6 janvier 2007

Les Atmosphères


Jean-Aubert Loranger, Les Atmosphères. Le Passeur. Poèmes et autres proses, Montréal, L. Ad. Morissette, 1920, 62 p. (Couverture J.-C. Drouin)

Loranger, qui a fait partie de l’École littéraire de Montréal, est très loin du régionalisme et du patriotisme qui avaient cours à l’époque. Son recueil, on le devine, fut mal reçu. Aujourd’hui, les spécialistes considèrent pourtant que cette oeuvre constitue le « chaînon manquant » entre celle de Nelligan et celle de Garneau. Son recueil contient trois parties : une fable en dix courts chapitres, six poèmes et un conte.

I. Le passeur
Un vieux passeur a gagné sa vie en aidant les gens à franchir une rivière. D’un côté de la rivière, il y a le village ; de l’autre, une route vicinale court dans une plaine et va se perdre dans la forêt. Le vieux passeur n’a pas vu sa vie passer. C’est un choc pour lui de réaliser qu’il a 80 ans! Lui qui a toujours vécu pour son travail, tout à sa routine, coupé de lui-même, voilà que la vieillesse le surprend, voilà que sa conscience se réveille. Pire, il découvre que son vieux corps, son dos et ses reins lui font mal et que la médecine ne sera pas la solution. À la suite d’une journée particulièrement harassante, il paralyse jusqu’à la tête ; un autre passeur vient habiter chez lui et accomplit sa tâche. Il passe ses journées à observer ce double de lui-même, il n’est plus qu’une tête pensante et des yeux qui voient ce que fut sa vie, qui voient enfin la vraie vie. Durant l’hiver, il prend du mieux, mais ne peut reprendre sa place. Un sentiment d’inutilité l’envahit. L’ennui le ronge. L’expérience du temps le détruit. Il prend sa barque et va se noyer au large.

On peut y voir, sans fouiller trop loin, une allégorie de la vieillesse : le corps qui finit par lâcher, la révolte de l’esprit, la solitude de la fin.

II. Signets
Cette partie comprend six poèmes versifiés dont le célèbre « Je regarde dehors par la fenêtre » et cinq poèmes en prose. Comme c’est le cas dans « Le passeur », le monde est filtré par un regard qui essaie de le pénétrer. Mais le paysage résiste au regard de l’observateur, d’où l’impossibilité d’habiter ce monde, de le parcourir ou même de le quitter, d’où l’incapacité de communiquer avec les autres. « Les hommes qui passent emportent la rue avec eux », mais ne partent pas. Ils restent dans leur « vie d’attente », sur leur banc de gare, incapables de communiquer. Ils vont dans les ports regarder les bateaux partir. « Ô les grands cris au port des derniers paquebots en partance définitive, les entendre. »

III. Le vagabond
Un passant, en fait un quêteux, traverse un village en demandant l’aumône. Le village est intraitable et, frustré, il doit poursuivre sa route. Il a bien l’intention d’obtenir par le vol ce que l’aumône et l’humiliation lui ont refusé. Dans le village voisin, il choisit une maison à l’écart et attend que les habitants se couchent avant de passer à l’action. Il pressent que des choses graves peuvent se produire tant il est en colère. La découverte d’un second voleur, lui aussi aux aguets, va lui permettre d’apaiser sa soif de violence. Il saute sur le voleur et le maîtrise, espérant que son dévouement lui vaudra une juste récompense.

On avait un passeur et maintenant un passant. Deux personnages qui vivent en marge de la société. Des étrangers. Des personnages en retrait ou retirés, qui regardent, qui observent, qui ne prennent pas vraiment part au monde qui les entoure. Passant ou passeur, quelle est la différence? Des personnages renvoyés à eux-mêmes, à leur intériorité difficile. Loranger était unanimiste, une doctrine littéraire « d'après laquelle le créateur doit exprimer la vie unanime, les états d'âme collectifs ».

Jean Aubert Loranger sur Laurentiana

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