26 mai 2010

Le Gouffre a toujours soif

André Giroux, Le Gouffre a toujours soif, Québec, Institut littéraire de Québec, 1953, 176 pages.

Jean Sirois a un cancer du poumon incurable, ce qu’il ignore. Il travaille dans une boîte d’ingénieurs. Un peu par orgueil mal placé, un peu parce qu’il a peur d’être mis à la retraite, il n’ose s’absenter. Il est apprécié par ses compagnons de travail à cause de sa grande compétence, mais moins de son patron, qui déplore son esprit caustique. Il faudra qu’il s’évanouisse au travail avant qu’il consente à rentrer à la maison. Les relations sont un peu tendues entre lui, sa femme et son fils. Le médecin le visite, mais ne lui communique pas son diagnostic. Sa femme connaît la vérité, mais elle essaie de la lui cacher. Il voit bien qu’une comédie se joue autour de lui : au début, il s'en offusque mais il finit par concéder qu’il vaut mieux qu’il en soit ainsi. Son médecin le visite au quotidien et le curé, avec qui il est ami, se rend à son chevet. Ses compagnons de travail ainsi que sa sœur et son beau-frère viennent aussi le visiter. Sa santé se dégrade, il sombre dans un délire assez éprouvant. Il meurt en prononçant le nom de son fils.

Giroux a écrit un roman qui traduit bien le Québec religieux des années cinquante. Il nous décrit un type humain qui est devenu l’exception plutôt que la règle : en racontant les derniers jours d’un homme intègre, très rigoureux au plan de la morale, il nous donne la juste mesure de la religion à cette époque. La question de la foi pèse si lourdement sur les derniers jours de Sirois qu’elle finit par occulter d’autres éléments tout aussi importants. Il se tourmente jusqu’à la fin, doutant de sa foi, de son repentir, de la bonté divine :

« Jean Sirois ne s'illusionne ni sur sa valeur ni sur ses mérites. Souvent même, le père Etienne s'est alarmé du sens aigu de l'indignité que possède son pénitent.
Quand il n'était pas en état de grâce, Jean assistait à la messe dominicale, mais gardait la tête inclinée depuis "Qui pridie quam pateretur..." jusqu'à "Unde et memores, Domine, nos servi..." Tout le temps que durait le Saint Sacrifice, son regard fuyait l'autel. Il assistait au divin Mystère afin de ne pas ajouter à ses fautes, mais se refusait à tout acte d'adoration, à toute supplication.
Son confesseur avait vainement tenté de lui démontrer l'orgueil de ce comportement.
- Je L'ai offensé, s'obstinait Sirois, je ne suis tout de même pas assez couillon pour aller Lui faire des déclarations d'amour! C'est une question de propreté. Mon père, comprenez-moi: je préférerais suivre vos conseils, mais j'aurais la certitude d'ajouter la veulerie à l'offense.
— Pourtant, un peu d'humilité arrangerait tout !
- Quand j'ai posé des actes qui rompent les ponts avec Lui et que je demeure dans cette disposition d'esprit, je joue le jeu, j'accepte le risque épouvantable de la damnation. Parfois, j'en ai des sueurs dans le dos. J'ai peur, mon père, j'ai peur, à un point qu'il vous est impossible d'imaginer, vous qui vivez toujours en état de grâce. Mais je ne trompe pas Dieu, je ne Lui joue pas la comédie. Peut-être est-Il sensible à une certaine forme d'honnêteté ?
Lorsqu'il pensait au danger effroyable que courait parfois Sirois, le père Etienne sentait finalement la confiance dominer ses hantises: Dieu n'abandonnerait pas cet homme qui n'avait rien d'un tiède et dont l'humilité était sœur de celle du publicain.
- Je ne demande pas de ressentir la joie d'aimer Dieu, lui avait déjà dit Sirois, ce serait trop beau, je serais trop heureux et je ne mérite pas un tel bonheur. Tout ce que je souhaite, c'est de ne plus jamais L'offenser. » (p. 86-87)


Le Père Étienne, son confesseur, semble plus large d’esprit que lui : « L’arme du démon, contre vous, vous la connaissez, c’est le scrupule. Par ce moyen, il sème le doute dans votre âme, et quand le doute est solidement implanté, le découragement suit, parce que vous oubliez de vous en remettre à la Providence. Alors, vous abdiquez, Comme chez tous les scrupuleux, la peur du péché vous conduit au péché. »

Ce Jean Sirois, déçu de la mesquinerie des humains, meurt sans révolte :

« Puis lorsque Marie et Claude lui tinrent la main, il vécut intensément deux minutes de lucidité, il eut une compréhension douloureuse, à la fois cérébrale et physique, de sa situation. Et il se rappelle qu'à ce moment précis, il s'apitoyait sur ceux qui pleuraient. Il se sentait en paix. Les imaginations hallucinantes avaient fui; la pensée de Dieu, dépourvue de toute crainte, lui était source de joie, d'espoir, de confiance, d'attente impatiente. Oui, il a désiré Dieu, enfin! Est-ce cela, la foi? Porter tout le long de la course une inquiétude désespérante, se poser mille interrogations, accepter douloureusement l'incompréhensible et puis, soudain, au bout de la route, être comblé, au delà de toute attente, au delà de tout espoir, d'une certitude, d'une faim qui tient déjà de la possession ? Une certitude de tout repos, quelque chose comme: « C'est ton problème, mon vieux, débrouille-toi !»
C'était votre problème, mon Dieu, moi, je n'y pouvais plus rien: je regrettais de Vous avoir offensé et la crainte de l'enfer n'adultérait pas la pureté de mon regret. Ma contrition s'accompagnait bien du désir de la paix, de l'espoir de retrouver ceux qui m'ont aimé, mais plus encore, d'un sentiment de gratitude envers Vous. De pitié, aussi, pour Vous qui aviez subi le Calvaire. D'un élan du cœur. D'affection, quoi ! » (p. 132-133)

Giroux a créé un bon personnage (il n’a que 40 ans, il est brillant, frustré professionnellement, plus respecté qu’aimé, très responsable de sa famille, coupé de ses sentiments et émotions, croyant mais lucide), ce qui fait que les enjeux moraux et spirituels du roman sont bien incarnés. Il réussit aussi à bien montrer comment ce drame est vécu par les personnages qui entourent Sirois : sa femme, le prêtre (description positive, pour une fois), le médecin, sa sœur… Il varie le point de vue de narration, chacun des personnages se livrant à l’introspection.

André Giroux sur Laurentiana
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Au-delà des visages

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