7 décembre 2018

En marge de la vie

Lucie Clément, En marge de la vie, Montréal, Albert Levesque, 1934, 192 pages.

Nicole Berteuil et Joan Webb, une francophone et une anglophone, partagent un appartement à Ottawa depuis 5 ans. Les deux travaillent dans un laboratoire. Nicole a vécu un amour déçu avec Max Briguères il y a cinq ans quand ce dernier lui a préféré sa sœur. Pendant des vacances au Lac Masson, elle fait la rencontre de Bob Stonehaven, un aviateur anglais en convalescence. Elle l’épouse mais elle a tôt fait de découvrir que son Bob est un jaloux. Et dire qu’elle doit le suivre en Inde où il est capitaine d’un corps d’aviation...

Trois ans ont passé. Bob et Nicole sont toujours à Dehli. André Mirvalles, un cousin de Bob, un artiste, vient les visiter. Bientôt naît une connivence entre Nicole et André. Tous les deux aiment l’art, l’histoire. Comme André, qui est sculpteur, décide de rester un temps à Delhi, ils se fréquentent, travaillent ensemble à l’atelier. Bob est jaloux, cette fois-ci non sans raison, André et Nicole s’aiment, mais celle-ci refuse de briser son mariage. André court se réfugier à Calcutta pendant un temps. Et il se tue dans un accident d’automobile lors de son retour. À force de harcèlements de la part de Bob, Nicole finit par tout lui avouer. Il la chasse. Du coup, « elle est condamnée, condamnée à vivre désormais en marge de la vie! »

Le roman est truffé de dialogues et d’auto-analyses, même si le narrateur est externe. Lucie Clément raconte deux choses : les affres intérieures d’un jaloux et celles d’une femme mal mariée. Bob Stonehaven se méfie de tout homme qui approche « sa » Nicole, une femme qu’il idolâtre, au-delà de l’amour. L’auteure ne nous explique pas les tenants de ce sentiment démesuré : il voudrait que sa femme n’ait pas d’autres intérêts que sa petite personne. Il lui en veut même de se détourner de lui pour s’intéresser aux livres, à l’art, au patrimoine autochtone. On le voit, c’est ici que le second thème s’insère. Il voudrait que « sa » Nicole n’ait pas d’autre but que d’être sa femme. Quant à elle, elle ne peut se contenter de cette vie effacée. C’est une femme sensible et passionnée qui a besoin d’exister en dehors de son mari. Dans son analyse, les divergences culturelles entre anglophone et francophone posent problème. Ce que Bob exige d’elle, c’est qu’elle nie son identité française : « J’aurais dû, j’en conviens, m’adapter à ma nouvelle vie, mais l’anglais que nous parlions à notre foyer m’éloignait au contraire. Je vivais comme en dehors de chez-moi, au-delà de moi-même dans une attente indécise, dans une imprécision de rêve. »

Le roman a le mérite de nous transporter en Inde,  même si la vie indienne demeure un décor d’arrière-scène. Bob et Nicole vivent dans le monde des colonisateurs anglais. Pour le reste, tout l’échafaudage psychologique pour expliquer l’échec du couple me semble un peu fragile et cette façon de clore l’histoire en faisant mourir André, un peu facile. 

Extrait
Elle va, elle va. À chaque pas la guette un remords. Elle cherche l’apaisement; elle trouve un surcroît de pensées douloureuses tapies près des meubles, entre les plis des tentures choisies avec Bob par un temps de grisaille, à Paris et que soulève sa marche sans but. Elle sort sur la terrasse; elle tend les bras aux fleurs qui replient leurs pétales sur leur cœur brûlé par les rayons trop ardents du soleil indien. Elle appelle « André, André ». Un sanglot se meurt étranglé dans sa gorge. Complexe, malheureuse, douloureuse, ah ! comme elle est lasse, lasse de tout. Et la chaleur dure et finit par affoler, par obscurcir le cerveau; elle rend altéré de douceur, de caresses, de passion tendre ce cœur de chair qui s’obstine à aimer et jamais ne s’use à souffrir. Elle se sent atrocement lasse de ce silence de la maison vide, vide d’espoirs comme de bonheur; lasse de cette vacuité où s’amplifient en hurlements les reproches qu’elle adresse à sa faiblesse de n’avoir pas su résister à l’attirance du français chez Mirvalles; lasse de tout cet anglais qu’elle entend partout et toujours, dans les milieux mondains, dans la rue, à son foyer ... à chaque instant du jour; et elle désire avec frénésie entendre la musique de syllabes françaises murmurées par la voix aimée.  (p. 153)


Aucun commentaire:

Publier un commentaire