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1 septembre 2009

Les anciens Canadiens

Philippe Aubert de Gaspé, Les Anciens Canadiens, Québec, Bureau du «Foyer canadien», 1863, 411 pages. (Certains fragments du roman paraissent d’abord dans Les Soirées canadiennes en 1862. La 1re édition en livre est suivie d’une seconde en 1864 chez le même éditeur.)

Philippe Aubert de Gaspé est né en 1786, 26 ans après la Conquête. Dans Les Anciens Canadiens (1863), il se penche sur cette période clé de notre histoire que ses parents et grands-parents (les seigneurs de Saint-Jean-Port-Joli) ont vécue, que lui-même a connue à travers leurs témoignages : son roman commence en 1757 et se termine vers 1767, si on exclut l’épilogue qui dessine à gros traits le futur des personnages.

Dans une préface, intégrée au premier chapitre, l’auteur définit ses intentions littéraires, conscient des limites de son ouvrage, se moquant d’avance des critiques qu’on ne manquera pas de lui servir : « J’écris pour m’amuser, au risque de bien ennuyer le lecteur qui aura la patience de lire ce volume » [...] « Quant au critique malveillant, ce serait pour lui un travail en pure perte, privé qu’il serait d’engager une polémique avec moi. Je suis, d’avance, bien peiné de lui enlever cette douce jouissance, et de lui rogner si promptement les griffes. Je suis très vieux et paresseux avec délice… »

On est à la fin d’avril 1757. Jules d’Haberville, « frêle et de petite taille », et Archibald Cameron de Locheill, « jeune montagnard écossais » viennent de terminer leurs études. Après un adieu à leurs amis et professeurs du petit Séminaire de Québec, ils entreprennent le voyage vers Saint-Jean-Port-Joli, accompagné de José, le fidèle serviteur de la famille d’Haberville, qui est venu les chercher. Précisons tout de suite qu’Archibald (Arché) est un orphelin écossais dont le père fut tué à la bataille de Culloden et qui s'est retrouvé au Canada à la suite de l’intervention d’un oncle jésuite. Ami de Jules, il a été adopté par la famille d’Haberville.

Leur retour est marqué de différents événements, ce qui occupe les six premiers chapitres du roman. D’abord en quittant Pointe-de-Lévis, ils aperçoivent « l’île aux sorciers », soit l’île d’Orléans, ce qui nous vaut une discussion sur la véracité des phénomènes paranormaux, mais aussi l’histoire de la La Corriveau. À Montmagny, la Rivière-du-Sud est en crue et un homme, Dumais, accroché à une branche, est condamné à une noyade certaine. Tous les paysans et même monsieur le curé sont accourus, on a bien tenté quelques manœuvres, mais sans résultat. Dumais s'est résigné à mourir. Archibald, nageur prodigieux, saisissant d’un coup d’œil l’urgence de la situation, plonge et sauve le malheureux Dumais. Pour récompenser les deux jeunes gens, le seigneur de Beaumont, le seigneur de l’endroit, leur offre un grand souper que l’auteur décrit en détails. Par exemple : « Une pile d’assiettes de vrai porcelaine de Chine, deux carafes de vin blanc, deux tartes, un plat d’œufs à la neige, des gaufres, un jatte de confitures, sur une petite table couverte d’une nappe blanche, près du buffet, composaient le dessert de ce souper d’un ancien seigneur canadien. »

Ils arrivent finalement à Saint-Jean-Port-Joli : « Le manoir d’Haberville était au pied d’un cap qui couvrait une lisière de neuf arpents du domaine seigneurial, au sud du chemin du Roi. » Là nous faisons la connaissance du père, de la mère, et de Blanche, la jeune sœur. Habitent aussi au manoir l’oncle Raoul d’Haberville, la tante Louise de Beaumont, la sœur de madame d’Haberville, et des serviteurs comme Lisette, la mulâtresse, sans oublier le chien Niger. Ce jour-là, plusieurs censitaires sont au manoir : ils préparent la fête du mai qui doit se tenir le lendemain. Aubert de Gaspé consacre le chapitre 8 à cette ancienne tradition et le chapitre 9, à une autre fête, la Saint-Jean. Deux mois passent. Le temps est venu pour Jules et Archibald de s’embarquer pour l’Europe où ils vont acquérir une formation militaire, l’un dans l’armée anglaise, l’autre dans la française. Jules fait ses adieux à sa famille et à ses amis, ce qui nous vaut quelques histoires secondaires, dont celle du « bon gentilhomme », le seigneur d’Egmont, un seigneur ruiné (comme le fut l’auteur).

Vient la deuxième partie : « Deux détachements de l’armée anglaise étaient débarqués à la Rivière-Ouelle, au commencement de juin 1759. » Un de ces détachements est commandé par le général Montgomery dans lequel sert un officier qui connaît bien les lieux : de Locheill. Deux hommes de l’armée anglaise ayant été tués à Rivière-Ouelle, le général ordonne à de Locheill de brûler toutes les habitations qui longent le fleuve. Ainsi, malgré bien des remords, il sera obligé de mettre le feu au manoir de ses bienfaiteurs. Ce même de Locheill sera fait prisonnier par des Autochtones qui comptent bien le supplicier, mais sauvé par Dumais. Suivront la bataille des plaines d’Abraham qui est « expédiée » en deux pages et surtout la bataille de Sainte-Foye, le 28 avril 1760, bataille amplement racontée, dans laquelle nos deux jeunes héros vont s’affronter. Jules, blessé, sera secouru par son frère ennemi : « Arché fit puiser de l’eau dans le ruisseau voisin par un de ses soldats ; et sans s’occuper du danger auquel il s’exposait, il prit son ami dans ses bras et le porta sur la lisière du bois, où plusieurs blessés tant Français que Canadiens, touchés des soins que l’Anglais donnait à leur jeune officier, n’eurent pas même l’idée de lui nuire, quoique plusieurs eussent rechargé leurs fusils. »

Enfin, vient une dernière partie, en quelque sorte la conclusion. Sept ans ont passé. Les d’Haberville, grâce à l’intervention d’Archibald, n’ont pas été expulsés de la Nouvelle-France. Après avoir vécu un temps dans un moulin à farine, avec l’aide de leurs censitaires, ils ont reconstruit un manoir, beaucoup plus modeste que le précédent, il va sans dire. Archibald est parvenu à force d’explications à se faire pardonner, lui qui n’a agi que par devoir. Maintenant riche, il est revenu s’installer à Saint-Jean-Port-Joli. Il fréquente les d’Haberville, mais surtout Blanche, qu’il aime. Il la demande en mariage, mais essuie un refus pour des raisons patriotiques. Il continuera de vivre dans l’entourage des d’Haberville, sa vie durant. Quant à Jules, il épousera une Anglaise. De Gaspé clôt ainsi son récit : « … mes personnages, cher lecteur, se sont agités pendant quelque temps devant vos yeux, pour disparaître tout à coup peut-être pour toujours, avec celui qui les faisait mouvoir. Adieu donc aussi, cher lecteur, avant que ma main, plus froide que nos hivers du Canada, refuse de tracer mes pensées. »

Ce qu’il faut ajouter à ce résumé, sans doute trop long, c’est que le roman est accompagné d’un paratexte très riche. On a droit aux notes de bas de page mais surtout, à la fin du roman, à 110 pages (dans mon édition) de « notes et éclaircissements ». L’auteur vient préciser certains faits, vient compléter certaines informations impossibles à insérer dans une trame romanesque. Ceci nous amène à préciser que ce roman n’en est pas un au sens traditionnel, ce dont l’auteur nous avait avertis dans la préface : « J’entends bien avoir, aussi, mes coudées franches, et ne m’assujettir à aucune règles prescrites – que je connais d’ailleurs – dans un ouvrage comme celui que je publie. » Le fil romanesque (les aventures de Jules et Archibald) est continuellement interrompu par des récits secondaires, tantôt folkloriques (la Corriveau, les histoires de sorcières, la plantation du Mai, la Saint-Jean, la légende de madame d’Haberville), tantôt anecdotiques (le sauvetage de Dumais, le sauvetage d’Archibald, les récits de l’oncle Raoul), tantôt historiques (la bataille de plaines d’Abraham, le naufrage de l’Auguste). En plus, se succèdent certaines légendes, de nombreuses descriptions non focalisées et surtout plusieurs chansons. Bref, le lecteur qui ne recherche qu’une trame romanesque va être déçu. Par contre, celui qui veut « vivre », « ressentir » la fin du XVIIIe siècle dans une famille aristocratique, sera comblé. On assiste aux premiers assauts contre une « culture », celle de la noblesse terrienne canadienne-française, culture qui va survivre jusqu’au vingtième siècle, mais sans l’éclat qu’elle avait à la fin du régime français.

On pourrait faire une lecture beaucoup plus politique du roman (lire l’article de Nicole Deschamps). Bien entendu, en refusant d’épouser de Locheill, Blanche confère au roman son caractère patriotique. Ceci étant constaté, comment ne pas s’étonner de l’ascendant d’Archibald, le seul héros de ce roman, sur son copain Jules qui n’est qu’un étourdi ? C’est de Locheill qui sauve Dumais d’un noyade certaine devant une communauté de Canadiens français hébétés, impuissants. Et c'est encore lui qui sauve Jules lors de la bataille de Sainte-Foy. Il est bien évident que de Gaspé prêche pour la réconciliation des « deux races » : Jules finit par épouser une Anglaise, comme l’auteur l’avait fait lui-même. Disons qu’il s’accommode bien de la présence anglaise au Québec. « … la cession du Canada a peut-être été, au contraire, un bienfait pour nous ; la révolution de 93, avec toutes ses horreurs, n’a pas pesé sur cette heureuse colonie, protégée alors par le drapeau britannique. Nous avons cueilli de nouveaux lauriers en combattant sous les glorieuses enseignes de l’Angleterre, et deux fois la colonie a été sauvée par la vaillance de ses nouveaux sujets. »

D’un autre point de vue, il est tout aussi évident que l’auteur défend le régime seigneurial et en même temps les privilèges de sa caste. Les Seigneurs y sont bons, généreux, paternalistes dans le bon sens du mot, et leurs censitaires, leurs serviteurs et même leur esclave (une mulâtresse achetée alors qu’elle n’avait que 4 ans) font partie de la famille. De Gaspé craint la disparition de ce monde qui semble si harmonieux sous sa plume. Robert de Roquebrune va en décrire la fin dans Testament de mon enfance.

Extrait
Comme mon défunt père allait se fourrer sous son cabrouette pour se mettre à l’abri de la rosée, il lui prit fantaisie de s’informer de l’heure. Il regarde donc les trois Rois du sud, le Chariot au nord, et il en conclut qu’il était minuit. C’est l’heure, qu’il se dit, que tout honnête homme doit être couché.
Il lui sembla cependant tout à coup que l’île d’Orléans était tout en feu. Il saute un fossé, s’accote sur une clôture, ouvre de grands yeux, regarde, regarde... Il vit à la fin que des flammes dansaient le long de la grève, comme si tous les fi-follets du Canada, les damnés, s’y fussent donné rendez-vous pour tenir leur sabbat. À force de regarder, ses yeux, qui étaient pas mal troublés, s’éclaircirent, et il vit un drôle de spectacle : c’était comme des manières (espèces) d’hommes, une curieuse engeance tout de même. Ça avait bin une tête grosse comme un demi- minot, affublée d’un bonnet pointu d’une aune de long, puis des bras, des jambes, des pieds et des mains armées de griffes, mais point de corps pour la peine d’en parler. Ils avaient, sous votre respect, mes messieurs, le califourchon fendu jusqu’aux oreilles. Ça n’avait presque pas de chair : c’était quasiment tout en os, comme des esquelettes. Tous ces jolis gars (garçons) avaient la lèvre supérieure fendue en bec de lièvre, d’où sortait une dent de rhinoféroce d’un bon pied de long comme on en voit, monsieur Arché, dans votre beau livre d’images de l’histoire surnaturelle. Le nez ne vaut guère la peine qu’on en parle : c’était, ni plus ni moins, qu’un long groin de cochon, sauf votre respect, qu’ils faisaient jouer à demande, tantôt à droite, tantôt à gauche de leur grande dent : c’était, je suppose, pour l’affiler. J’allais oublier une grande queue, deux fois longue comme celle d’une vache, qui leur pendait dans le dos, et qui leur servait, je pense, à chasser les moustiques.
Ce qu’il y avait de drôle, c’est qu’ils n’avaient que trois yeux par couple de fantômes. Ceux qui n’avaient qu’un seul œil au milieu du front, comme ces cyriclopes (cyclopes) dont votre oncle le chevalier, M. Jules, qui est un savant, lui, nous lisait dans un gros livre, tout latin comme un bréviaire de curé, qu’il appelle son Vigile ; ceux donc qui n’avaient qu’un seul œil, tenaient par la griffe deux acolytes qui avaient bien, eux les damnés, tous leurs yeux. De tous ces yeux sortaient des flammes qui éclairaient l’île d’Orléans comme en plein jour. Ces derniers semblaient avoir de grands égards pour leurs voisins, qui étaient, comme qui dirait, borgnes ; ils les saluaient, s’en rapprochaient, se trémoussaient les bras et les jambes, comme des chrétiens qui font le carré d’un menuette (menuet). (pages 42-44)

3 commentaires:

  1. Je n'avais jamais entendu parler de ce "classique" chez vous, mais votre chronique m'incite à le lire et je l'ai déniché sue un site français, je ne sais par contre si c'est l'intégrale ou l'abrégée. Bonne continuation.

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  2. Merci beaucoup! Ca l'aide ma comprehension de la nouvelle.

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  3. Merci encore une fois. J'ai retrouvé une édition scolaire (non-augmenté) des années 1960. Après l'avoir lu, je suis venu voir ce que vous en disiez ! On en devrait pas oublié nos classique. Merci!

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