Roch Carrier, Il est par là, le soleil, Montréal, Les éditions du jour, 1970, 142 p. (Les romanciers du jour, R-65)
À travers l’histoire d’un certain Philibert, Carrier esquisse celle du « pauvre petit » Canadien français, sans instruction, porteur d’eau, exilé dans son propre pays. Son enfance est marquée par la violence de son père, Arsène, le fossoyeur d’une paroisse perchée dans les Appalaches. La famille vit pour ainsi dire au niveau des animaux qu’elle doit tuer pour se nourrir. Philibert a tôt fait de quitter son village et il se retrouve dans un Montréal qui parle rarement sa langue. Là, il est déblayeur de neige, piocheur d’asphalte sur la Sainte-Catherine, ouvrier dans une usine de chaussures, éplucheur de patates dans un restaurant grec, etc. Mille métiers, mille misères. Ignorant et exploité à l’os.
Sa vie change lorsqu’il rencontre Boris Rataploffsky, la « Neuvième merveille du monde ». C’est une espèce de géant qui se donne en spectacle. Il monte sur le ring et il permet à tous ceux et celles qui en ont envie de le frapper. Philibert, devenu Phil, devient son « manager » et fait beaucoup d’argent qu’il dépense dans des bars et avec des prostituées. La lune de miel tourne court quand le géant, sans raison apparente, se suicide. Rapidement, Phil se retrouve dans la dèche et reprend le dur boulot du travailleur manuel. Il se croit de nouveau sauvé quand il apprend qu’il est le seul héritier du géant. Un accident de voiture vient mettre un terme à son rêve d’acheter une épicerie.
Les derniers mots de Philibert : « Il est par là, le soleil… » Tout semble indiquer que la mort est une délivrance. La question que le texte ne permet pas d’éclaircir : ce Philibert n’était-il que le symbole du Canadien français. Si tel est le cas, on assisterait à sa mort et la phrase finale prendrait un autre sens. Pour reprendre deux célèbres vers de Miron : « On n’est pas revenu pour revenir / On est arrivé à ce qui commence. » Ce roman est le dernier de ce que Carrier a appelé « La trilogie de l’âge sombre » .
Extrait (la fin)
— Vivre, c'est une malédiction.
Les paroles ont éveillé dans son nid une couleuvre qui sort par l'autre orbite.
— J'ai jamais demandé à vivre, dit Phil.
Une tête de porc maigre s'avance sur une ossature dont les os ressemblent à un arbuste calciné, le monstre se jette à quatre pattes parmi les braises, jappe, houspille le serpent comme un chiot turbulent :
— Tu souffres, ricane-t-il, tu as toujours désiré souffrir.
Les flammes s'agitent avec des mouvements de reptiles déments et le sol se décompose en étincelles aiguës, mais le feu s'assombrit, les flammes sont grises maintenant, la lumière est poussiéreuse et ne repousse plus la nuit qui redevient toute noire: la voûte intouchablement noire s'abat sur Phil. Oh ! le poids de cette charretée de bois renversée sur lui...
La nuit a la chaleur sur lui d'une mère, il est seul, mais où ? Dans son lit d'enfant, peut-être, et son cœur s'arrête car une main pèse sur sa poitrine; son cœur est une petite framboise entre des gros doigts de fer.
Sur la voiture renversée, une roue encore vivante perd sa vitesse comme le sang se perd, elle s'appesantit sur l'essieu, elle ralentit, elle hésite, tourne encore, elle tourne à peine, elle s'amollit, s'engourdit et s'arrête…
Philibert croit dire : « Il est par là, le soleil… »
Roch Carrier sur Laurentiana
Les jeux incompris (1956)
Cherche tes mots cherche tes pas (1958)
Jolis Deuils (1964)
La trilogie de l’âge sombre :
La guerre yes sir (1968)
Floralie où es-tu? (1969)
Il est par là le soleil (1970)