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12 juillet 2007

À l'ombre de l'Orford

Alfred Desrochers, À l’ombre de l’Orford, Librairie d’Action canadienne-française, Montréal, 1930, 157 pages. (Préface d’Alphonse Désilets) (Ce recueil regroupe certains textes publiés auparavant : L’Offrande aux vierges folles est paru en 1928 ; À l’ombre de l’Orford, en 1929)

Dans sa préface, Désilets ancre solidement dans la tradition du terroir le recueil de Desrochers. « Le livre que voici exprime sans recherche, dans la langue native du poète qui nous l’offre, la pensée frustre encor, mais robuste et vivace, de dix générations enracinées au sol. ». Et Desrochers nous avertit, dans le poème liminaire, que son recueil n’est pas « l’oeuvre d’un artiste: / C'est tout au plus un humble ouvrage d’artisan, / À qui mieux eût valu de rester paysan ».

Le recueil de Desrochers est divisé en huit parties. Je vais les reprendre une à une.

« Désespérance romantique » : Long poème d’une centaine de vers écrit en alexandrins. C’est l’histoire d’un citadin qui, déçu par l’amour et l’amitié, décide de grand matin de quitter « la cité dont le bruit […] importune » et de monter au nord, offrant son corps au soleil, de marcher jusqu’à l’épuisement, comme les aïeux autrefois : « Je veux vivre la vie âpre des DesRochers, / L’existence remplie et dure des ancêtres. » Son but, c'est de renouer avec la nature, avec le soleil, avec les fougères et, « du foin sur le visage », de « sentir en [s]on âme de brute, / s’infiltrer […] / La blancheur de la lune et le calme du soir. »

« À l’ombre de l’Orford » : Cette suite compte quatorze sonnets. On suit plus ou moins le cycle des travaux dans les champs, sinon à la ferme, du printemps à l’automne. Le tout commence avec « Les clôtures » et se termine par « La boucherie ». Voilà qui a l’air bien prosaïque, pas tellement original en 1930. Pourtant, Desrochers déclasse ses prédécesseurs : il décrit avec beaucoup de justesse et de sympathie de petites scènes, sans lourdeur, sans intention démonstrative, sans discours emprunté. Certains vers sont très beaux : « Les blés dorment aux champs du sommeil monotone / Qu’ont les maturités paisibles et la mort ». Certaines images sont audacieuses : « Dans l’air compact et lourd qu’une brise fragmente ». Ou encore : « Le battoir qui s’abat d’un heurt égal et sourd, / Martelle la montée indistincte du jour ». Il faut lire le dernier poème, où il décrit la mise à mort d’un verrat.

« Je suis un fils déchu » : C’est le poème le plus connu de Desrochers. Il compte 41 alexandrins, répartis en 10 quatrains. C’est une hymne aux « Chasseurs, trappeurs, scieurs de long, flotteurs de cages, / Marchands aventuriers ou travailleurs à gage », à ces aïeux de « race surhumaine », « Qui sont morts en rêvant d’asservir la nature ». Le poète, qui tient d’eux son « maladif instinct de l’aventure », déplore son manque d’énergie, la dégénérescence de sa génération : « Par nos ans sans vigueur, je suis comme le hêtre / Dont la sève a tari sans qu’il soit dépouillé ». Pour ne pas être complètement en reste, il entend proférer ses « mots indistincts » pour « chante[r] le paysage ».

« La naissance de la chanson » : Après le cycle des champs, voici le cycle des bois. Cette suite compte 14 sonnets. Dans « City-Hotel », les hommes montent au chantier; dans l’avant-dernier poème, « La sortie », ils en reviennent. Le titre de la suite peut sembler énigmatique. Voici l’explication : pour chaque poème, en exergue, on trouve un vers ou deux d’une chanson des chantiers. « J’ai tenté d’évoquer le spectacle et le site / Dont s’inspira jadis la chanson que je cite / Et que dans les chantiers j’ai chantée autrefois. » La grande réussite de cette suite vient sans doute de la connaissance que Desrochers avait de la vie de ces rudes gaillards. Sur le plan de l’action, il y a peu à dire, car le travail était monotone : aussi le poète s’intéresse plutôt au côté humain. Il décrit bien leur asservissement, en parsemant son texte d’anglicismes : « Mackinaw », « shantyman », « totrode », « snobbeur ». Il consacre plus de poèmes à leur départ des chantiers qu’à tout le reste. Il essaie de nous faire comprendre ce que pouvait signifier cinq mois de promiscuité dans un petit camp mal éclairé : « La gaîté du départ proche assouplit les voix / Des nouveaux de l’année et des vieux de la vieille, / Car le croassement aigu d’une corneille / A brisé, ce matin, le silence des bois. » Ou encore : « Et des larmes d’alcool embuant leur paupière, / Ils parlent de la ferme où durent s’échiner, / Tout l’hiver, les enfants mal vêtus et leur mère. »

« Hymne au grand vent du Nord » : Dans ce long poème, Desrochers retrouve le souffle épique de « Je suis un fiche déchu ». Le poème compte plus de 150 alexandrins, répartis dans des strophes déséquilibrées. Le poème est à l’image du sujet : c’est toute l’amplitude du pays, sa nordicité, qui souffle dans ce poème. Le pays ici n'a plus rien à voir avec les deux bandes en bordure du Saint-Laurent des terroiristes ; c’est celui des anciens voyageurs, ceux qui défiaient la barrière des Laurentides, qui ont arpenté le pays jusqu’à l’Hudson. Le vent symbolise en quelque sorte l’âme québécoise, fécondée par la nature et les ancêtres. C’est la voix du Québec, son souffle américain. « Ô vent, emporte-moi vers la grande Aventure. / Je veux boire la force âpre de la Nature, / Loin, par delà l’encerclement des horizons / Que souille la fumée étroite des maisons! »

« Soir d’été » : Ce poème compte 125 vers d’inégale longueur et cinq parties numérotées. Le poème commence par la description d’une nature idéale. Survient un vilain crapaud qui vient ternir ce décor de rêve. Le reste du poème est un petit essai philosophico-religieux sur la nécessaire présence du mal : « Le blé qui, par sa mort rend meilleure la vie, / A souffert, comme Vous, des baves de l’envie ».

« Prière » : C'est un autre long poème (environ 250 alexandrins réparties en 10 strophes inégales). Prière d’un rude gaillard qui demande à Dieu de « faire le partage » et de tenir « compte de tous les éléments » qui peuvent expliquer tous les péchés qu’il commet. Il fait valoir qu’il appartient à une « race des forts parmi les forts », à une « race » de frustres, de violents et qu’il ne saurait porter l’entière responsabilité de ses fautes puisque que c’est Lui-même, Dieu, qui l’a « fait naître au pays merveilleux, / Où le sol rivalise avec l’air, pour soumettre / La chair à toutes les épreuves ».

« Offrande aux vierges folles » : Suite de 13 poèmes dont certains sont des sonnets. Dès le départ, dans « L’offrande », Desrochers prend à contre-pied la doctrine chrétienne : il donne sa préférence aux vierges folles, celles que L’Évangile condamne. Il ose exprimer le désir sexuel souvent occulté dans la littérature de cette époque : par exemple, dans « Angélus » s’exprime le désir de l’amant, dans « Atavisme » le désir du Roi pour une belle vaincue. Ou encore, il expose des préceptes très éloignés de la philosophie des « vierges sages » : « Oh! Non, poète, ceux qui vivent ne sont point / Ceux dont un dessein ferme emplit le front et l’âme! / Vit plutôt celui-là qui, sans louange ou blâme, / Gît dans l’apaisement béat du talapoin. » ; ou encore : « J’ai tant aimé la chair et tant aimé le monde / Que le monde et la chair/ Imposent maintenant leur concept et leurs formes / À tout ce qui m’est cher ». Bon, tout ceci ne va pas sans problème pour un chrétien de cette époque. Les remords, la culpabilité accompagnent le désir : « Et moi, qui trop souvent, plein de jactance vaine, / Asservis mes talents / À draper de la mante écarlate du verbe / Le blasphème des sens ».

Desrochers est un grand poète. N’eût été son entêtement à s’en tenir à la rime, il aurait sans doute une plus juste place dans notre histoire littéraire. Il laisse loin derrière lui les Lemay, Lozeau, Ferland, Doucet, Poisson, Désilets et j’en passe. Après lui, il n’est plus possible de faire de la poésie du terroir. D’ailleurs, il fait exploser le terroir, le tirant de l’ombre de l’Orford pour le projeter au-delà des Laurentides. On ne peut comprendre Miron et les poètes de l’Hexagone sans avoir lu Desrochers. 

La première édition, publiée à compte d'auteur et hors-commerce, est tirée à 150 exemplaires. Celle publiée par Albert Lévesque est tirée à 1500 exemplaires, ce qui est beaucoup. Il faut dire que le recueil vient de se mériter le Prix d'action intellectuelle et qu'il est l'un des favoris pour gagner le prix David (remporté par Marcel Dugas).

Extrait (Hymne au grand vent du nord)

O vent, emporte-moi vers la grande Aventure.
Je veux boire la force âpre de la Nature,
Loin, par delà l'encerclement des horizons
Que souille la fumée étroite des maisons!
Je veux aller dormir parmi les cimes blanches,
Sur un lit de frimas, de verglas et de branches,
Bercé par la rumeur de ta voix en courroux,
Et par le hurlement famélique des loups!

Le froid et le sommeil qui cloront mes paupières
Me donneront l'aspect immuable des pierres!
O rôdeur immortel qui vas depuis le temps,
Je ne subirai plus l'horreur ni les tourments
De l'âme enclose au sein d'un moule périssable;
J'oublierai que ma vie est moins qu'un grain de sable
Au sablier des ans chus dans l'Éternité!

Et quand viendront sur moi les vagues de clarté
Que l'aube brusquement roulera sur mon gîte,
Je secouerai l'amas de neige qui m'abrite;
Debout, je humerai l'atmosphère des monts,
Pour que sa force nette emplisse mes poumons,
Et, cambré sur le ciel que l'aurore incendie,
Je laisserai ma voix, comme ta poudrerie,
Descendre sur la plaine en rauques tourbillons,
Envelopper l'essaim maculé des maisons,
Afin que, dominant le bruit de son blasphème,
Je clame au monde veule, ô mon Vent, que je t'aime!


Voir le film : Alfred Desrochers, poète, ONF, 1960
L'Édition de 1929

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