18 septembre 2020

Les inutiles

Eugène Cloutier, Les inutiles, Montréal, Le cercle du livre de France, 1956, 202 pages.

Jean et Antoine, deux patients de l’hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu, s’évadent afin de retrouver Julien, un ami qui a été interné en même temps qu’eux et qui a été libéré depuis un bon moment. Il n’a plus donné signe de vie, ce que nos deux compères n’arrivent pas à comprendre. Après leur évasion, ils s’installent dans un hôtel à Montréal. Pour survivre, ils organisent et réussissent un vol de banque. Ils vont à Toronto pour blanchir l’argent. Sentant qu’un homme mystérieux les suivait, ils s’enfuient dans Les Laurentides en laissant derrière eux un message pour Julien. Celui-ci vient à leur rencontre sans démontrer beaucoup d’intérêt pour eux. Ils rentrent finalement à Montréal. Jean veut profiter de l’émeute provoquée par la suspension de Maurice Richard pour tuer Julien, mais Antoine l’en empêche. L’homme mystérieux qui les suivait était un agent de police qui avait choisi de ne pas intervenir, assuré qu’ils reviendraient par eux-mêmes à l’hôpital. Les deux prennent un bateau qui les mènera à Cuba ou au Brésil.

On a de la difficulté à comprendre l’enjeu de ce récit, à la fois philosophique, psychologique, ou même policier. La quête d’amitié des deux anti-héros n’est guère convaincante. Tout le roman repose sur leur volonté de retrouver un ami qui les a oubliés. Disons-le, c’est bien mince.  Si on comprenait davantage le lien qui les unit et si on savait ce qui a mené à leur internement, peut-être serions-nous en mesure de comprendre leur « idée fixe ». Pour le reste, la réflexion existentialiste sur l’amitié, la solitude, la liberté est très datée. Oui, on le sait depuis Monsieur Sartre, « l’enfer c’est les autres ». Pour tout dire, ce roman, pas très bien reçu à l’époque, est difficile à lire. 

Extrait
Antoine regarda curieusement son ami.  Pourquoi s’amusait-il toujours à le mystifier? Ça n’était donc pas suffisant d'avoir à comprendre les autres, qu’il devait maintenant s’appliquer à traduire les paraboles de son meilleur ami ! Il refoula ces réflexions. Jean avait repris d’une voix si douce, si attachante :

— J’avais un chien. Il s'appelait Caligula. Je lui avais donné ce nom à cause de son profil d’empereur et non pour des raisons de caractère ou d’appétits. Il était comme tous les chiens d’un naturel attendrissant. Un jour que je rentrais à la maison, après un examen raté, Caligula me fit son traditionnel accueil, dont les manifestations hystériques m’avaient toujours fait grande pitié mais qui, ce jour-là, me furent insupportables. Au lieu de m’appliquer, comme à l'accoutumé, à le calmer par des caresses et des abjurations amicales, je me souviens l’avoir presque éventré d'une ruade. Il s’est roulé par terre, ameutant toute la maison par de longs cris déchirants. Je le regardais, vidé de réflexes, comme après un crime. Plusieurs heures s’écoulèrent. À la nuit, je m’installai à ma table de travail. Soudain, j’entendis tout près de moi une respiration haletante. C'était Caligula, assis sur son derrière, et qui me regardait. On ne pardonne jamais à autrui le mal qu’on lui fait. Je ne pouvais soutenir son regard. J’aurais voulu le chasser de nouveau pour qu’il cessât de me rappeler un geste que je réprouvais. Je me concentrai dans mes livres pour oublier sa présence. La respiration était toujours là, à même distance. Je parvins à l'ignorer encore quelques minutes. Puis, je regardai Caligula, droit dans les yeux, pour lui faire comprendre que sa présence me gênait. J’étais sûr d'y lire un reproche, une supplique ou une plainte. Les chiens sont tous plus ou moins bouddhistes. Or, il n’y avait dans les yeux de Caligula, ce soir-là, ni un reproche, ni une supplique, ni une plainte. Il cherchait mes yeux pour comprendre. Peut-être y avait-il aussi une nuance de remords dans son regard. II semblait me dire : « Je me suis certainement rendu coupable d’un crime, mais lequel? » Je l’attirai sur mes genoux. Je le caressai. Il en eut un tressaillement. Mais ses yeux n’étaient pas apaisés. Ils voulaient toujours comprendre. Sans le savoir, Caligula me livrait ce soir-là le secret de l’amitié vraie. C’est dans « cette insistance à comprendre » qu’elle ré­side. Insistance profonde, sereine, pacifique.

Jean regarda un moment passer le silence autour d’Antoine et reprit avec la même voix attendrie :

— Même si Julien avait vidé sa vie de toute amitié, nous le reprendrons à cause de cette insis­tance à le comprendre. 

Puis il durcit brusquement le ton : 

 Ne répète jamais à d’autres ce que je viens de te confier. On te croirait tombé d’une autre planète. Antoine essuya une larme. (p. 114-116)

Eugène Cloutier sur Laurentiana
Les témoins
Les inutiles

2 commentaires:

  1. Ce roman est quand même intéressant d'un point de vue historique et sociologique. On y trouve un chapitre sur la fameuse émeute du Forum de 1955, ainsi qu'une description curieuse de la rue Sainte-Catherine de l'époque, y compris les lieux de rencontre homosexuels. J'en parle dans mon livre Equivocal City: French and English Novels of Postwar Montreal (McGill-Queen's, 2018).
    PS: J'ajoute que dans la préface de cet ouvrage je reconnais ce que je dois aux renseignements trouvés dans votre blogue au fil des années. Merci!

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  2. Oui, vous avez raison pour l’aspect social. Heureux de constater que mes comptes-rendus permettent d’élaguer un peu le terrain des spécialistes.

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