29 juillet 2007

Les Hypocrites

Berthelot Brunet, Les Hypocrites. La folle expérience de Philippe, Montréal, L’Arbre, 1945, 235 pages.


Le roman est présenté comme le premier tome d’une suite qui ne sera jamais publiée, l’auteur étant décédé en 1948. Ce roman serait très largement autobiographique. « Le lecteur d‘aujourd’hui, qui ignore tout de la personnalité et de la carrière de Brunet, est dérouté par cette prose échevelé, déroutante par la forme paradoxale et par l’allure fantaisiste » écrivait Samuel Baillargeon à la fin des années cinquante. On comprendra que le jugement a encore plus de portée pour le lecteur de 2008. C’est un roman daté dont certaines références nous échappent.

Dans un style pour le moins chaotique, échevelé, Brunet nous raconte la « folle aventure de Philipe » (il n’a pas de patronyme). Jeune garçon issu d’un milieu bourgeois, orphelin, il fait des études classiques et devient notaire. Il n’exerce pour ainsi dire pas, préférant la littérature et une vie de bohème. Très jeune il est aspiré par le vice et la débauche, par les tripots et les lupanars, et ce sera ainsi sa vie durant. Comme il ne veut pas pratiquer un métier qui prendrait tout son temps, il est désargenté et vit d’expédients : il écrit de petits articles, qu’il veut vitrioliques, dans des revues et, surtout, il extorque ses amis, des compagnons de débauche, des femmes et monsieur le curé. Très rapidement sa bohème devient descente aux enfers. Il boit sans cesse et se dope au « jaune ». Il connaît quelques femmes, dont Claire qu’il aime bien mais pas trop, vit dans des chambres miteuses, parasite ses amis, s’humilie, s’avilit, vend sa conscience pour un peu de dope, trompe, mendie, dénigre qui l’aide, s’embourbe dans ses mensonges, dans ses flagorneries. Personnage toujours en représentation – il le faut bien s’il veut conserver un quelconque crédibilité face à ses victimes – il joue à fond son personnage, assez brillant pour avoir honte de lui, lassé par ce double dont il ne peut rompre.

Au bord de la folie, de la mort, il finit par se ressaisir. Il fait une désintoxication, retourne vivre chez une vieille tante, retrouve un certain équilibre et, surtout, retrouve Dieu. Excessif, il pratique une religion angoissée, une religion qui lave sa conscience, une religion qui se nourrit de la peur de l’enfer, une religion purificatrice. Il ne cesse d’interroger sa sincérité, de débusquer l’hypocrisie dans toutes les facettes de sa vie. Il finit par épouser Claire, parce qu’elle le veut bien, parce qu’elle vient d’hériter d’une petite somme d’argent et, sans doute aussi, parce qu’il l’aime bien un peu, cette veuve si maternelle. Ainsi se termine la « folle expérience de Philippe ».

Dans son Histoire de la littérature canadienne-française, Brunet présente Les Hypocrites comme «le premier tome d’un grand roman… dont les uns ont dit qu’il leur rappelait Céline et d’autres qu’il n’avait de hardiesse que parce qu’il était écrit au Canada. » C'est vrai que ce roman présente certaines hardiesses. Je suppose que bien des dents ont dû grincer dans les presbytères. On peut le rapprocher de Céline, seulement pour la vision assez désespérée du monde qui leur est commune. Là s’arrête la comparaison. En fait, c'est un roman psychologique, moins banal que beaucoup d’autres, dont l’écriture est souvent impressionnante, qui aurait pu être un bon roman s’il avait été mieux associé au milieu social, moins centré sur le personnage, débarrassé de certaines scories (on a l’impression que l’auteur vise des gens de son époque) et plus travaillé dans sa structure. ***

Berthelot Brunet - photo : La Presse
Extrait 
Cependant, Philippe baissait. Il vivait maintenant dans la terreur. À tout instant, il se jetait à bas de son lit, des crampes dans les jambes. Certains moments, il ne se retrouvait plus, cherchait jusqu'à son nom. Et ce n'était qu'images fantastiques qui lui passaient devant les yeux. Des souvenirs, puis un présent déformé.
D'autres fois, il était dégoûté de lui à vomir. Jamais il n'avait eu d'amitiés pures, nettes. Il aurait si volontiers volé la femme de Dufort, lorsque son mari était mourant. Sa liaison avec Claire, c'était une vengeance posthume contre Julien. Même Florence il l'avait arrachée au jeune Américain. Il lui revenait encore d'autres histoires. Longtemps, il avait été lié avec François, à demi divorcé et qui, dans un hôtel, oubliait ses amours entre ses livres et une bouteille de whisky. Des mois, Philippe l'avait vu chaque jour, causant longuement avec lui. Puis, invité un soir chez la femme de François, à la fin d'une beuverie, il l'avait prise dans ses bras, l'embrassant à pleine bouche. Ensuite, une seule fois, elle s'était donnée à lui, comme pour se venger, elle aussi, de son mari. Et François, il ne l'avait plus revu, et, quelques mois après, dans sa solitude, il s'était suicidé. Philippe ne voyait que des bassesses dans sa vie. En ce moment, il était couché, parce que, trompant un pauvre fou (et qui sait ? ce naïf avait peut-être un grand cœur !), il avait dépensé l'argent que l'autre destinait après tout, si niais fût-il, à une belle action. Alors des rages prenaient Philippe. Il appelait le séminariste :
— Je veux bien revenir à la pratique religieuse, mais tout me scandalise... (p. 182-183)

27 juillet 2007

Le feu intérieur

Rex Desmarchais, Le feu intérieur, Montréal, Albert Lévesque, 1933, 196 pages. 

Première partie Marthe Vallière, 19 ans, fille d’une riche famille d’Outremont, a deux prétendants. Jules Perrier appartient, tout comme elle, à une grande famille bourgeoise. Il joue à l’artiste même s’il sait que son talent est limité. Robert Leval est un instituteur, fils de fonctionnaire. Il a écrit un roman qui lui a procuré une petite notoriété. Les deux sont très différents : Jules est un dandy un peu cynique alors que Robert est un romantique plutôt sombre. Quant à Marthe, elle est une cérébrale complètement coupée de ses émotions, mais une fille volontaire qui mène sa barque comme elle l’entend. Contre toute attente, elle choisit le petit instituteur écrivain : il faut dire qu’elle aime bien aller à l’encontre des idées qu’on essaie de lui imposer et, en plus, elle se dit qu’elle pourra l’inspirer (il est en train d’écrire un roman qu’il a intitulé L’Inspiratrice), donc à travers lui jouer un certain rôle social, être plus que la femme de Monsieur Chose. Elle l’épouse sans l’aimer. 

 Deuxième partie Robert avait bien vu que Marthe était froide, distante. Il se croyait capable d’éveiller sa sensualité. Erreur! Leur nuit de noces et les nuits suivantes sont désastreuses. Rapidement, ils font chambre à part. Quant à Marthe, elle a tôt fait de constater qu’elle étouffe dans la petite vie étriquée que lui propose son petit instituteur et que le rôle d’égérie ne suffit pas. Bref, au bout d’un mois, tous les deux sont convaincus que leur mariage est un échec. Ils viennent près, l’un et l’autre, d’avoir une aventure extraconjugale, Robert avec sa belle-sœur et Marthe avec son Jules. Quand Marthe devient enceinte, la situation change du tout au tout. Le couple renaît. Elle vit intensément sa maternité et il est plein d’attentions pour elle. Malheureusement, l’enfant naît avec une lésion au cœur. Marthe le veille avec désespoir mais il meurt. Le couple se défait à nouveau. Robert hérite de la maison de sa vieille tante à l’extérieur de Montréal. Ils y déménagent. Dans ce nouveau milieu, Robert gagne beaucoup en indépendance, en maturité. Marthe, désolée de voir qu’elle n’a plus d’ascendant sur lui, commence à l’aimer. 

C’est un roman psychologique qui fait partie de la tentative de relance du roman par Albert Lévesque au début des années 1930. L’intrigue est assez légère, banale. Je pense que le résumé doit parler de lui-même. C’est mélodramatique, pas très bon. Ce roman manque de consistance, de logique interne. Ou j’ai mal lu, ou il me semble que le caractère de Marthe change complètement en cours de lecture. Cette jeune femme volontaire, que personne ne peut faire plier, finit à la remorque d’un mari faiblard. D’ailleurs toute cette relation de couple, on n’y croit pas. C’est du mauvais roman! Pour trouver un intérêt à ce roman, il faut le regarder sous un autre angle. Au lieu de voir un jeune homme qui cherche une femme qui lui permettra de s’élever socialement, on pourrait le regarder du point de vue de la femme. Marthe est une fille de riche, capricieuse mais intelligente, qui est en âge de se marier. Sa vie libre va pour ainsi dire se terminer là. Elle qui avait toute liberté d’agir à sa guise, elle devra s’en remettre à un homme pour la suite des choses. En fait, pour donner un sens à sa vie, elle a cette alternative, choix qu’elle va explorer : si elle devient mère, elle pourra « façonner » un être humain; sinon, elle devra vivre par procuration, devenant l’inspiratrice de son mari, au mieux elle pourra influencer l’écrivain. Bref, vivre pour les autres. Le roman présente aussi quelques réflexions sur l’inspiration de l’artiste. Comme toujours chez Desmarchais, c'est très romantique. Seul le malheur inspire l’artiste. 

Extrait 
Les mois qui suivirent Noël furent pour les Leval une période d'accalmie. Marthe sortait peu, recevait moins de visiteuses. Elle ne paraissait pas s'ennuyer de cette demi-solitude, une grande attente suffisant à remplir ses jours. Les ouvrages de couture, de tricot, de broderie, l'occupaient. Elle les préférait même à la lecture. Jeune fille, elle avait fondé avec le concours de quelques amies un cercle dit « Cercle de couture des débutantes ». « Ma petite cousine devient popote », disait Réjane, qui eût fait la femme idéale d'un ambassadeur. Gisèle Lauzel, se consacrant à une fillette âgée de trois mois, comprenait mieux la conduite de son amie. La maternité, la simple espérance d'une prochaine maternité, change parfois une jeune femme, lui inculque mieux que n'importe quelle leçon le sens du devoir, du sérieux de la vie. Dans les circonstances décisives, une personne montre ce qu'elle est par sa façon de réagir. On peut déterminer, à l'observation, si elle est essentiellement superficielle ou capable de gravité. Marthe avait beaucoup sacrifié à la vie frivole, avait souvent poussé à l'extrême le goût des distractions. Des jeunes gens l'ayant blâmé durement, Robert l'avait toujours défendue: « C'est une enfant comblée qui n'a connu aucun motif de bonheur ou de souffrance. Attendez, je suis persuadé qu'elle se montrera à la hauteur de toute circonstance. » La conduite de Marthe après leur mariage avait entamé cette foi du jeune homme. Aujourd'hui, il se félicitait du changement qu'il notait en sa femme. Ses généreuses hypothèses sur les qualités de la jeune femme semblaient en voie de se confirmer. Il avait confiance en cette eau dormante dont la profondeur même dérobait — mais, il voulait l'ignorer — les possibles retours de colère. 

Rex Desmarchais sur Laurentiana

25 juillet 2007

L'Initiatrice

Rex Desmarchais, L’Initiatrice, Montréal, Albert Lévesque, 1932, 175 pages.

Jacques est fils de médecin. Il habite un village près de Montréal. Il ne s’y sent pas tellement à l’aise, lui le jeune intellectuel dans un milieu grossier. Dans ce village se trouve une vieille maison depuis longtemps abandonnée : le Castel. Un jour, on s’aperçoit que des ouvriers sont en train de la rénover. Bientôt une famille d’origine espagnole s’y installe. Bizarrement, le père n’est jamais là. On ne voit que la mère et la fille, toutes deux très dévotes, repliées sur elles-mêmes. Jacques tombe amoureux de la fille.

Il la rencontre, elle répond à ses avances, sans jamais aller trop loin. De toute évidence, elle cache un secret. Jacques entreprend son éducation littéraire : Lamartine, Musset. Ils s’entendent à merveille jusqu’au jour où il la demande en mariage. Elle lui répond qu’elle ne peut pas, sans s’expliquer. Par dépit, il décide de l’abandonner. Il imagine le pire. Elle tombe malade et meurt. Il finit par percer le mystère. Elle est la fille d’une « relation illégitime » de sa mère. Depuis ce temps, son père les punit, en les isolant dans des endroits où elles ne connaissent personne, en les déménageant quand elles commencent à tisser des liens.

« Roman de la jeune génération » de l’éditeur Albert Lévesque. Climat romantique à la René de Chateaubriand : le jeune héros incompris, passionné, et la jeune fille mystérieuse qui cache un mal secret. Le style et toute l’histoire sont très ampoulés. Approche psychologique facile. Beaucoup de mièvreries. En fait, vous l’aurez compris, ce n’est pas très bon. **½

Extrait
Parmi les feuillages roux, les stèles... Un acre désir de vivre dont vibre l'être tout entier...
La splendeur douce d'une belle journée d'automne jamais ne m'a laissé indifférent. Vers la fin de l'après-midi, l'azur se fait diaphane et presque vert de mer. La lumière, qui ruisselle sur les feuillages à peine mordorés, semble de qualité plus pure. Cette excessive limpidité de l'atmosphère et de la clarté verse au cerveau de la lucidité.
Par des jours semblables, si nous savons nous recueillir, nous descendons jusqu'au fond de nous-même.
A marcher dans le cimetière, par les allées où si souvent nous nous sommes promenés ensemble, j'éprouve un sentiment indéfinissable: mélange d'allégresse et de regret.
Je vais à pas lents, en fauchant du bout de ma canne les herbes des plates-bandes. Et voici qu'apparaît brusquement une tache d'argent où se mirent les stèles: L'étang qui fut le terme de nos promenades du soir. Le petit coin romantique que Violaine chérissait et qu'elle élut pour dernière retraite...
Asseyons-nous sur le banc en fer ouvré. Les rayons obliques du soleil empourprent la lisière du bois. Non loin, un bouleau ondule et l'agitation de ses fines feuilles trouble un coin de ciel.
Allégresse!
J'ai découvert ma vérité propre. C'est la chose importante de la vie. Violaine avait découvert la sienne, et acceptée. J'ai toujours mêlé étroitement les enivrements du cerveau et les voluptés sensuelles. En m'abandonnant à la mélancolie jamais je n'ai abdiqué mon goût de connaissance et d'analyse. Je ne comprends point ceux qui ne vivent que de la tête, ceux qui ne vivent que du cœur ou de la chair. En moi, chaque faculté exige son dû, chaque puissance sa satisfaction. Chaque saison a sa beauté, chaque ciel, ou gris ou lumineux, son charme; chaque philosophie renferme son suc, chaque humain cache son secret.
Si l'on est bien persuadé de cela, la vie ne peut paraître médiocre et dénuée d'intérêt.
Chacun construit sa vie pour soi et l'organise à son gré. Tel jeune homme rêve de monter d'un cran dans l'ordre social, tel autre de conquérir la fortune, la célébrité. Cette jeune fille songe au mariage riche, cette autre au beau don Juan. (p. 168-170)

Rex Desmarchais sur Laurentiana

23 juillet 2007

Mathieu

Francoise Loranger, Mathieu, Montréal, Cercle du livre de France, 1949, 347 p.

Mathieu Normand habite l'Est de Montréal avec sa mère Lucienne. Il y a belle lurette, son père les a quittés et s'est enfui aux États-Unis avec une autre femme. Sa mère, frustrée et meurtrie, déteste ce fils qui est le témoignage vivant de son humiliation. Mathieu, doté en plus d’un physique ingrat, a une piètre estime de soi. Il est désagréable sinon méchant avec tout le monde, se cherche, ne réussit rien. Il essaie de parasiter les autres, de les exploiter. Pour tout dire, il est tout à fait malheureux.

La famille Normand côtoie une famille bourgeoise, Étienne et Eugénie Beaulieu. Les Beaulieu aident les Normand du mieux qu’ils le peuvent. Les deux femmes sont des amies d’enfance. Étienne est un riche industriel qui s’intéresse aux arts. Il est le parrain de Mathieu : il lui procure plusieurs fois un travail, que ce dernier abandonne. Les Beaulieu ont deux enfants, dont Nicole qui rêve de faire du théâtre. Elle tente de joindre une troupe dirigée par son cousin Bruno et dont la vedette est sa cousine Danielle. Celle-ci éprouve une certaine sympathie pour Mathieu et, de concert avec Étienne, essaie de l’aider à sortir de sa marginalité.

Quand le père de Mathieu entre chez lui au bout de vingt-cinq ans, pour venir mourir, la tension monte entre la mère et le fils. Depuis peu promu critique théâtral grâce à l’intervention de son oncle, Mathieu s’est brouillé avec la troupe de Bruno qui monte Les Mouches de Sartre. Il prépare même une critique malhonnête de nature à faire interdire la pièce. En même temps, il s’en veut, surtout à cause de Danielle pour laquelle il éprouve des sentiments qu’il exprime en l’agressant. Il est au bord du suicide. Pourtant, après une nuit d’enfer à se demander comment mourir, il décide que le bonheur est encore possible. Il se dit qu’il pourrait quitter la ville. Il décide de joindre le Camp des athlètes à Val-Morin. Ce centre de culture physique est géré par Émile Rochat, une espèce de gourou suisse de plus de quatre-vingts ans, qui entraîne les corps et guérit les âmes. Il y reste presqu’un an, se refait une santé physique et mentale. Surtout, il change d’attitude face à la vie. Plutôt que de voir tout en noir, il décide de se lancer à la poursuite du bonheur. Danielle reprend contact avec lui. Un lien semble se tisser entre eux.

Il est toujours un peu difficile de s’intéresser à un roman dont le héros est inhibé, désagréable, plein de rancœur, un Roquentin qui ne voit que la laideur du monde. Pour rendre crédible le caractère du personnage, Loranger force un peu la note : la femme abandonnée qui hait son fils et qui le déprécie au vu et au su de tous. Le personnage d’Étienne, le père par substitution, est aussi difficile à croire : il a de la difficulté à s’intéresser à ses propres enfants, et le voici prenant à bras-le-corps le destin de son filleul. J’aime bien la façon dont le jeune homme trouve sa voie : il commence par soigner son corps avant de guérir son esprit. Il finit par « tasser » le gourou. Pourtant, le tout me semble souvent enduit de psychologie facile. À mon sens ce roman, qui n’est pas sans intérêt, y aurait gagné à être coupé du tiers. ***½

Extrait
Un insecte tout près de lui s'obstine à vouloir escalader une tige de blé. Son entêtement distrait Mathieu qui s'amuse bientôt à l'observer. En voici un autre, et un autre, un autre encore... Il renonce bientôt à les compter, découragé par leur abondance. La précision de leurs mouvements, la fragilité de leurs antennes et la mobilité de leurs yeux aigus finissent par le fasciner. À quoi servent-ils? Quel est leur rôle dans l'ordre du monde? Naître et mourir, est-ce tout? Ne leur est-il demandé rien de plus que d'accomplir ce qui a été fait avant eux par des million d'insectes de même famille, rien de plus que de répéter les gestes ancestraux en suivant les poussées d'un instinct infaillible qui les guide plus sûrement que le raisonnement de l'homme vers ce qui est leur bien propre? D'où leur vient cette connaissance de ce qui est bon pour eux, celle connaissance certaine, immuable?
La personne de Rochat, la vérité Rochat, s'impose une fois de plus à l'esprit de Mathieu comme un achèvement ayant des liens mystérieux avec ses pensées actuelles. L'athlète, en effet, ne tend-il pas lui aussi, consciemment ou inconsciemment, vers un but auquel il subordonne ses impulsions, et en vue duquel se coordonnent toutes ses facultés maîtresses? Quel peut être ce but? À quoi Rochat peut-il tendre, sinon, comme tout ce qui vit, à se réaliser complètement? Comme une planète, lancée dans l'espace, se meut depuis son origine jusqu'à sa fin, suivant le mouvement initial qui lui a été donné; comme une cellule qui poursuit aveuglément son but depuis le moment où elle a reçu l'élan vital jusqu'à celui où elle deviendra plante, animal ou homme, Rochat semble obéir aux lois qui le régissent comme s'il connaissait ces lois, comme s'il savait de source certaine qu'en s'en écartant il ne ferait que trahir sa nature, alors qu'en les acceptant, au contraire, il multipliera ses chances de bonheur. Quelle somme d'expérience, de réflexions et de conscience entre dans cette connaissance de sa nature, voilà ce qu'il reste à déterminer.
— Et puis non! décide brusquement Mathieu, que Rochat soit arrivé à cette sorte de sagesse par une série d'observations ou par intuition, cela ne change rien à mon cas. L'important est avant tout de chercher comment, moi, je pourrai atteindre la sagesse, ma sagesse. Je crois qu'il faut d'abord commencer par obtenir une parfaite coordination entre mes paroles, mes pensées et mes gestes. Tout ce que je dois faire, dire ou penser, doit être de moi, des centaines de personnes l'auraient-elles dit, fait, ou pensé avant moi. En un mot, tout recréer à mon usage.
La certitude d'être sur une voie qui ne peut que le mener au bonheur le comble déjà d'allégresse. Certes, il ne sait pas encore qui il est; ni ce qui le fait différent des autres; il n'est pas toujours sûr non plus de ce qu'il croit aimer; mais par contre, il commence à savoir ce qui lui déplaît. En éliminant d'abord tout ce qui lui est contraire, il finira bien par se connaître. (p. 324-326)

20 juillet 2007

Les rêves des chasseurs

Marius Barbeau, Les rêves des chasseurs, Montréal, Beauchemin, 1955, 117 p. (1re édition 1942) Illustrations de Phoebé Thomson et Marjorie Borden.

Marius Barbeau est le père de l’ethnologie québécoise. Au début de sa carrière, il s’intéresse surtout aux cultures autochtones, dont celle des Tsimshians, ce qui nous a valu l’extraordinaire Rêve de Kamalmouk. En 1914, il rencontre le grand anthropologue américain Franz Boas qui l’incite à recueillir les contes populaires et les chansons folkloriques des Canadiens français. Il parcourt les environs de Québec, Charlevoix, Kamouraska, sa Beauce natale…

Dans Les Rêves des chasseurs, on retrouve neuf de ces contes (trois ne sont pas datés). Par exemple, le premier, celui qui a donné son titre au recueil, a été recueilli à Lorette en 1912. Le conteur était Mme Prudent Sioui.

Vous ne trouverez ni diable danseur, ni revenant, ni chasse-galerie dans ces contes. Ce ne sont pas des contes fantastiques, auxquels on associe souvent le folklore québécoise. Ce sont des contes merveilleux, la plupart dans la tradition de Perrault, avec des princes et des châteaux, des objets magiques, des sorciers, des fées et des magiciens…

Je ne vais résumer que le plus long, « Prince, la nuit ». C’est l’histoire d’un prince qui, suite à un sortilège, se transforme le jour en bête féroce et redevient prince à la nuit tombée. Un jour, un paysan se présente dans son jardin et cueille sans permission un bouquet de roses pour sa fille Cadette. Le prince l’intercepte et lui donne un an pour lui amener sa fille sinon elle mourra. Le paysan s’exécute. Cadette s’attache à ce prince et vice versa. Une vilaine sorcière, jalouse, veut rompre le charme des amoureux. Par un sortilège, elle transporte le prince et son château sur la Montagne vitreuse. La jeune fille part à sa recherche, doit subir plusieurs épreuves, affronter la méchante sorcière, qui s’est transformée en princesse afin d’épouser le prince, déjouer toutes ses ruses, avant de reprendre le cœur de son bien-aimé. Ce conte a été raconté en 1915 par Achille Fournier de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, dans Kamouraska.

En guise d’extrait, je présente le premier conte, le plus court et le plus illustré, même s’il n’est pas tout à fait représentatif du conte de fées auquel appartiennent la plupart des contes.




18 juillet 2007

Petite enquête

Chères lectrices, chers lecteurs,

Quand j’ai créé ce blogue, je me demandais si j’aurais des lecteurs. Au mois de janvier, ayant déjà blogué une vingtaine de livres, me posant toujours la même question, j’ai ajouté un compteur à mon blogue. Eh oui, j’avais des lecteurs et plus que je pensais!

Admettons-le, les vieux livres n’intéressent plus beaucoup les gens. Tout le monde se précipite sur les nouveautés. Je pense que les gens ont tort, mais je ne peux pas les critiquer : pendant des années, j’ai fait la même chose.

Maintenant que j’ai blogué 80 livres et qu’il semble que j’aie des lecteurs assidus, je me demande qui ils peuvent bien être, ces originaux ou originales qui s'intéressent aux vieux livres. Ce n’est rien d’autre que de la curiosité.

J’ai donc construit un petit questionnaire, pour savoir qui vous êtes. Rassurez-vous (vous avez ma parole d'honneur!), je ne garderai aucun courriel ou n'utiliserai aucun autre procédé qui me permettrait de vous « retracer », de vous identifier.

Vous trouverez le petit questionnaire dans la colonne à droite du blogue.

Merci de satisfaire ma curiosité.

17 juillet 2007

Circuit 29

René Chicoine, Circuit 29, Montréal, Manitou, 1948, 267 pages.

Jules Fabien, un jeune homme d’affaires divorcé, a été retrouvé mort au sous-sol de sa riche demeure. Quelqu’un a allumé le gaz et fermé toutes les portes pendant son sommeil. Fabien avait installé son bureau au sous-sol, y avait placé un lit pour se reposer. C’est là que Jean Danou, le narrateur, a retrouvé le corps. Danou, qui est un jeune architecte et une connaissance de Fabien, avait été engagé pour transformer la vieille demeure.

Claire Routhier, la maîtresse de Fabien, est le suspect numéro un. On a retrouvé ses empreintes sur la poignée de la porte et on l’a aperçue quittant la demeure de Fabien quelques heures avant le crime. Cette fille est une chanteuse de cabaret dont tous les hommes sont un peu amoureux. Personne ne semble croire à sa culpabilité. C’est le cas de Jean Danou, l’architecte, qui se lance dans une véritable enquête dans le but de l’innocenter.

Danou, qui avait la clef de la demeure de Fabien, entend démontrer que plusieurs de ses connaissances (il fréquente le même cercle que Fabien) auraient eu la possibilité de lui subtiliser la clef et des motifs de commettre ce meurtre. Il appelle l’avocat de la défense, lui fait part de ses hypothèses. Cet avocat, encore sans système de défense, accepte de bon gré les hypothèses de Danou. Plus encore, il l’invite à se joindre à lui pour mener l’enquête. D’autres personnages sont suspectés : l’ancienne femme de Fabien, son associé en affaires, l’ancien amant de sa femme… Quant au véritable coupable, comme il se doit dans ce type de récit, il est révélé à la toute fin. Pour le connaître, il vous faudra lire le roman.


Comme on le voit souvent dans ce genre de récit, un détective et son confident, qui représente le lecteur, mènent l’enquête. Ici, c’est un peu original, puisque celui qui aurait dû être le confident devient le détective. Chicoine cite, à l’intérieur du roman, Conan Doyle et Ellery Queen, des spécialistes du genre. Je suppose que ce sont ses modèles, même si ce me semble très loin (de mémoire) de Sherlock et sa loupe. En effet, la méthode de Danou, c’est d’abord l’investigation psychologique. Ce sont moins les « petits détails » extérieurs en apparence insignifiants que l’étude des personnalités, que la recherche des mobiles, que l’analyse des réactions de chacun des suspects devant l’accusation qui lui permettent de résoudre l’énigme. L’analyse des lieux du crime ne vient que confirmer les déductions des observateurs.

Je constatai une fois de plus que cette affaire m'accaparait beaucoup trop. Tout le monde finissait par avoir une gueule de criminel à mes yeux : Martineau, qui ne vous regardait jamais en face, Robitaille avec sa tête de singe, Lazure avec sa fausse tête d'ascète, Flémand avec sa nonchalance trop voulue, Lamarre avec sa philosophie mal comprise, Vauban avec ses dollars à protéger. Il fallait ajouter en toute objectivité Claire Routhier puisque, officiellement, elle était tenue criminellement responsable et bien que je susse d'instinct qu'elle n'avait en aucune façon participé à cet assassinat. Pas plus que madame Fabien d'ailleurs. Ces deux jeunes femmes exceptées, aucune des personnes que je pouvais impliquer dans l'affaire ne m'inspirait la moindre parcelle de cet esprit de charité que j'aurais voulu plus répandu sur cette terre misérable. Et pour parler franc, ce n'était pas du tout un esprit de charité qui me poussait à absoudre ces deux jeunes femmes séduisantes, Claire Routhier en particulier. (p.196-197)

Le roman nous montre un Montréal nocturne de l’après-guerre assez surprenant dans cette société de la grande Noirceur.

La rue Ste-Catherine, la rue St-Laurent, le quartier chinois, autant de drogues fascinantes. Il y avait trop de choses à faire et à voir dans la vie! On aurait pu vivre de cette atmosphère populaire, de ces lumières dans le soir, de ces bruits de flâneurs, de ces filles dures, mal fardées, de ces débuts de discussion entre gens du milieu et qui, parfois, tournaient mal. Une vie de badaud c'est énorme, une vie d'observation dans ce vaste laboratoire, c'est un programme rempli. Le vent de la vie vous arrive en pleine figure dans ces rues grouillantes et d'un coup vous enlève votre chapeau de snob. Vous perdez le sens du social. Vous vous sentez happé violemment par cette main implacable qu'est la vie brute, la vie sans artifices, la vie sans obstacles, excepté ceux que la loi érige et qu'on écorche du mieux qu'on peut, la vie qui crache et regimbe, la vie qui gueule et aime sans calcul. La vie du gars tough qui ne se fait pas piler sur les pieds, no sir, pas un huitième de pouce même, et qui, au fond, aime humblement. La vie de la p'tite fille qui a du chien et tiendra tête à tous les policemans du monde, qui se défendra comme, un bel animal, avec ses ongles, avec ses injures, qui ne se rendra que devant l'amour parce que l'amour, c'est fort, c'est plus fort que tout. Et qui accueillera dans son logis un chat inconnu et malade. Parce qu'elle se rend devant l'amour mais aussi devant plus pauvre qu'elle. (p. 182)

Certains personnages étalent leurs préjugés, leur sexisme et l’un d’eux défend des idées de droite, comme celles du héros de Desmarchais dans La Chesnaie. ***

16 juillet 2007

La boucherie

Triste, triste, le sort du pauvre verrat ! Desrochers nous raconte une petite histoire, tragique pour le héros, le pauvre cochon. On ressent bien la gamme d'émotions que la bête traverse avant sa mort. Anthropomorphisme facile? Pas nécessairement! Les habitants ne gardaient qu'un verrat, parfois pendant des années. Je n'irais pas jusqu'à dire qu'il faisait un peu partie de la famille, mais bon... Disons qu'il avait droit à un certain statut, d'autant plus que, souvent le même verrat engrossait toutes les truies du voisinage. Clément Marchand, ami et élève de Desrochers, va écrire une nouvelle tout aussi pathétique sur le sujet.

LA BOUCHERIE

Pressentant que sur lui plane l'heure fatale,
L'Yorkshire dont le groin se retrousse en sabot,
Évite le garçon, d'un brusque soubresaut,
Et piétine énervé le pesât de sa stalle.

Il éternue un grognement parmi la bale,
Quand un câble brûlant se serre sur sa peau.
Ses oreilles, qu'il courbe en cuillères à pot,
Surplombent ses yeux bruns où la frayeur s'étale.

On le traîne au grand jour de soleil ébloui;
Et le porc sent le sol se dérober sous lui,
Lorsque la lame au cœur lui pénètre: il s'affaisse

Puis se dresse et son rauque appel, alors qu'il meurt,
Répand sur la campagne une telle tristesse,
Qu'un hurlement de chien se mêle à sa clameur.

12 juillet 2007

À l'ombre de l'Orford

Alfred Desrochers, À l’ombre de l’Orford, Librairie d’Action canadienne-française, Montréal, 1930, 157 pages. (Préface d’Alphonse Désilets) (Ce recueil regroupe certains textes publiés auparavant : L’Offrande aux vierges folles est paru en 1928 ; À l’ombre de l’Orford, en 1929)

Dans sa préface, Désilets ancre solidement dans la tradition du terroir le recueil de Desrochers. « Le livre que voici exprime sans recherche, dans la langue native du poète qui nous l’offre, la pensée frustre encor, mais robuste et vivace, de dix générations enracinées au sol. ». Et Desrochers nous avertit, dans le poème liminaire, que son recueil n’est pas « l’oeuvre d’un artiste: / C'est tout au plus un humble ouvrage d’artisan, / À qui mieux eût valu de rester paysan ».

Le recueil de Desrochers est divisé en huit parties. Je vais les reprendre une à une.

« Désespérance romantique » : Long poème d’une centaine de vers écrit en alexandrins. C’est l’histoire d’un citadin qui, déçu par l’amour et l’amitié, décide de grand matin de quitter « la cité dont le bruit […] importune » et de monter au nord, offrant son corps au soleil, de marcher jusqu’à l’épuisement, comme les aïeux autrefois : « Je veux vivre la vie âpre des DesRochers, / L’existence remplie et dure des ancêtres. » Son but, c'est de renouer avec la nature, avec le soleil, avec les fougères et, « du foin sur le visage », de « sentir en [s]on âme de brute, / s’infiltrer […] / La blancheur de la lune et le calme du soir. »

« À l’ombre de l’Orford » : Cette suite compte quatorze sonnets. On suit plus ou moins le cycle des travaux dans les champs, sinon à la ferme, du printemps à l’automne. Le tout commence avec « Les clôtures » et se termine par « La boucherie ». Voilà qui a l’air bien prosaïque, pas tellement original en 1930. Pourtant, Desrochers déclasse ses prédécesseurs : il décrit avec beaucoup de justesse et de sympathie de petites scènes, sans lourdeur, sans intention démonstrative, sans discours emprunté. Certains vers sont très beaux : « Les blés dorment aux champs du sommeil monotone / Qu’ont les maturités paisibles et la mort ». Certaines images sont audacieuses : « Dans l’air compact et lourd qu’une brise fragmente ». Ou encore : « Le battoir qui s’abat d’un heurt égal et sourd, / Martelle la montée indistincte du jour ». Il faut lire le dernier poème, où il décrit la mise à mort d’un verrat.

« Je suis un fils déchu » : C’est le poème le plus connu de Desrochers. Il compte 41 alexandrins, répartis en 10 quatrains. C’est une hymne aux « Chasseurs, trappeurs, scieurs de long, flotteurs de cages, / Marchands aventuriers ou travailleurs à gage », à ces aïeux de « race surhumaine », « Qui sont morts en rêvant d’asservir la nature ». Le poète, qui tient d’eux son « maladif instinct de l’aventure », déplore son manque d’énergie, la dégénérescence de sa génération : « Par nos ans sans vigueur, je suis comme le hêtre / Dont la sève a tari sans qu’il soit dépouillé ». Pour ne pas être complètement en reste, il entend proférer ses « mots indistincts » pour « chante[r] le paysage ».

« La naissance de la chanson » : Après le cycle des champs, voici le cycle des bois. Cette suite compte 14 sonnets. Dans « City-Hotel », les hommes montent au chantier; dans l’avant-dernier poème, « La sortie », ils en reviennent. Le titre de la suite peut sembler énigmatique. Voici l’explication : pour chaque poème, en exergue, on trouve un vers ou deux d’une chanson des chantiers. « J’ai tenté d’évoquer le spectacle et le site / Dont s’inspira jadis la chanson que je cite / Et que dans les chantiers j’ai chantée autrefois. » La grande réussite de cette suite vient sans doute de la connaissance que Desrochers avait de la vie de ces rudes gaillards. Sur le plan de l’action, il y a peu à dire, car le travail était monotone : aussi le poète s’intéresse plutôt au côté humain. Il décrit bien leur asservissement, en parsemant son texte d’anglicismes : « Mackinaw », « shantyman », « totrode », « snobbeur ». Il consacre plus de poèmes à leur départ des chantiers qu’à tout le reste. Il essaie de nous faire comprendre ce que pouvait signifier cinq mois de promiscuité dans un petit camp mal éclairé : « La gaîté du départ proche assouplit les voix / Des nouveaux de l’année et des vieux de la vieille, / Car le croassement aigu d’une corneille / A brisé, ce matin, le silence des bois. » Ou encore : « Et des larmes d’alcool embuant leur paupière, / Ils parlent de la ferme où durent s’échiner, / Tout l’hiver, les enfants mal vêtus et leur mère. »

« Hymne au grand vent du Nord » : Dans ce long poème, Desrochers retrouve le souffle épique de « Je suis un fiche déchu ». Le poème compte plus de 150 alexandrins, répartis dans des strophes déséquilibrées. Le poème est à l’image du sujet : c’est toute l’amplitude du pays, sa nordicité, qui souffle dans ce poème. Le pays ici n'a plus rien à voir avec les deux bandes en bordure du Saint-Laurent des terroiristes ; c’est celui des anciens voyageurs, ceux qui défiaient la barrière des Laurentides, qui ont arpenté le pays jusqu’à l’Hudson. Le vent symbolise en quelque sorte l’âme québécoise, fécondée par la nature et les ancêtres. C’est la voix du Québec, son souffle américain. « Ô vent, emporte-moi vers la grande Aventure. / Je veux boire la force âpre de la Nature, / Loin, par delà l’encerclement des horizons / Que souille la fumée étroite des maisons! »

« Soir d’été » : Ce poème compte 125 vers d’inégale longueur et cinq parties numérotées. Le poème commence par la description d’une nature idéale. Survient un vilain crapaud qui vient ternir ce décor de rêve. Le reste du poème est un petit essai philosophico-religieux sur la nécessaire présence du mal : « Le blé qui, par sa mort rend meilleure la vie, / A souffert, comme Vous, des baves de l’envie ».

« Prière » : C'est un autre long poème (environ 250 alexandrins réparties en 10 strophes inégales). Prière d’un rude gaillard qui demande à Dieu de « faire le partage » et de tenir « compte de tous les éléments » qui peuvent expliquer tous les péchés qu’il commet. Il fait valoir qu’il appartient à une « race des forts parmi les forts », à une « race » de frustres, de violents et qu’il ne saurait porter l’entière responsabilité de ses fautes puisque que c’est Lui-même, Dieu, qui l’a « fait naître au pays merveilleux, / Où le sol rivalise avec l’air, pour soumettre / La chair à toutes les épreuves ».

« Offrande aux vierges folles » : Suite de 13 poèmes dont certains sont des sonnets. Dès le départ, dans « L’offrande », Desrochers prend à contre-pied la doctrine chrétienne : il donne sa préférence aux vierges folles, celles que L’Évangile condamne. Il ose exprimer le désir sexuel souvent occulté dans la littérature de cette époque : par exemple, dans « Angélus » s’exprime le désir de l’amant, dans « Atavisme » le désir du Roi pour une belle vaincue. Ou encore, il expose des préceptes très éloignés de la philosophie des « vierges sages » : « Oh! Non, poète, ceux qui vivent ne sont point / Ceux dont un dessein ferme emplit le front et l’âme! / Vit plutôt celui-là qui, sans louange ou blâme, / Gît dans l’apaisement béat du talapoin. » ; ou encore : « J’ai tant aimé la chair et tant aimé le monde / Que le monde et la chair/ Imposent maintenant leur concept et leurs formes / À tout ce qui m’est cher ». Bon, tout ceci ne va pas sans problème pour un chrétien de cette époque. Les remords, la culpabilité accompagnent le désir : « Et moi, qui trop souvent, plein de jactance vaine, / Asservis mes talents / À draper de la mante écarlate du verbe / Le blasphème des sens ».

Desrochers est un grand poète. N’eût été son entêtement à s’en tenir à la rime, il aurait sans doute une plus juste place dans notre histoire littéraire. Il laisse loin derrière lui les Lemay, Lozeau, Ferland, Doucet, Poisson, Désilets et j’en passe. Après lui, il n’est plus possible de faire de la poésie du terroir. D’ailleurs, il fait exploser le terroir, le tirant de l’ombre de l’Orford pour le projeter au-delà des Laurentides. On ne peut comprendre Miron et les poètes de l’Hexagone sans avoir lu Desrochers. 

La première édition, publiée à compte d'auteur et hors-commerce, est tirée à 150 exemplaires. Celle publiée par Albert Lévesque est tirée à 1500 exemplaires, ce qui est beaucoup. Il faut dire que le recueil vient de se mériter le Prix d'action intellectuelle et qu'il est l'un des favoris pour gagner le prix David (remporté par Marcel Dugas).

Extrait (Hymne au grand vent du nord)

O vent, emporte-moi vers la grande Aventure.
Je veux boire la force âpre de la Nature,
Loin, par delà l'encerclement des horizons
Que souille la fumée étroite des maisons!
Je veux aller dormir parmi les cimes blanches,
Sur un lit de frimas, de verglas et de branches,
Bercé par la rumeur de ta voix en courroux,
Et par le hurlement famélique des loups!

Le froid et le sommeil qui cloront mes paupières
Me donneront l'aspect immuable des pierres!
O rôdeur immortel qui vas depuis le temps,
Je ne subirai plus l'horreur ni les tourments
De l'âme enclose au sein d'un moule périssable;
J'oublierai que ma vie est moins qu'un grain de sable
Au sablier des ans chus dans l'Éternité!

Et quand viendront sur moi les vagues de clarté
Que l'aube brusquement roulera sur mon gîte,
Je secouerai l'amas de neige qui m'abrite;
Debout, je humerai l'atmosphère des monts,
Pour que sa force nette emplisse mes poumons,
Et, cambré sur le ciel que l'aurore incendie,
Je laisserai ma voix, comme ta poudrerie,
Descendre sur la plaine en rauques tourbillons,
Envelopper l'essaim maculé des maisons,
Afin que, dominant le bruit de son blasphème,
Je clame au monde veule, ô mon Vent, que je t'aime!


Voir le film : Alfred Desrochers, poète, ONF, 1960
L'Édition de 1929

9 juillet 2007

Contes pour un homme seul

Yves Thériault, Contes pour un homme seul, Montréal, L’Arbre, 1943, 195 pages.

Le recueil comporte dix-huit contes (il n’y a pas de merveilleux, donc le terme « nouvelle » conviendrait mieux), répartis en trois parties.

Les dix contes de la première partie ont pour cadre le même petit patelin. Où sommes-nous? Impossible à dire. Disons dans un milieu paysan qui évoque davantage la Provence ou le Valais qu’une région du Québec, ne serait-ce à cause des noms des personnages. Ça sent beaucoup Giono, Ramuz. Le personnage principal des premiers contes, c’est l’idiot du village, le Troublé. Il tombe successivement amoureux d’une fleur, des fourmis, d’un soc et d’un sac. En fait, vous l'aurez compris, il a terriblement besoin d’amour. En même temps, il ne peut s’empêcher de tuer ce qu’il aime. Et il finit par tuer une femme (Le sac). Le Troublé disparu, d’autres personnages entrent en scène : Daumier, Challu, Boutillon, Lorgneau. La mort, et souvent la violence, sont omniprésentes dans ces histoires. Les êtres sont souvent des brutes, presque tous des primitifs qui font fi de la religion et de la morale et qui agissent par instinct. Beaucoup d’histoires se terminent par un meurtre. Le Troublé tue Anette (Le sac), Maugrand tue le Troublé (Le cochon de la mère Soubert), Simon tue le fils Boutillon (Simon-la-main-gourde), les paysans lynchent une conductrice qui a frappé un enfant (Lorgnon le grand). Plusieurs personnages sont obsédés par une idée fixe qui envahit leur esprit : le Troublé, par l’amour; Maugrand, par le cochon de la mère Saubert; Simon-la-main-gourde, par un proverbe qui dit qu’il faut répandre le sang pour avoir des récoltes abondantes; Challu-la-chaine, par la possession d’une chaîne qui allégera son travail; David Coudois, par sa recherche de Dieu (Angoisse-de-Dieu). Certains vont jusqu’à tuer pour libérer leur esprit de ce fardeau.

La deuxième partie compte quatre contes : dans « Bête-de-ventre », Thériault raconte les remords de Caïn; dans « La faute d’Adrienne », on apprend comment Daniel s’y est pris pour éviter qu’Adrienne le fasse à nouveau cocu; dans « La conversion de Trifalque », il narre comment un vaurien se transforme au contact de l’amour : malheureusement il tue sans le vouloir celle qu’il aime; enfin dans « Le grand départ », il présente un groupe de débardeurs qui, un jour, décident d’aller voir du pays. On est en temps de guerre et leur navire est torpillé. L’unité de ces quatre contes? Je ne saurais dire!

La dernière partie contient aussi quatre contes. Dans « La lettre du gouvernement », il présente un couple de vieux paysans qui reçoivent une lettre du gouvernement leur annonçant la mort de leur fils sur les champs de bataille. Ils n’en croient pas un mot et continuent de vaquer à leur occupation. Dans « La Jeannette », c’est l’histoire d’un père, très fier de sa fille de seize ans, qui découvre qu’elle est enceinte d’un vaurien, qui ne peut le supporter et qui va se noyer au large avec elle. « La grande barque noire » présente un certain merveilleux (en fait du fantastique) : quand les marins aperçoivent une grande barque noire, vide, qui disparaît par enchantement, c’est signe qu’un malheur va se produire. Enfin, dans « L’arbre et la source », Thériault décrit un bûcheron qui se met à douter de la nécessité d’abattre des arbres.

Yves Thériault ¤ Mia et Klauss
En épilogue, le narrateur, perdu en ville, seul et miséreux, dans une prière à Dieu, crie son besoin d’une présence humaine.

Ces contes n’ont pas tous la même valeur. J’aime particulièrement ceux de la première partie. Chose sûre, on voit déjà ce que Thériault va apporter à la littérature québécoise : il la libère de l’obligation de représenter à tout prix le milieu québécois, il choisit des personnages primitifs, marginaux, troublés, des personnages par qui le drame doit advenir, bref il prend le pari de raconter une histoire avec une vraie tension dramatique, denrée absente du roman du terroir. Les rapports entre les hommes et les femmes sont primaires, archaïques, souvent violents. Les hommes sont prisonniers de leurs impulsions et les femmes, de leur corps. Ces récits annoncent les grands romans de Thériault : Le Dompteur d’ours, La Fille laide… et dans une moindre mesure Agaguk, Ashini… On a souvent reproché à l’auteur sa piètre syntaxe. Certains ont voulu y voir une forme ancienne d’écriture. En fait, cela n’a rien à voir avec l’écriture des écrivains du terroir. Il y a chez Thériault, et cela est bizarre à dire quand on sait que le gars a fait de la boxe, un certain maniérisme que, lui, associe au style poétique. Et c’est pour cela que j’aime particulièrement ses histoires où il ne force pas son style. ****

Les Fourmis

Ce matin-là, j'ai aimé les fourmis qui s'étaient mises à vivre dans le sable de mon sentier.
Je les ai aimées à plat ventre.
Le nez quasi dedans.
Elles sont rouges, grasses et longues, et bien agiles.
Alors je les ai aimées.
« Tiens donc » que je me suis dit, « me voilà qui aime ? »
Ça faisait qu'une drôle de chose me frétillait sous la peau.
Honnis la vie belle et le jour et la mer et le monde, puisque je les aime, ces fourmis-là.
Mais il fut que l'amour ne dura pas si beau, et qu'il devint du mal ardent.
Cela ne frétillait plus bellement.
Cela brûlait et remuait en coupant.
Je me suis retourné le corps, l'endroit au soleil et l'envers sur le sable mou et chaud.
Mais tout faisait autant le mal d'amour.
J'ai bondi du sol, j'ai bondi jusqu'à ma cabane.
Et je me suis accroupi sur le toit plat, loin du sable où couraient mes fourmis.
Il vint la fille Maugrand qui se mit à rire.
— Tu fais la poule perchée ?
— Je fais ce qui est à faire !
— Eh, quoi donc ?
— Je me sauve des fourmis.
Et elle riait tellement.
Je n'ai pas dit plus; elle n'aurait pas compris que c'était vrai, que je me sauvais des fourmis.
Elle partit, riant toujours.
Elle est bien belle.
Belle comme Annette que j'aime un peu et qui a des cuisses longues et rondes, et des bras ronds et des seins ronds.
Pourquoi des seins si ronds que cela fait comme les miches chaudes de Carderet le boulanger ?
Je voudrais voir les seins blonds d'Annette, au soleil de mer qui a des choses de lumière bleue dans le jaune.
Soleil vert de mer bleue...
Où sont mes fourmis ?
Je suis descendu faire la seule chose possible. Puisque j'aime les fourmis, il faut que j'aille.
Que je les prenne une à une, entre mes doigts.
Que je les écrase.
C'est ce que j'ai fait.


Thériault sur Laurentiana
Contes pour un homme seul

6 juillet 2007

Le Déserteur et autres récits de la terre

Claude-Henri Grignon, Le Déserteur et autres récits de la terre, Montréal, Le Vieux Chêne, 1934, 219 p.


Le déserteur
Isidore Dubras, poussé par sa fille et sa femme, décide de vendre sa terre et de déménager en ville. Il faut dire qu’un vague ami lui a promis de lui trouver un logement et un travail pour lui, ses deux filles et son fils. En ville il déchante vite : ses enfants trouvent un emploi mal payé et lui, rien. En outre, ils habitent un logement malsain. Pourtant, sa femme et ses enfants mènent grande vie. Pour noyer son ennui, il commence à boire. L’argent tiré de la vente de sa terre fond à vue d’œil. La Crise survient, la situation devient encore plus difficile. Un an ayant passé, il achète un restaurant. Une bagarre éclate entre les deux prétendants de sa fille : il frappe l’un des belligérants et le tue. Il se retrouve avec sept ans de prison.

La piste
Prosper Lepin est coureur des bois. Il s’est établi avec sa femme en retrait d’un village. Lepin chasse ou plutôt braconne. Comme tout le monde le craint, personne ne lui cherche noise. Pourtant, même si ses affaires sont florissantes, il n’est pas heureux. Il se sent méprisé par les villageois et lui-même sent que son mode de vie n’est pas très noble. Un jour, s’apercevant qu’un de ses pièges a été saccagé, il poursuit le voleur. Il marche et marche et finit par croiser une terre en début de culture mais abandonnée. Une illumination se fait en lui : cette terre sera sienne, ce à quoi sa femme consent de tout cœur.

Le dernier lot
1889. Nord de Montréal. Jean-Jean Ouellet est parti chercher fortune au Colorado parce qu’il avait hérité d’une terre de misère. Il envoie à sa famille un certain montant chaque mois. Pendant ce temps, sans le lui dire, sa femme, ses enfants et quelques engagés continuent de développer la terre. Il revient au bout de cinq ans avec l’intention de déménager tout son monde aux États-Unis. Il a l’heureuse surprise de découvrir que sa terre de misère est devenue prospère : sa femme a transformé la maison, acheté des animaux, défriché 30 acres, payé toutes leurs dettes. Il décide de rester.

Le père aux œillets
Les habitants de Sainte-Marguerite sont bien intrigués par Tousaint Longchamps. Il cultive des œillets, semble avoir beaucoup d’argent et se rend à Montréal à tout bout de champ. Aimable avec tout le monde, il élude poliment toutes les questions qui pourraient éclairer le but de ses nombreux voyages en ville. Aussi émet-on des hypothèses plus rocambolesques les unes que les autres. On découvre la vérité quand il meurt, et cette vérité est assez décevante du point de vue du lecteur : il a une terre très florissante près de Montréal que son neveu cultive.

Le triomphe de Virgile (le poète)
Joachim Dursol, 70 ans, prend conscience qu’il ne peut plus entretenir sa terre. Il décide de la vendre. Il a un fils qui étudie à Montréal en vue de devenir médecin ou notaire. Contre toute attente, le vieux Dursol entre dans une colère terrible lorsque son fils lui apprend qu’il veut devenir colon. Le fils est même obligé de s’engager chez un autre fermier pour apprendre son métier. Quelques semaines passent et le vieux Dursol finit par regretter son geste et va chercher son fils pour le ramener à la maison.

Réconciliation
Fortunat Boulard dut partir en ville pour gagner sa vie, son père ayant cédé sa terre à l’aîné. Après une période d’instabilité et de dévergondage, il se maria et devint menuisier. Comme il était un bon travailleur, tout allait pour le mieux. Il put même s’offrir une Ford T. Toute sa vie bascula lorsque survint la Crise. Il perdit tout ce qu’il avait et même s’endetta. Il en était rendu au « secours direct ». Un soir d’août, il rencontra un agent de colonisation qui lui offrit une « terre en bois debout » au Témiscamingue. Le gouvernement payait le voyage et offrait 600$ pour l’installation. Sa femme, et même sa fille qu’il avait fait instruire, souscrivirent avec enthousiasme au projet. Boulard construit un camp et commence à abattre les arbres. L’hiver passe ainsi. Au printemps, avec d’autres colons comme lui, il arrache les souches et prépare le terrain. Un soir, un étranger mal en point frappe à sa porte. Il finit par reconnaître son frère aîné. Il a vendu la terre paternelle, s’est lancé en affaires, a fait faillite, est devenu bootlegger en Abitibi et maintenant quête. Les frères, malgré leur ancienne rancune sur la répartition du bien paternel, se réconcilient. Fortunat l’engage en attendant de lui faire avoir la terre voisine de la sienne. Voir sur le même sujet La Rivière solitaire et Récits laurentiens.

Grignon raconte bien. Ses récits sont vifs, la description est précise et bien intégrée à la narration. C’est très conservateur. Il mâchouille toujours la même idée : la terre, la terre, la terre! On y trouve une charge contre la ville. Comme solution à la crise, il propose le retour à la terre. « Le retour à la terre n’est pas tant un remède à la crise économique qu’à la crise morale. » On trouve quelques ébauches de personnages qui seront repris dans Un homme et son péché : le Jean-Jean Ouellet de la seconde nouvelle, c’est Alexis Labranche. On a aussi un personnage qui s’appelle le notaire Lepotiron dans « Le triomphe Virgile ». Ces nouvelles réalistes sont parues, un an après la sortie d’Un homme et son péché (1933). Ont-elles été écrites avant? S’était-il fait la main avec ces nouvelles? Grignon scénarisa pour la radio, avec sa cousine Germaine Guèvremont, « Le déserteur ». Ce radio-roman fut le précurseur des Belles Histoires des pays d’en haut.

Extrait (le départ dans « Le déserteur »)
À dix heures moins le quart on avait fini de placer les meubles, les caisses et les valises dans le camion. Il ne restait plus que la famille, sur le perron. Médor, cependant, ne voulait pas sortir; il tournait dans la cuisine et de temps à autre il laissait entendre un hurlement plaintif, d'une mélancolie à fendre l'âme.

Une dernière fois, Dubras alla faire le tour des bâtiments de la ferme. Il regarda partout sans rien voir. Il se sentait triste, et il aurait préféré ne pas partir, mais il avait son orgueil. On le vit traverser la cour et s'arrêter pour flatter la petite jument brune. Elle tourna vers son ancien maître sa tête intelligente. Puis, l'homme se dirigea du côté de la maison. Sans savoir pourquoi, il s'arrêta une dernière fois près du puits; il se pencha au-dessus, plongeant son regard jusqu'au fond, où l'eau, reflétant un coin du ciel et son visage, restait lisse comme un miroir. Il y vit tout son passé.

Ce coin de terre qu'il abandonnait lui paraissait sacré maintenant. C'est ici qu'il était né, qu'il avait grandi; qu'il avait tant travaillé pour hériter enfin de cette ferme de laquelle il tirait, depuis quinze ans, le pain de chaque jour. Il n'osa pas se demander pourquoi il désertait le sol qui le nourrissait lui avait rendu cent pour un. Il avait peut-être trop écouté ses enfants, sa fille Adeline surtout. Sa femme même, depuis quelques mois, semblait s'ennuyer et lui faisait des reproches amers. Lui, au moins, il n'aurait pas dû céder. Maintenant, il était trop tard.

Le déserteur se débarrassa comme il put de ces idées et il entra dans la cuisine, en condamna la porte par l'intérieur, vérifia l'occlusion des fenêtres. On le vit sortir peu après par en avant. Sur le mur de la maison, à droite, il cloua un écriteau: « Terres à vandre avec mason. Bons prix. S'adressez au voisin. » Puis, il décrocha une contre-porte, faite de planches de bois mou et la cadenassa.

— Ça y est, fit-il, en s'adressant au père Lafond qui le regardait agir sans dire un mot, impuissant à cacher sa tristesse. Voici les clefs, mon Baptiste. S'il arrivait quelque chose, voudrais-tu m'écrire en ville? (p. 21-22)

Claude-Henri Grignon sur Laurentiana
Le Déserteur
Un homme et son péché (édition originale)
Un homme et son péché (édition du Vieux Chêne)
Ombres et Clameurs
Le Secret de Lindbergh

4 juillet 2007

En guettant les ours

Edmond Grignon (Vieux doc), En guettant les ours, Mémoires joyeux d'un médecin des Laurentides, Montréal, Beauchemin, 1930, 259 pages. Édition révisée, corrigée, augmentée, illustrée par A. Bourgeois, A. A. Labelle et Mat (1re édition : Montréal, Édouard Garand, 1930, 238 pages)

Edmond Grignon, qui se faisait appeler Vieux Doc, était l’oncle de Claude-Henri Grignon et de Germaine Guèvremont. C’est le curé Labelle lui-même qui l’aurait incité à s'établir à Saint-Agathe-des-Monts, en 1886, pour exercer la médecine. À lire ce recueil de souvenirs, on comprend que Grignon était un personnage haut en couleurs qui s’amusait de tout.

Il raconte par exemple comment, tout jeune enfant, il prit sa première brosse : son père, cabaretier, jetait un « plein sceau de cerises » dans ses tonneaux de whisky. Par mégarde, un employé qui roulait le tonneau à l’extérieur ne s’aperçut pas qu’il s’était vidé en partie. Mais les poules et le jeune Edmond découvrirent le précieux butin et prirent une bonne cuite : « Toute la basse-cour semblait ivre […] Le maître Coq, la face apoplectique, faisait la roue autour des poules, et s'affaissait sur le côté; celles-ci s'écrasaient pour recevoir ses caresses, impuissantes ensuite à se relever. Les poulets et les poulettes jouissaient de l'existence en roucoulant comme des colombes. Des cochets, au vin mauvais, le cou gonflé par la colère, se crêpaient la crête et s'arrachaient les plumes en poussant des cris gutturaux. Et les deux petits garçons qui les regardaient, s'endormirent et roulèrent au milieu de l'orgie... » Il raconte encore sa jeunesse de jeune séducteur, certains épisodes de sa vie étudiante quand il allait « voler des cadavres », plusieurs histoires de pêche (il y avait tellement de poissons qu’il fallait « se cacher pour appâter les hameçons »), quelques épisodes liés à sa pratique de la médecine dont l’un sur ce sujet assez extraordinaire : quand une personne savait qu’elle allait mourir, elle « prenait les commissions pour l’autre monde ».

Ce sont aussi les « pauvres gens » qu’il côtoyait et qu’il aimait qui sont le sujet de maintes anecdotes : leur parler, leurs croyances naïves, leurs réparties savoureuses comptent pour beaucoup dans les récits du Vieux Doc. Par exemple, il se moque d’un restaurateur, sans instruction, qui avait l’amour des grands mots. Pour épater ses clients, il émaillait sa conversation de mots dont il ne comprenait pas le sens. Par exemple, il aurait dit : « Regardez donc, Messieurs, quel beau panama! Comme c'est pythagore! » Il faut remplacer « panama » par « panorama » et « pythagore » par « pittoresque ». Le Vieux Doc et ses amis, quand ils voyaient que le restaurateur les écoutait, faisaient exprès pour l’induire en erreur, pour mieux se gausser après coup. Il y a aussi cette vieille dame qui employait « suppositoire » pour « supposition ». On imagine les quiproquos! Il s’excuse, pour la forme, de présenter des sujets plus triviaux : ainsi il raconte l’histoire d’un « pauvre colon », à moitié sourd, qui l’avait consulté pour une conjonctivite et une irritation du rectum. Il revint la semaine suivante, plus malade que jamais : il avait interverti les médicaments.


En tout son livre compte 23 chapitres, dont certains comportent deux ou trois anecdotes. Dans les derniers, sur un ton plus sérieux, il présente un bilan de sa vie, entre autres de sa pratique médicale. Et les ours du titre? Laissons l’auteur expliquer lui-même l’expression : « Les colons, habitués à faire le guet dans les ténèbres avec leurs fusils pour protéger le grain et le bétail contre les ours, appelaient également guetter les ours le fait d’attendre la venue de ces pauvres innocents. »

Extrait

LA BAISETTE
On parle beaucoup du curé Labelle, le roi du Nord, surtout depuis que l'abbé Elie Auclair, ce classique, a publié une biographie si intéressante du grand homme.

Mais l'écrivain n'a pas dit comment son héros, qui s'exprimait toujours en termes choisis en chaire ou dans ses conversations avec les gens instruits, aimait à causer avec les gens de son entourage et ses colons dans un langage simple et familier. Il les tutoyait tous et parlait comme eux : « moé, toé, à mâtin, à soir ».

Il était non seulement le roi des Laurentides, mais aussi le prince du terroir.

Il ne détestait rien tant que les cérémonies, et quels supplices il eut à endurer quand on le gratifia du titre pompeux de « Monseigneur » attaché à la charge de protonotaire apostolique.

Cédant aux instances de ses nombreux amis, il dut consentir à donner une grande réception à ses paroissiens, qui accoururent en nombre, les hommes en habit noir, les dames dans leurs plus éclatantes toilettes, lui présenter leurs hommages et pratiquer le baise-main que bien des gens croyaient de rigueur en une telle circonstance.

L'humble prêtre bouillait et quelques-uns des anciens Jérômiens se rappellent encore la moue qu'il esquissait et les paroles épicées qu'il prononçait tout bas, en réponse aux compliments parfois exagérés de ses admirateurs.

Le lendemain matin, le bon curé, pas plus fier pour tout cela, disait la messe basse comme d'habitude. Le frère Guy, directeur du collège avait recommandé aux servants d'avoir à baiser la bague de monseigneur chaque fois qu'ils lui présenteraient un objet.

Le jeune Émile Beauchamp, aujourd'hui un commerçant de la métropole, servait la messe ce jour-là et n'oublia pas de se conformer consciencieusement à la consigne.

Le bon prêtre paraissait énervé, et quand, à la fin de l'office, Émile lui offrit pour la dernière fois la burette à l'eau, il lui fallut, pour baiser sa bague, courir après la main du célébrant qui, impatienté, lui cria. « Veux-tu ben me lâcher la baisette, toé, à matin? » (p. 179-180)

1 juillet 2007

Débâcle sur la Romaine

René Ouvrard, Débâcle sur la Romaine, Montréal, Fides, 1953, 234 pages.

Jean Latour doit épouser Lucile (elle a seulement un prénom) l’an prochain. Pour l’heure, il compte passer l’hiver à trapper au nord-est de Sept-Îles, complètement en amont de la rivière Romaine, et l’été suivant, fort de ses connaissances en minéralogie, à explorer le territoire. Il s’est associé à Roch Demaison, un ami de longue date, l’ancien et toujours amoureux de Lucile. Les deux ont engagé Gérard Brais pour compléter l’équipe.
Après avoir consulté les Montagnais pour trouver un territoire de chasse libre, ils remontent la Romaine avec leur matériel. En cours de route, Demaison manque de se noyer : l’intervention de Latour le sauve. Rendus sur place, ils montent un camp et tracent leurs chemins de trappe. L’hiver passe vite, les fourrures s’accumulent. À l’approche du printemps, pour augmenter leur pécule, ils essayent de commercer des pelleteries supplémentaires. Leurs voisins montagnais leur parlent d’un Métis malcommode, Jack Poulain, qui échangerait peut-être ses fourrures. Durant le voyage en cométique, Latour est mordu par un chien qui a la rage. Décision est prise de gagner de toute urgence la mission la plus près, soit Rigolet (Kikiac, au Labrador). C’est une lutte de tous les instants contre la mort. Au bout de huit jours, pris de panique (voir l’extrait), Demaison l’abandonne à son triste sort et revient sur ses pas. Seul, dans une lutte terrible, Latour va atteindre Rigolet.

Le printemps étant revenu, Brais et Demaison descendent à Sept-Îles et annoncent la mort de Latour à Lucile. Demaison arrange un peu l’histoire pour camoufler sa lâcheté. Pourtant, les remords ne le quittent pas. L’été et l’automne passent sans nouvelles de Latour. Tout le monde pousse Lucile à l’oublier. Elle finit par fréquenter Demaison, son ancien amoureux, et consent à l’épouser. Seize mois ont passé depuis le drame. Contre toute attente, Latour réapparaît. Un père eudiste de Rigolet l’a guéri. Il est prêt à pardonner à son ami, mais lorsqu’il découvre qu’il a épousé sa bien-aimée, il entre dans une fureur sans borne. Il s’arrange pour parler à Lucile et il comprend que cette fille a été trompée, qu’elle est toujours amoureuse de lui. Latour et Lucile essaient de s’éviter, mais la passion est plus forte. Ils se tombent dans les bras.

L’automne venu, Demaison monte au chantier. Latour achète une goélette. Il réussit à convaincre Lucile de fuir avec lui, mais au dernier moment, c’est lui qui se désiste. Il a l’impression que cette voie est sans issue, qu’elle les déshonore. Roch et sa femme déménagent en Abitibi. Là-bas, Roch acquiert une concession très riche en or, croyant ainsi reconquérir Lucile. Pourtant, celle-ci dans un accès de fureur, allume quelques bâtons de dynamite essayant de se tuer, tout en emportant Demaison dans la mort. Lui seul s’en sort.

Nous voici quinze ans plus tard. Que sont devenus nos amis? Latour a vendu sa goélette depuis longtemps et est devenu père eudiste. Il œuvre à Rigolet. Demaison, lui, est devenu un riche homme d’affaires. Un jour, on attire son attention sur un entrefilet dans le journal qui lui révèle que le père Latour est perdu dans le nord. Il grée son avion et le retrouve dans une tribu autochtone décimée par une épidémie. Latour est mourant de la gangrène. Cette fois-ci, Demaison se rachète et accompagne son ami dans la mort. Grâce au père Latour, il retrouve ses croyances religieuses.

Roman à la Yves Thériault, sans l’aisance narrative de celui-ci. Ouvrard réussit à bien rendre les passages dramatiques de son roman : la rage, la course contre la mort de Latour, une tempête en goélette, l’explosion à la mine, la gangrène de Latour. L’histoire d’amour est faible. Le roman aurait gagné à être raccourci. Ouvrard finit par démontrer que la voie religieuse est supérieure à tout autre. Latour abandonne femme et affaires pour se consacrer à Dieu. Même Demaison, mal à l’aise avec ses richesses, admet la supériorité de son ami. L’argent à mauvaise odeur, le succès en affaires isole. ***


Extrait
Fortin arpentait la pièce, oubliant ce qu'il transportait. Lorsqu'il passait près de la lampe, on voyait la sueur perler à son front. Roch fit une pause tout comme s'il eut attendu un commentaire qui ne vint pas.
— Avez-vous déjà vu un homme enragé, vous autres ?
— Non, dit Fortin.
— C'est effrayant... Je ne suis pas un poltron, mais je ne voudrais pas repasser par la même expérience... Je suis resté deux semaines avec lui. Quinze jours d'enfer ! Il voulait monter jusqu'à Rigolet. Il prétendait qu'il s'y trouvait une mission où l'on soignait... Je n'ai pas voulu le contrarier : je l'ai accompagné, vous le connaissez, il battait la piste quand même et il marchait, il marchait... Ah, il aurait bien mérité de vivre après tous les efforts, toutes les souffrances endurés pour aller jusqu'au bout. Dans les derniers temps, je menais tout seul, des jours entiers... Il criait après moi. Je n'allais pas assez vite ! Il s'emportait. Dans ces moments-là, je retrouvais dans ses yeux le même éclat de ceux du chien... Chaque soir, je le veillais comme un mourant ; le mal le secouait, il tressautait comme sous le coup de décharges électriques. C'était une chose que j'ignorais, voir mourir ; mais de cette façon-là, à petit feu, c'était atroce. Je sais que la présence d'un ami, au moment de passer, est une consolation ; mais à lui, quelle assistance cela lui procurerait-il, s'il était fou ?— Et tu l'as abandonné, cria Gérald.
Roch se rebiffa :
— Qui te l'a dit ?
— Ça se devine !
— J'aurais voulu te voir à ma place. De jour en jour, je le voyais devenir un monstre, prêt à mordre ! A tuer ! Lui aurais-tu confié ta main, toi, dans ces conditions, pour qu'il la serre avant de crever ?
Fortin et Brais ne bronchèrent pas ; Roch s'emporta.
— Ne valait-il pas mieux partir plus tôt que d'être obligé de l'abattre à coups de revolver ? (p. 81)