LIVRES À VENDRE

27 février 2010

Évadé de la nuit

André Langevin, Évadé de la nuit, Montréal, Le Cercle du livre de France, 1951, 245 pages.

Évadé de la nuit est sans doute l’un des romans les plus noirs de toute la littérature québécoise. On reconnaît, bien sûr, les influences de l’existentialisme et du courant de l’absurde. Jean Cherteffe, l’antihéros, a perdu tout espoir en l’humanité. Il tente tant bien que mal de résister au destin cruel qui l’accable, mais toutes ses tentatives se soldent en de lamentables échecs. Ni la solidarité ni l’amour ne réussissent à combler l’immense solitude dans laquelle il est irrémédiablement plongé.

Le première partie du roman s’ouvre sur une visite au salon mortuaire : le père de Jean Cherteffe vient de mourir. Son fils, qui ne connaît pas ce père, nous révèle un peu ce que fut son enfance à l’orphelinat. Il découvre aussi à travers le témoignage de ses proches que cet homme, qu’il avait idéalisé, n’était qu’un « ivrogne au destin médiocre », un homme triste à la vie étriquée.

Au début de la deuxième partie, on retrouve Cherteffe dans un bar. Il observe les ivrognes qui l’entourent. Dans un sursaut d’orgueil, comme un défi lancé au destin, il fait un drôle de projet, celui de changer le cours de l’existence d’un être qui ne va nulle part. Ce faisant, il espère trouver un sens à sa propre vie. Il choisit presque au hasard Roger Benoit : « Il devait avoir quarante ans, peut-être moins. L'alcool avait modelé un masque derrière lequel l'homme disparaissait. Des yeux sans couleur, malades, aux paupières rougies, douloureuses comme les lèvres d'une plaie. » Il l’amène chez lui et l’oblige à renoncer à l’alcool. Il le prend en charge complètement, essayant tant bien que mal de lui redonner une dignité. Il découvre que c’est un ancien écrivain, qu’il a une femme et un enfant, à l’hôpital. Il le force à assister son fils qui est condamné à mourir. Quand l’enfant meurt, tout l’édifice s’écroule : Benoit se suicide. Cherteffe le vit comme une défaite personnelle : « Il avait donné une injection dans le but de le sauver, mais la dose avait été trop forte et fatale. »

À l’hôpital, il a fait la connaissance d’une jeune fille qui, à sa façon, tente de modifier le cours de l’existence des plus démunis : elle accompagne les malades. Elle est la fille d’un juge, a le cœur sur la main et, contrairement à Cherteffe, elle conserve beaucoup d’espoir en l’humanité. Micheline, c’est son nom, semble s’intéresser à lui, mais il fait tout ce qu'il trouve de plus odieux pour la décourager. Mais la jeune fille, aux prises avec un père malade, amer et tyrannique, s’accroche à lui. Il finit par s’avouer qu’il l’aime. Et quand elle lui révèle qu’elle est enceinte, il va trouver le juge pour lui demander la main de sa fille. Ce dernier, juste avant de mourir, furieux, déshérite sa fille, au profit de la Ligue de la décence, et tente de l’assassiner. Jean et Micheline se trouvent un petit logement à la campagne. Jean s’occupe d’elle plutôt bien. Tout s’écroule quand Micheline meurt en couches. Cherteffe ne trouve qu’une solution : le suicide.

Gilles Marcotte, toujours perspicace, a publié dès 1951 une critique que j’endosse de bout en bout. L’article a été repris dans Une littérature qui se fait. Je vous en livre la fin.« Malgré de lourdes accumulations de mots et d'images, Langevin n'arrive pas à nous imposer ses personnages comme des êtres vivants, ni leur convergence comme un milieu romanesque. Cherteffe lui-même demeure à l'état de problème. Si l'on n'apercevait l'auteur, en filigrane, on trouverait aisément le personnage ridicule; comme un ballon soufflé. L'emphase habituelle aux jeunes gens explique mal qu'il n'ouvre la bouche que pour proférer des aphorismes définitifs. Ses gestes ne sont pas moins emphatiques et faux. Sauf en quelques circonstances: la visite au salon mortuaire où son père repose, les souffrances et la mort de Micheline, ce personnage qu'on voudrait pitoyable décourage l'émotion. Une sorte de stérilité marque tous les mots qui le désignent. L'auteur a beau répéter les « pantelant » et les « bouleversé », nous restons de glace. […]

La même contrainte qui empêche les personnages d'exister, fige l'action. Chaque chapitre semble la recommencer. On tourne en rond, on piétine constamment les mêmes plates-bandes. Conversations interminables, qui laissent les interlocuteurs sur les mêmes positions; rencontres de hasard, où se fait jour un goût un peu morbide de l'abjection charnelle. Tel chapitre, comme celui qui met en scène le romancier Parckell, totalement inutile. Pour forcer malgré tout l'action à progresser, Langevin a recours à cette caricature du drame qu'est le mélodrame: le père de Micheline meurt en tentant de l'assassiner; Benoît, Cherteffe se suicident; Micheline et deux ou trois autres personnages disparaissent tragiquement; j'en passe... Un tel défilé de catastrophes finit par faire sourire. La voix de l'auteur porte toujours un ton trop haut. Manque de justesse, qui dénonce impitoyablement l'immaturité de l'expérience, et prive le roman du poids que lui conférerait normalement sa matière. »

Extrait
Serait-ce par des gestes frivoles qu'il pourrait s'échapper de lui-même ? L'espoir irraisonné qui l'avait poussé vers Micheline devant le cercueil allait-il renaître ? Sa panique n'existait plus et il craignait l'aventure. Avec Benoît son échec avait été si complet qu'il ne lui était pas permis de recommencer, de chasser une âme avec acharnement pour ne s'emparer que d'une défroque, pour se réveiller diminué, prêt à accomplir les actes les plus insensés, à brasser l'air de ses bras dans une expression pitoyable de son désir de puissance.
Pourtant, il lui fallait avouer que Micheline l'avait sauvé, que, si elle n'avait pas été à ses côtés, il eût touché le fond lui aussi. L'autre lui avait porté un coup si terrible que peut-être il ne s'en serait pas relevé, s'il n'avait dû compter que sur ses seules ressources. Et maintenant, il souffrait de l'engourdissement qui suit les crises. Ce lui était une sensation pénible de ne plus se reconnaître, de craindre sa faiblesse, de n'entrevoir devant lui qu'une longue suite de jours à vivre sans but et sans espoir. Et, cependant, il ne consentait pas à refuser le secours de Micheline, les promesses dont il ignorait si elles mentaient. Rejoindre une âme jeune serait peut-être différent d'un rêve. Il suffisait peut-être de ne pas se méfier du bonheur.
Et qu'importait le rite commun, prévu qu'il faudrait suivre ? Les gestes de l'homme sont partout les mêmes. Il serait difficile de ne pas se méfier des mots, des attitudes.
Que s'était-il donc passé qui permît de former ce qui n'existait pas encore ? Mais non, il demeurait le même et l'inéluctable issue était de s'accepter. (p. 119)

23 février 2010

Montréal ma ville natale

Albert Ferland, Le Canada chanté. Montréal ma ville natale, Montréal, Jules Ferland éditeur, 1946, 120 p.

Voici le cinquième et dernier cahier du Canada chanté, paru 36 ans après le cahier numéro 4 et 3 ans après la mort de Ferland. C’est son fils qui a édité le recueil.

Montréal ma ville natale est divisé en deux parties : « Dialogue » et « Exigences de la muse ».

Dialogues
Ferland reprend là où il avait laissé, 36 ans plus tôt : c’est toujours son amour de Montréal qui l’inspire. Pour lui, sa ville ne se conçoit pas sans le souvenir de l’ancienne Ville-Marie : « Ce soir j'entends ton Âme, ô Ville bourdonnante, / Exhumer ton Passé, ton Souvenir qui chante : / Tu me dis ton orgueil d'un berceau merveilleux, / Tes primes bâtisseurs, tes marins, nos aïeux, / Les porteurs de ton Rêve au Temps de ta naissance, / Ces rudes chevaliers de la Nouvelle France ». Montréal n’est pas seulement une ville historique mais aussi une ville messianique : « La première à prier dans la vierge Amérique, / A jeter sur ses bords l'Appel évangélique ; / Elle a du Canada baptisé les cités ».

Il y a aussi, ô surprise, un regard presque admiratif du Montréal contemporain : « Vois là-bas dans la nuit cet océan de toits / Se perdre à l'horizon plus loin que tu le vois, / Vois mes longs boulevards soulignés de lumières, / Je suis l'énorme roue, aux lointains solitaires ; / Superbe de mes feux, j'étends ma majesté. » Ou encore : « Je suis, Ville d'espoir, mon nom court l'univers ; / Par mon bleu Saint-Laurent cent vaisseaux vers les mers, / Vers Londres et Paris, vont porter ma richesse. » Dans « La ville de mon enfance », Ferland conclut ainsi : « La Ville toute mienne et que seul je regarde, / Ville simplifiée en son cher autrefois, / Comme enfant je l'ai vue avec ses jolis toits / Et qui me plaisait plus qu'en sa beauté nouvelle. // Moins vaste qu'aujourd'hui mais bien plus maternelle, / Son vivant souvenir me remplit de ses voix ».

Exigences de la muse
Cette seconde partie, qui fait cent pages et qui compte une cinquantaine de poèmes, est plus complexe. On peut quand même y relever un certain nombre d’étapes. Au départ, Ferland décrit le travail du poète en lien avec son environnement urbain : bien que Montréal ne soit pas propice à la poésie à cause des distractions, cette ville qui est née d’une idée, d’un rêve, qui fut presque un poème dans la tête de quelques hommes, est digne en tous points d’inspirer le poète. « Toi, la belle Cité, regarde ton matin, / Vois ceux qui t’ont fait naître en leur rêve divin / Car tu fus dans leur rêve avant d'être une ville / Avant ton premier fort, ta semence fertile / Avant ta prime messe et les mots de Vimont / Qui vit les grands amours qui de toi sortiront / Qui levant vers les bois son regard de prophète / Vois la vierge Forêt dans sa beauté muette Reculer sous le fer des bûcherons de Dieu / Pour laisser les clochers pointer vers le ciel bleu. » Suivent un certain nombre de poèmes qui nous rappellent l’histoire de la ville : sa naissance mystique en France, son érection sous le sceau de la foi, la lutte contre les Autochtones, le courage des premiers paysans, normands et poitevins, la présence pacifiante des Sulpiciens et courageuse des Jésuites.

Dans la partie suivante, teintée de nostalgie, Ferland décrit d’abord une culture disparue, celle des nobles : « À suivre trop l’Anglais dans sa folle abondance / Les nobles appauvris n’eurent plus que leur nom ». Il évoque aussi certains lieux disparus ou transformés : la Petite rivière emprisonnée sous terre, l’ancienne rue Notre-Dame où l’on « venait rêver en lente promenade », le jardin Legris que « le Progrès a tué », l’ancienne rue Saint-Urbain qui « avait plaisant visage / Avec son air bourgeois et ses jolis pignons », la place Neptune qui « invitait les amis du clair de lune / À se chanter tout bas la romance du cœur ». Il raconte aussi certaines coutumes d’autrefois : les pique-niques à l’Ile Sainte-Hélène, la majesté de la Fête de la Reine, « jour de joie […] sans pareil », la Fête-Dieu, et toutes ces « joies de la ville » : défilés patriotiques, soirées d’opéra, concerts dans les parcs, carnavals… Il critique le progrès, sans tomber dans un rejet du présent ; il constate que le bruit et l’effervescence, que l’ancien et le nouveau, que les usine-enfers et les clochers se côtoient… Parfois, son amour de Montréal est dit sur un ton très lyrique. Il aime sa beauté nocturne : « Je suis belle le soir et j’étonne les yeux / Avec mon fleuve sombre et mes ponts et mes gares; »; ou encore : « La Ville s’assourdit sous le ciel étoilé; / Les Couvents vont dormir dans la nuit qui commence »

Il termine cette partie en rendant hommage à Jeanne-Mance, aux Augustines, à Mère d’Youville, à Duvernay…

Plusieurs poèmes sont datés des années 1940-1941. On peut supposer que les autres, presque jamais datés, ont été écrits entre 1910 et 1940. Ferland avait-il lui-même projeté de publier ce livre? On peut le croire. Ferland, qu’on classe trop vite comme poète du terroir, démontre son amour indéfectible de la ville de Montréal. Il n’a pas le regard social d’un Clément Marchand, son vers est toujours modeste bien que très précis, son inspiration est très fin du dix-neuvième siècle, et malgré tout je persiste à croire qu’il mérite mieux que l’oubli total dans lequel on le tient, ne serait-ce que sa poésie n’a pas la lourdeur de celle des Lemay, Fréchette, Chapman, Beauchemin…

Albert Ferland sur Laurentiana
Les Horizons
Le Terroir
L’Âme des bois
La Fête du Christ à Ville-Marie
Montréal ma ville natale
Femmes rêvées

19 février 2010

La Fête du Christ à Ville-Marie

Albert Ferland, Le Canada chanté. La Fête du Christ à Ville-Marie, Montréal, Granger frères, 1910, 24 p. (Illustrations de l’auteur)

Après Les Horizons, Le Terroir et L’Âme des bois, voici le livre quatrième du Canada chanté. Le caractère religieux du recueil ne fait aucun doute. « Pour lire pendant le congrès eucharistique » suggère-t-on sur la couverture. Il est dédié « à sa grandeur Monseigneur Paul Bruchési qui, au Congrès eucharistique de Londres a convié les chrétiens du vieux continent à célébrer le Dieu de l'Eucharistie sur les rives du Saint-Laurent ».

Le recueil ne contient que six poèmes. Dans le premier « A Notre-Seigneur », Ferland renouvelle son acte de foi et promet de mettre « [s]a lyre » au service de sa foi : « Et d’une âme abondante en paroles de feu / Je louerai votre sainte et blanche Eucharistie ».

Les trois poèmes suivants conjuguent les deux amours du poète : sa foi chrétienne et l'amour de son pays, particulièrement de Montréal. Dans « Prélude », on peut lire : « Comme tu es belle, Ville-Marie, quand tu fêtes le Seigneur Dieu! Ta beauté m’est douce à dire. ». Dans « Psaume du Canada », plus centré du l’histoire de Ville-Marie, le poète déclame : « Bénis, ô mon pays, le Dieu de nos aïeux, / Le Dieu qui dans la foi fonda Ville-Marie ». Dans le poème éponyme, encore une fois la religion est associée à l’amour de la patrie : « Noble cité de Notre-Dame, / Chante le Dieu vivant, proclame / Son règne dans ces jours bénis! / Que tous ceux de la Laurentie, / Pour adorer Jésus-Hostie, / Dans tes temples soient réunis! »

Dans les deux derniers poèmes, « Psaume du pain eucharistique » et « Psaume du retour à Dieu », Ferland fait acte d’humilité (« Ne vois-tu pas, mon Dieu, comme en moi tout est vain! / Vois donc ma pauvreté, regarde ta Sagesse!... ») et de repentir (« J’ai pleuré le regret des hautaines pensées, / Âme pauvre et blessée, / J’ai pleuré devant Vous ».

Comme c’est presque toujours le cas, on trouve un allocutaire ce qui confère aux poèmes une certaine oralité.

Lire le recueil sur le site de la BANQ.

Albert Ferland sur Laurentiana
Les Horizons
Le Terroir
L’Âme des bois
La Fête du Christ à Ville-Marie
Montréal ma ville natale
Femmes rêvées

16 février 2010

L'Âme des bois

Albert Ferland, Le Canada chanté. L’Âme des bois, Montréal, Granger frères, 1909, 32 p. (Illustrations de l’auteur)

Après Les Horizons et Le Terroir, voici L’âme des bois. Le thème n'est pas nouveau : les arbres, les bois étaient déjà très présents dans les recueils précédents. Ferland, en choisissant comme exergue un extrait de « La maison du berger » de Vigny, inscrit son recueil dans le courant romantique : « Pars courageusement, laisse toutes les villes ; / Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin / Du haut de nos pensers vois les cités serviles / Comme les rocs fatals de l'esclavage humain. »

Le recueil contient dix poèmes, la plupart dédicacés, dont l’un à Laurier, et un autre à Camille Roy.

Fierté
Tout à fait dans la suite de l’exergue : quittons les villes mauvaises et refugions-nous dans la nature.

Arbres mortsFerland évoque la longévité des arbres, « ces géants, orgueil du siècle enfui ». Il regrette le temps où « tel un océan, les bois couvraient les plaines ». Un beau passage : « Les arbres dont l’amour a tourmenté la terre, / Arbres forts que jadis la fuite des grands vents / Faisait, tumultueux, chanter dans la lumière. »

Soir d’octobre
Promenade sur le Mont-Royal par un beau soir d’octobre. Il admire le coucher du soleil dans les feuilles. Pourtant quand vient la pénombre, un sentiment d’inquiétude s’empare de lui : « Ainsi la Peur, folle et soudaine, / Parfois nous parle au fond du soir, / Quand l’homme est seul, quand l’arbre est noir, / Et que la maison est lointaine. »




Les ouaouarons
Le chant des ouaouarons le ramène aux doux souvenirs de ses douze ans. « Qu’ils sont lointains les soirs pensifs de mes douze ans / Ces soirs dont la grandeur ont fait mon âme austère, / Ces soirs où vous chantiez, ouaouarons mugissants, / La douce majesté de la grise lumière! »

Reproches au mois de mai
Mai n’a pas tenu ses promesses et le poète s'en plaint : « Mai venteux! Ce soleil avare, ce jour triste! »

La petite feuille
Les arbres se garnissent de nouvelles feuilles.

Aux arbres de chez nous
Le poème le plus ambitieux et le mieux réussi du recueil. Le poète célèbre les arbres, comme si c'étaient eux qui permettaient au pays et aux hommes de prendre racine. (Lire le poème)

Pluie de septembre
L’automne, la pluie. L’été se meurt mais la nature exulte.

Ennui d’automne
C’est l’automne. Le poète demande aux derniers rayons de l’été d’« éclaire[r] les chemins où nous pleurons la Vie ».

L’âme de l’automne
Le ton est très lyrique. « Puisse ma vie un jour te ressembler, Automne, / Et, comme l’arbre meurt par delà l’Été bleu, / Puisse-t-elle, pensive, harmonieuse et bonne, / S’éteindre dans l’amour et la gloire de Dieu, / Puisse ma vie un jour te ressembler, Automne! »

Comme c’était le cas dans Les Horizons, on trouve souvent un allocutaire, ce qui confère aux poèmes une certaine oralité. Ferland célèbre la nature à travers les arbres, les saisons. Mais de façon implicite, c’est le passage du temps dont il est question dans ce recueil, moins bon que les deux précédents.

Lire le recueil sur le site de la
BANQ.

Albert Ferland sur Laurentiana
Les Horizons
Le Terroir
L’Âme des bois
La Fête du Christ à Ville-Marie
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Femmes rêvées

11 février 2010

Le Vieux muet

Jean-Baptiste Caouette, Le Vieux Muet, Québec, Imprimerie du Soleil, 1901, 409 pages.

Le roman n’avait pas bonne presse au XIXe siècle. On craignait par-dessus tout l’imagination, la mère de tous les vices. On ne compte plus les préfaces dans lesquelles l’auteur assure que son œuvre est au-dessus de tout soupçon. Faire œuvre utile, voilà le grand prétexte du romancier, et pour faire œuvre utile, il fallait verser dans la morale ou le patriotisme. Caouette, lui, a même reçu l'imprimatur du curé P. E. Roy, qui lui a écrit une préface. Je pense qu’il vaut la peine d'en citer deux passages :

« Depuis soixante ans le roman est un des plus exécrables dissolvants de la morale publique. Son nom même est devenu presque synonyme de mauvais livre. Quiconque s'intéresse aux bonnes mœurs est obligé de dénoncer ce séduisant corrupteur. On lui ferme l'entrée des maisons honnêtes, et les jeunes filles qui se commettent en sa compagnie risquent d'y perdre et la pudeur et le sens chrétien. »

« La lecture de ce roman ne produira que de bonnes impressions sur l'esprit et le cœur. Il se dégage de l'ensemble du récit une morale douce, pure et fortifiante. La vertu y tient le premier et le beau rôle. On y a fait une place à l'amour, mais à un amour purifié par le devoir, la religion et le sacrifice. Les personnages que l'auteur met en scène ne sont pas simplement des sujets à dissection métaphysique ou anatomique, mais des êtres bien vivants, et surtout des chrétiens de bonne race, des catholiques qui agissent et parlent en catholiques. La religion entre dans ce livre, comme elle doit entrer dans notre vie ; elle y est la source des nobles actions, et la règle de bonne conduite.

Jean-Baptiste Caouette - BAnQ
Les héros de Mr Caouette ne sont pas seulement de bons chrétiens, ce sont aussi de vrais Canadiens français. Il me fait plaisir de signaler ici le beau souffle patriotique qui circule à travers toutes les pages de cet ouvrage…»

L’histoire tourne autour de deux frères, l’un qui a toutes les qualités, Jean-Charles, et l’autre qui est le vice incarné, Victor. Le roman est divisé en trois parties.

Première partie
Pour Victor, le fils chéri de la maison, ses parents paysans se sacrifient. On lui permet de devenir notaire. Il se rend à Montréal, abandonne la religion, fréquente des tripots peu recommandables, cache sa double vie. Jean-Charles, une force de la nature et un modèle de vertu, reprend la terre paternelle et devient un héros lorsqu’il s’illustre à la bataille de Chateauguay (1812). Le curé le prend sous son aile, devient son professeur, son conseiller et ami.

Deuxième partie
Trois ans plus tard, Victor a finalement terminé ses études. Il revient dans son village, décidé à épouser une jeune fille bien dotée. Or, celle-ci est déjà amoureuse de son frère, et même une date de mariage a été arrêtée. Furieux, Victor s’emploie à faire échouer ce mariage. Il convainc le père vaniteux de la jeune fille qu’il est en mesure de le faire élire député. Il lui fait valoir que le mariage de sa fille avec un habitant va ternir son image. Il finit par se proposer comme genre, ce que le père accepte, mais la jeune fille refuse de l’épouser et finit par rentrer chez les Sœurs.

Troisième partie
30 ans ont passé. Les événements de 1837 secouent la région. Victor mène toujours sa vie de débauché et Jean-Charles est devenu le maire de sa paroisse. Il refuse que son village participe au soulèvement, fidèle en ce, au mandement de Mgr Lartique. Il est toujours célibataire et compte devenir curé. Un événement va changer le cours de la vie des deux frères. Saoul, Victor tente d’assassiner son frère, mais c’est lui qui périt dans l’altercation. Jean-Charles, plutôt que de se disculper, se sauve aux États-Unis. Il vivra pendant quinze ans dans une famille au Massachussetts. De crainte d’être découvert, il prétendra qu’il est muet. Puis, son exil lui pesant, il revient s’installer à Québec, sans révéler son identité et continuant de simuler la mutité. Douze autres années passent ainsi. Un jour, il perd sa médaille d'honneur reçue à Chateauguay. On découvre ainsi son nom et son lieu de naissance. On communique avec ses anciens paroissiens. Après vingt-sept ans d’exil, Jean-Charles découvre que son frère avant de mourir l’a blanchi de tous soupçons. Il revient, triomphant, dans sa paroisse natale (Saint-R…). Il étudie pendant deux ans et devient finalement curé. Il meurt en professant la parole de Dieu (lire l’extrait).

Le Vieux Muet s’inscrit dans la volonté de présenter au grand public des romans à thèse qui visent à édifier les catholiques. La parole du prêtre est parole d’évangile, même quand il s’agit de politique. Caouette fait l’apologie des événements de Chateauguay mais critique l’action des Patriotes. À l’instar de l’Église, il prêche pour la cohabitation pacifique des deux nationalités : les drapeaux français et anglais flottent toujours ensemble!

Les événements historiques ne servent que de toile de fond, même si l’auteur se permet de citer in extenso les 12 résolutions que les Patriotes ont adoptées en 1837 et un large extrait de la lettre que Mgr Lartigue a adressée à ses coreligionnaires le 24 octobre pour contrer l’action des patriotes. Le roman n’a aucune qualité littéraire. L’auteur multiplie les petits événements anodins qui démontrent la haute valeur morale du héros. Les 400 pages du roman m’ont semblé très longues!
ExtraitL'abbé Lormier, nous l'avons déjà dit, soit qu'il fût à l'autel, au confessionnal ou en chaire, édifiait toujours. Mais c'est surtout par la prédication qu'il touchait et convertissait les âmes.
Dans l'automne de 18... il prêchait, depuis huit jours, une neuvaine à Saint-Patrice. On était venu de partout pour l'entendre.
Dans la péroraison de ses trois derniers sermons, le prédicateur avait éprouvé de violentes palpitations du cœur. Mais ces accents plaintifs de l'organe souffrant n'était pas de nature à modérer le zèle brûlant qui animait ce saint prêtre. Et pour s'exciter à combattre avec plus d'ardeur encore le vice, l'impiété et les ennemis de la religion, il se répétait souvent ce vers de Racine:
«Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats.»
Le neuvième jour, il prêcha sur la destinée de l'homme dans l'ordre surnaturel. Durant une heure il tint l'auditoire captif sous le charme de sa parole.
Puis, s'inspirant d'un grand prédicateur italien, le Père Ventura, il conclut ainsi son admirable sermon:
«La terre, songeons-y bien, est le lieu du combat; c'est au ciel qu'est le lieu du triomphe.
«La terre est le lieu du travail; c'est au ciel le lien du repos.
«La terre est le lieu du mérite; c'est au ciel le lieu de la récompense.
«La terre est le lieu de l'exil; c'est le ciel qui est notre véritable et éternelle patrie.
«Habitons donc dans le ciel par la foi, l'espérance, le désir, afin que nous ayons le bonheur d'y habiter un jour par nos personnes.»
- Ainsi soit-il! répondit une voix mélodieuse qui parut sortir du tabernacle...
L'abbé Lormier, étonné et ravi, se tourna vers l'autel; mais soudain il chancela et s'affaissa dans la chaire!
Il venait d'être foudroyé par une syncope du cœur...
Le héros de Châteauguay, devenu un soldat du Christ, était mort au champ d'honneur!

Lire le roman sur internet.

7 février 2010

Une intrigante sous le règne de Frontenac

Jean-Baptiste Caouette, Une intrigante sous le règne de Frontenac, s. n., Québec, 1921, 145 p.

Ce roman repose sur deux faits historiques. Comme on le sait, en 1690, Frontenac repousse une attaque de William Phips et sauve la Nouvelle-France. À cette occasion, il prononce son célèbre « Dites à votre général que c’est par la bouche de mes canons et à coups de fusils que je lui répondrai… » Malheureusement, ce fait historique est expédié en un court chapitre. L’autre événement, moins connu, a trait aux relations entre Frontenac et sa femme. Cette dernière avait refusé d’accompagner son mari vieillissant en Nouvelle-France. Certains ont prétendu que la relation entre le comte et la comtesse s’était gâtée. La rumeur était accentuée par le fait que Madame de Frontenac, surnommée « la divine », était l’une des dames les plus admirée à la cour de Louis XIV. Sur cette anecdote, Caouette va tisser l’essentielle de sa longue « nouvelle ». En voici le résumé :

Madame DeBoismorel, une jeune intrigante, est veuve depuis un an. Elle est la plus belle femme qui fréquente les fêtes que Frontenac offre à l’occasion au château Saint-Louis. Elle s’est mise en tête de remplacer la comtesse auprès du gouverneur. Pour ce, elle veut provoquer leur divorce. Elle envoie au comte des lettres anonymes qui dénoncent la conduite scandaleuse de la comtesse. Son frère, son complice, resté en France, envoie à la comtesse des lettres aussi calomnieuses sur le comte. Frontenac et la comtesse ne sont pas dupes et ont tôt fait de découvrir la manigance et ses auteurs. Madame DeBoismorel est ramenée en France et condamnée à l’exil avec son frère. Les deux se réfugient en Allemagne où, pendant six ans, ils mènent une vie exemplaire. Devant leur sincère repentir, grâce à l’intervention de la comtesse de Frontenac, ils peuvent rentrer en France. Madame DeBoismorel consacre le reste de sa vie aux bonnes œuvres et son frère rejoint l’armée de son pays.

La nouvelle est suivie d’une série de documents dans lesquels on trouve différents renseignements sur le comte de Frontenac : ses armoiries, sa généalogie, son testament, un portrait de la « Divine » et la légende du coffret d’argent (À sa mort Frontenac aurait demandé que son cœur soit retiré de son corps et expédié en France. Certains ont répandu la rumeur que la comtesse aurait refusé le colis).

J’aurais préféré un roman qui ait plus de chair et, surtout, qui nous fasse connaître Frontenac. Il y avait sans doute matière pour un bon roman historique à la Joseph Marmette. L’auteur a plutôt choisi de tout miser sur un fait divers.

Extrait
Nous croyons juste et nécessaire d’ouvrir ici une courte parenthèse.
Pour détruire les sottes légendes que certains historiens ont brodées avec un art diabolique sur le compte du gouverneur Frontenac et de son épouse, il me suffira, je crois, de résumer l'opinion— appuyée sur la raison et l'autorité de l'histoire—, d'un de nos écrivains les plus consciencieux, feu Ernest Myrand:
"Madame de Frontenac fut un pouvoir caché dans le rayonnement du trône de Louis XIV.
"Arbitre reconnu de l'élégance, du bon goût et du bel esprit, madame de Frontenac possédait le don de se créer autant d'amis que de connaissances qui, tous, avaient pour elle une admiration pleine de respect.
"Cette fascination irrésistible, la comtesse—diplomate l'employa à notre profit en deux circonstances mémorables : la première, lors de la nomination de son mari (6 avril 1672) au poste de gouverneur de la Nouvelle-France, et la seconde quand elle fit rentrer Frontenac (7 juin 1689) dans son gouvernement de Québec.
"Ne lui gardons pas une amère rancune d'être demeurée là-bas, en France, tout le temps que durèrent les deux administrations de son mari. Demeurant à Paris en permanence, madame de Frontenac était bien placée pour conjurer les intrigues, répondre aux plaintes et combattre les ennemis du gouverneur cherchant à le perdre, à le ruiner dans l'estime de Louis XIV par tous les moyens secrets ou déclarés." (Frontenac et ses amis, Ernest Myrand, Québec, 1902.)

3 février 2010

A Carillon; Dans un yacht

Edmond Rousseau, Deux récits : À Carillon ; Dans un yacht, Québec, Charrier & Dugal, 1913, 174 pages. (1re édition : Montréal, Decarie, Hebert & Beauchesne, 1903)

À Carillon
Le récit commence en décembre 1758 et se termine en 1761. Un jeune officier du régiment du Berry, Michel de la Muette, dépêché sur la Côte-de-Beaupré, s'est vu assigner la ferme de René Bolduc comme logis (les habitants logeaient les soldats). Il tombe amoureux de la jeune fille de la maison, Marie-Louise. Durant les longues soirées d’hiver, il raconte des histoires, dont la bataille de Carillon à laquelle il a participé. Le printemps venu, alors que sa fiancée est emportée par la débâcle de la rivière Sainte-Anne, il la sauve d’une mort certaine. L’été approchant, il doit rejoindre le régiment de Montcalm. Quand les Anglais décident de mettre le feu à toutes les habitations, Marie-Louise se réfugie dans la forêt. Pour son malheur, un jour, elle accompagne un jeune garçon qui tire sur un officier anglais. Elle est emprisonnée et « livr[ée] à [la] soldatesque ». Elle est relâchée, plus morte que vivante, et elle mourra deux ans plus tard, sans avoir revu Michel, mort à la bataille de Sainte-Foy.

Dans un Yacht
Auguste Villeneuve, un jeune homme plutôt frivole, doit épouser contre son gré Eugénie Senneterre, une jeune fille fortunée. Il finit par accepter d’aller rencontrer la jeune fille en utilisant son yacht. Pendant son voyage, une tempête se lève et il sauve d’une mort certaine une jeune fille dont l’embarcation est en perdition. Il en devient amoureux. Vous l’avez sans doute deviné, sa belle naufragée, c’est Eugénie Senneterre, celle qu’il doit épouser, ce qu’il ignore. Elle, par contre, elle comprend tout puisqu'il lui révèle son nom. Vexée de voir qu’il abandonne sa « fiancée » (elle-même) pour une étrangère (elle-même), elle décide de le punir. De mèche avec la mère et les amis d’Auguste, elle se cache pendant six mois, question de raffermir ses sentiments. Quand elle juge que la punition a assez duré, elle jette bas les masques et les amoureux se tombent dans les bras.

Dans « À Carillon », Rousseau a lié ensemble trois courtes histoires (la bataille de Carillon, la débâcle et la bataille des plaines d’Abraham) au moyen d’une intrigue amoureuse assez pâle. Dans le récit « Dans un yacht », écrit en partie sous forme de roman par lettres, il nous raconte une histoire d’amour traditionnelle. On sent quand même, dans ce dernier récit, une réflexion sur la condition féminine. C’est la femme qui mène la barque, même si c’est l’homme qui l’a sauvée. On y trouve une description de la femme idéale (lire l’extrait) : c’est assez misogyne!

Extrait
« Quoique jeune encore, j'ai coudoyé bien des femmes jusqu'à ce jour. Je les ai toujours connues tantôt bonnes filles, tantôt pédantes, toujours à l'affût de nouvelles conquêtes, dédaigneuses de l'encens qu'elles ont une fois respiré, ne se souciant que d'éblouir, se moquant d'ailleurs qu'on les aime, mourant au fond de peur de grandes émotions, des grands périls que comporte ce grand mot d'amour.
Ou bien encore, type plus détestable que les premières: je vois de ces femmes, espèce de faux docteurs en Sorbonne en jupons, plus, pédantes, raisonneuses sur tous les sujets, voire même en politique, lisant les journaux sérieux, si tant est qu'il en existe ici, s'essayant à disséquer les actes bons ou mauvais de nos hommes d'état, se torturant l'esprit pour devenir des êtres insupportables, fléau de la société, supplice de leur intérieur et des hommes d'esprit, qui ne cherchent qu'à les fuir sans y parvenir souvent.
Oh! j'en suis sûr, le ciel n'a pas permis que vous fussiez de celles-là: mais peut-être êtes-vous des premières.
Je suis un peu, mademoiselle, comme ce grand sage Don Quichotte qui, sans savoir s'il existait de par le monde une dulcinée de Toboso ou si ce n'était qu'une chimère, se mettait à la poursuite d'une dulcinée de Toboso ou de sa chimère.
Pourtant, je me reprends à croire aux femmes créées par mon imagination et qui n'étaient ni coquettes, ni égoïstes, ni perfides, mais la bonté, le naturel, la sincérité et l'indulgence, comme vous devez être.
Secourez-moi, aidez-moi à ne pas devenir comme la foule de ceux qui ne pensent qu'à eux-mêmes. » (p. 143-144)