Jacques Ferron, Tante Élise ou le prix de l’amour, Montréal, Éditions d’Orphée, 1956, 103 pages.
L’intrigue est très mince. Un homme et une femme cherchent à vendre leur hôtel, « Les deux pigeons ». Elle est prête à le céder au premier venu; il préférerait un acheteur qui poursuive leur « œuvre », ce qui exclut les « gagnestères » et les faux-prêtres. « Je ne vendrai pas à des extrémistes. Nous avons fait carrière dans le juste milieu, favorisant l’amour et la vertu, conviant à la félicité des deux pigeons les jeunes époux et les amants timides qui sont venus en toute confiance. » Survient un couple de nouveaux mariés envoyés par une vieille tante riche, la tante Élise du titre. Elle a certaines exigences, la vieille tante, entre autres que le tenancier la tienne au courant des réactions du jeune couple. À la clef, se joue son héritage. Elle a demandé qu’on leur prépare une chambre spéciale, une chambre sans lit. Par compassion et un peu pour ressusciter le souvenir de ses propres amours, la tenancière a tenu à ajouter de la paille dans un coin. Les tourtereaux arrivent, montent à l’étage mais redescendent aussitôt quand ils constatent l’absence du lit. L’aubergiste se garde bien de communiquer cette nouvelle à la tante Élise, de peur qu’elle les déshérite. De toute façon, il n’en a guère le temps puisqu’elle meurt pendant qu’il lui raconte un peu n’importe quoi. Il semble que la vieille n’ait pu supporter sa première nuit d’amour, même vécue par procuration.
Il y a quelque chose d’onctueux chez Jacques Ferron qui tient du faux-prêtre en apparat d’évêque. Il emploie un style de grand seigneur même pour les sujets les plus communs. Le charme de cette pièce tient à ces échanges impossibles entre les cinq personnages. On est en pleine fantaisie, pas tellement loin du théâtre de l’absurde, tant les enjeux sont ridicules. Ferron ne se départit jamais de son brin de malice, et ici ce sont un peu les relations entre les hommes et les femmes qui sont passées sous la loupe, déformées juste assez pour qu’on puisse en rire.
Extrait
L'HOTELIER (au téléphone) Allô... Pardon... Je ne vous avais pas reconnue : votre voix n'est plus la même... Votre coeur... En effet, c'est une rude nuit, non seulement pour vous, pour nous aussi: tous nos clients ont quitté l'hôtel à l'exception de votre nièce et de son mari... Ils seront plus tranquilles? Je ne crois pas : ils hurlent comme des loups dans la jungle sibérienne; ils s'entredévorent et renaissent pour se dévorer encore.
L'HOTELIÈRE Mon mari, tu souffles trop fort.
L'HOTELIER (au téléphone) S'ils sont descendus ? Non, je crois qu'ils mourront avant. (Il pince sa femme qui crie.)
L'HOTELIER Ce n'est pas moi qui souffle.
L'HOTELIER (au téléphone) Avez-vous entendu? Ils sont terribles. L'amour avec eux devient chose effrayante, l'explosion d'une bombe perdue, le déchirement métallique d'une virginité séculaire.
L'HOTELIÈRE Mon mari, tu exagères!
L'HOTELIER (au téléphone) Ma pauvre femme ici présente tremble de tous ses membres. Son frisson est sur le point de me gagner; j'avoue qu'ils me font peur. Ah ! mademoiselle, n'en doutez pas : leurs enfants auront du poil... Votre cœur?... Allô, allô, êtes-vous encore là, mademoiselle?... Allô! Allô!
L'HOTELIER La ligne est restée ouverte, et pourtant la vieille ne parle plus.
L'HÔTELIÈRE (prenant l'appareil) J'entends des bruits de pas. Quelqu'un a dit : Mon Dieu!
L'HOTELIER Et que répond le bon Dieu?
L'HOTELIÈRE (raccrochant) II a répondu qu'elle était morte. Tu l'as trop bien aidée à vivre!
L'HOTELIER J'ai fait de mon mieux; sa pomme était mûre.
L'HOTELIÈRE Tu as fait de ton mieux pour secouer le pommier.
(pages 82-85)
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