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2 octobre 2009

Les Phases

Guy Delahaye, Les Phases. Tryptiques, Montréal, Deom, 1910, 144 pages.


Quand Delahaye publie Les Phases, un vent d’incrédulité balaie notre petite patrie littéraire. Qu’est-ce cela? Qui est ce type? On n’avait jamais rien vu qui ressemblât même de loin à ce recueil. Il faut le dire, Les Phases est un recueil avant-gardiste, planifié de façon maniaque, avec sa multitude de dédicataires et d’épigraphes, ses titres, surtitres et sous-titres, ses parties, ses sous-parties, ses sous-sous-parties, ses pointillés, ses blancs…

Delahaye va pousser sa fascination pour la mise en scène en construisant son recueil sur le chiffre trois et ses multiples : tous les poèmes de la première partie reposent sur trois rimes, comptent neuf vers de neuf pieds, déployés en trois tercets. Et les poèmes sont réunis en tryptique. Il semblerait que l’auteur était attiré par l’ésotérisme. Pourquoi le chiffre trois? Il s’en est expliqué dans une entrevue : « Ma forme poétique est basée sur un fait plus ancien que le monde, éternel comme Dieu, qui a existé bien avant Salomon, […] Elle repose sur le rapprochement nécessaire de l'un et du trois, de l'unité et de la trinité. Dieu, Père et Fils Esprit; Vrai, Beau, Bien; Espace, Longueur, Largeur, Hauteur; Temps, Passé, Présent, Avenir, etc. J'ai voulu une forme poétique qui rendît symboliquement ce fait et j'ai trouvé celle employée dans la première partie des Phases où chaque pièce, à part deux ou trois, est en vers de neuf pieds disposés en trois tercets sur trois rimes. » (Cité dans Annette Hayward)

La première partie est dédicacée à sa mère. Retenons comme autres dédicataires le « génie éternellement vivant de Nelligan », dont il sera l’un des médecins à St-Jean-de-Dieu, Paul Morin, Marcel Dugas et René Chopin.

La première partie, « Les poèmes psychiques », comptent dix tryptiques : « Musique et névrose : Tryptique sinistre », « Visions : Tryptique intense », « A la vie, À la mort, À jamais : Tryptique triste », « Départ vers la paix : Tryptique funèbre », « Quintessences : Tryptique exquis », « Berceuses : Tryptique harmonieux », « Sources de douleurs : Tryptique aigu », « ? ? ? Tryptique d'inconnus », « Les Causes : Tryptique précurseur », « Les effets : Tryptique final » Les deux derniers forment un « double tryptique ».

Vous comprendrez qu’il est un peu difficile de résumer un contenu aussi éclaté. Je vais me limiter à relever quelques thèmes. La création, décrite comme un processus psychique, est un motif qui nourrit le premier tryptique consacré à Nelligan. Ainsi lit-on dans « Âme d’alto » qu’il dédie « à Nelligan incompris » : « Le délire enserre chaque fibre / Que la fièvre est venue amincir, / Et l’être immensément rêve ou vibre. // Des accords trop subtils et trop libres / Résonnent en lui pour l’adoucir, / Mais ils s’épuisent avant d’éclore. // Il se tait, c’est qu’alors il adore ; / Il pleure, il rit, c’est que pour jaillir / Ce qu’il entrevoit refuse encore. » (Oui, la syntaxe en prend pour son rhume…) La folie, liée au thème précédent, est aussi un sujet du recueil : « L’on rive un lien, l’on pousse un verrou, / La tête illuminée, on la rase, / Et l’être incompris est dit un fou. » La mort est aussi un thème, par exemple dans le poème « Moine », dédié à son frère Georges, « mort noyé le soir du 31 juillet 1908 » (voir l'extrait). « Quintessences » est un tryptique sur l’amour : « Aimer pour en souffrir, n’en rien dire ; / Et souffrir pour aimer, le cacher ; / Croire à l’indifférence et sourire » Delahaye est aussi sensible au sentiment religieux : « Dieu, je crois que vous veillez sur moi, / Que votre bonté m’est père et mère, / Que l’on est heureux sous votre loi. »


La deuxième partie, « Poèmes corps et âme », dédiée à Osias [sic] Leduc, son père spirituel, compte cinq tryptiques : « Ultima verba : Tryptique in memoriam. », « Dans les bois, dans les monts : Tryptique agreste », « L'amour assassin : Tryptique douloureux », « L'amour moqueur : Tryptique macabre. Sonnets funambulesques », « L'amour revivifiant : Tryptique ensoleillé. Pierres précieuses » Les trois derniers sont dits un « triple tryptique ». Surprise, les poèmes empruntent la forme du sonnet, construit souvent sur cinq rimes, et les vers ont douze pieds.

Cette deuxième partie me semble plus complexe. On retrouve certains thèmes de la partie précédente sous un nouvel éclairage. Le thème de la mort est repris dans le tryptique « Ultima verba » : la dernière phrase de chacun de ces sonnets semble avoir été empruntée à une patiente (en phase terminale ?). Par exemple, dans « Ultima verba berthae », le poème se termine par ce vers : « Avec ceux que l’on aime on ne peut s’ennuyer. » Le deuxième tryptique, dédié à Albert Ferland, présente à travers trois rencontres amoureuses une image de la nature bienveillante. Le ton change dans le « triple tryptique » qui clôt le recueil. Disons que Delahaye est moins empathique. L’auteur choisit la dérision et un certain cynisme pour parler de l’amour dans le tryptique « L’amour assassin » : les trois poèmes évoquent la peine de l’amant éconduit, mais les surtitres (« Le pauvre enfant souffre d’une parole ») annihilent complètement la sentimentalité que les poèmes recèlent. Il en va de même dans « L’amour moqueur », tryptique sur-titré « sonnet funambulesque ». « Trois poètes chantent » est sous titré « Analyse et synthèse : physico-chimico-psychique ». En plus, l’épigraphe dit : « L’Oxygène est un carburant (Troost) / L’Amour aussi ». Suit un poème qui aligne tous les clichés romantiques, mais qui se termine par « l’amour est incolore, inodore, insipide. » Le recueil se referme sur un « tryptique ensoleillé », « L’amour revivifiant », surtitré « Pierre précieuse ». Les trois poèmes ne parlent plus vraiment de l’amour, mais plutôt de Sagesse, de Beauté, de Bonté. Nous voilà au seuil du propos mystique.

En 1910, tout le monde reconnut l’originalité du recueil (Et même Lozeau qui s'en défend). Ce souci de la forme, la composition mathématique du recueil étaient du jamais vus dans la littérature québécoise. En ce sens, Delahaye innove et Les Phases constitue une date dans notre histoire littéraire. N'oublions pas que Lozeau, qui attaqua le recueil, Lemay, Ferland, Fréchette étaient les poètes de référence (Pour Nelligan, cela va venir un peu plus tard). De toute évidence, Delahaye devait savoir qu'il allait dérouter, voire choquer la petite intelligentsia de l’époque. Effectivement son recueil fut attaqué de toutes parts, ce qui assura son succès.


Delahaye balance par-dessus bord toute forme de régionalisme. Le terme « exotique » ne lui convient guère pour autant, même s’il flirte avec l’ésotérisme, comme certains symbolistes avant lui. Ne cherchez pas les termes rares, les décors orientaux dans son recueil. Ce sont plutôt ses recherches formelles qui le distinguent de ses contemporains. Pour ce qui est du contenu, il se rapproche de l’intimisme de Lozeau, avec, en plus, souvent un regard clinique sur le monde (« L’homme est une lyre dont les cordes / Sont les nerfs. »). Il était étudiant en médecine et cela parait dans Les Phases. Je vous présente le poème « Moine » avec sa dédicace et ses trois épigraphes.

MOINE
A mon frère Georges,
mort noyé le soir du 31 juillet 1908.

PRÉSAGE
" Trois grâces j'ai demandé :
La grâce de bien mourir ;
Que tu sois heureuse ;
Que je me fasse prêtre, si c'est la
volonté de Dieu ".

(Écrit au Noël dernier, retrouvé le soir de sa mort).

ALPHA ET OMÉGA
Il a beaucoup aimé, il a vécu de souffrance, et il est mort.
PRÉLUDE
L'espoir de l'union à Dieu ici-bas se réalise en l'éternelle fusion avec Dieu, là-haut.


Ployé sous l'univers et son Dieu,
Le front grand comme l'intelligence,
L'œil doux et voilé comme un adieu;

Rayonnant de son corps odieux,
Magnifique dans son indigence,
Et maître de tout sans liberté,

Il va, consumé de Vérité,
D'Idéal, d'Amour ou d'Indulgence,
Il va son vol à l'Éternité.

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