noël d’aujourd’hui où chacun met un peu des Noëls passés : il semble que pour en revoir les lumières et les ombres, il soit nécessaire d’être dans une intimité qui rende le recueillement possible, et je bénis la solitude de ce soir qui n’est pas de l’isolement, puisque dans le salon voisin on est à faire la parure de l’arbre de Noël. De grands enfants, frères, cousins et cousines, préparent la surprise des petits, et autour du sapin vert, ils sont redevenus gamins et ils font un grand vacarme joyeux.

Une légère entorse me dispense d’aider aux préparatifs : étendue sur le divan, au creux d’un coussin, je regarde le feu et à force de chercher des formes fantastiques dans la flamme dansante, il me semble que je m’endors.

Le foyer s’est agrandi : il est maintenant largement ouvert sur un ciel étoilé qui s’incline en pente jusqu’aux bûches qui crépitent, et voilà que sur cette glissoire étrange des anges mystérieux descendent; ils approchent et je les reconnais. Ce sont mes Noëls, tous les Noëls de ma vie qui glissent sur le chemin bleu, touchent du pied les fagots et passent devant moi légers et insaisissables. Je les reconnais tous : les premiers, tout petits, en robes de nuit très longues, où leurs pieds roses s’embarrassent  :  les yeux extasiés, les boucles emmêlées, ils tiennent dans leurs bras frêles des hochets d’argent, des boules qui brillent, des bébés gris en caoutchouc, des poupées roses aux cheveux d’étoupe.

Les jouets se transforment à mesure que grandissent les anges : ils sont maintenant chargés de balles multicolores, de volants emplumés, de raquettes, de livres coloriés, de maisons, de poupées, de ménages complets.

Ils défilent par rang de taille, comme les bébés anglais dans les albums de Christmas.
Leur procession est lente et ininterrompue.   Ils semblent sortir du feu et disparaissent dans l’ombre... derrière le piano, je crois...

Les voilà devenus plus longs, plus maigres, un peu gauches, avec la timidité de l’âge ingrat, et ils emportent les détestables cadeaux utiles : plumiers, cartables, patiences géographiques, abrégés de sciences à l’usage des enfants. Ils sont un peu tristes : leur cœur capricieux et froissé paraît dans leurs yeux chercheurs.

Et voici les Noëls charmants de la jeunesse : ils sont fins, sveltes, rieurs et rêveurs : ils portent des fleurs, des écrins, des perles satinées, des dentelles fragiles, des fourrures blanches; ils marchent environnés de musique et de chimères, ils ne touchent la terre que du fin bout du pied, leurs ailes frémissent et voudraient s’ouvrir très grandes : vers les anges de ma jeunesse, je tends les mains pour les retenir, mais ils s’évanouissent dans le noir et d’autres Noëls leur succèdent. Quelques-uns ont des yeux de saintes en prières; ils glissent avec un parfum doux d’encens; d’autres, fleuris, parés, semblent revenir de la danse. Quelques-uns ont les mains vides, d’autres portent un flambeau allumé, d’autres encore, un sablier gris où le temps coule... coule... il y en a plusieurs dont les voiles sont tout noirs, et qui pleurent...

Ils ont tous passé, et celui de cette année n’est pas venu…

Inquiète, je lève la tête : sur le chemin bleu il pleut des étoiles, mais aucun ange n’est visible. N’y aurait-il donc plus de Noëls pour moi?

Un appel joyeux m’éveille : « Ô la paresseuse! Elle dort! L’arbre est splendide... viens voir! »  et tout bas : « Tu sais, il y a trois petits paquets pour toi! »

Le rêve est effacé, et il y aura encore des Noëls pour FADETTE.


(Henriette Dessaulles, Lettres de Fadette, 1ère série, Le Devoir, 1915, p. 144-146)

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