Frère Gilles, L'héritage maudit : nouvelle canadienne, Montréal, La Tempérance, 1919, 64 pages.
« Ebrii gignunt Ebrios »
(Plutarque) : un ivrogne en engendre
un autre, cite le Frère Gilles en exergue. Et il conseille aux mamans de mettre
ce livre entre les mains de leur fille.
Céline Larrivée vit seule sur la ferme avec son vieux père, son frère, qui devait hériter du bien paternel, étant décédé. Plusieurs garçons lui tournent autour, mais c’est Cyprien Lachance
qui lui tombe dans l’œil. Et quand son père meurt subitement, c’est lui qu’elle engage comme fermier. Or son père ainsi que sa tante l’ont mis en
garde contre Cyprien qui a la réputation d’être un buveur.
Céline l'épouse quand même et les malheurs ne
tardent pas à venir : il est un mauvais fermier et la terre périclite. Il se rend de plus en plus souvent à
Montréal où il fait la noce avec son frère. Finalement, il décide d'y déménager
sa famille (3 enfants). En ville, c’est la débandade complète. Il boit, devient violent, la famille manque de tout. Dans une de ses
colères, il bouscule sa fille aînée qui en meurt. Au sortir d’une
de ses beuveries, il se bat, est grièvement blessé et, incapable de se
laisser soigner sans boire, il succombe à ses blessures. Ne reste plus à Céline
et à ses deux enfants qu'à rentrer au bercail. Le fermier qui loue sa
terre, et qui est depuis toujours amoureux d’elle, est prêt à libérer la maison. Le
curé, mis au courant de tout cela, nous apprend que Cyprien avait un père alcoolique
qui lui avait transmis cet héritage maudit. « Aux chantiers, s'était
réveillée en lui cette soif latente de la boisson qu'il avait héritée de son
père; il a tout sacrifié pour assouvir cette soif de damné. Vous étiez ici à
son mariage. Vous avez vu les progrès du mal, et vous en voyez aujourd'hui les
conséquences funestes. C'est lui qui a reçu l'héritage maudit. »
C’est un roman du terroir, ce dont ne rend pas compte le résumé. La transmission du bien paternel,
l’idéalisation du paysan qui collabore avec Dieu, l’aspect formateur
et vivifiant du travail agricole, la perpétuation de l'héritage des ancêtres, la
ville mauvaise sont tous des thèmes classiques qu’on retrouve dans ce petit
roman. « Il dit les joies pures dont la terre avait fleuri son existence,
en échange de ses soins mercenaires. Devant elle, il ne voyait ni maître ni
serviteur, car après tout, la terre n'appartient qu'à Dieu. Il se reconnaissait
le gérant de cette infime portion confiée à ses soins pour ce peu de temps qu'est
la vie. Comme il avait reçu cette terre de ses ancêtres, de même il devait la
rendre à ses enfants. Si, pour remplir ses devoirs envers elle, il avait besoin
d'aides, il ne voyait pour tous qu'un même devoir dans un même intérêt et un
même amour. Et d'un geste large, embrassant tout le bien : Voilà, après Dieu,
dit-il, celui que nous servons! »
Par contre, et c’est en cela
qu’il est différent, sa thèse principale a plutôt trait à l’alcoolisme. C’est
un roman à thèse, à visée morale, qui incite les jeunes filles à éviter les
beaux parleurs qui fréquentent la « bebotte » : « Il
semblerait même que le malheur est promis à ceux qui renient la terre, pour se
prostituer à l'amour de la boisson par exemple, comme ce pauvre Cyprien. »
Inutile de dire que la démonstration du Frère Gilles ne fait pas dans la
dentelle : Céline trahit la mémoire de son père, est battue, met au monde un « pauvre petit être rachitique, scrofuleux », doit mendier. Pourtant,
en tant que narrateur, le frère Gilles ne semble pas scandalisé qu’une religieuse incite
Céline à la résignation : « Elle dit qu'elle avait le droit de
pleurer pour son mari, pour ses enfants... Mais dès lors qu'il s'agit des
autres, c'est debout qu'il faut souffrir... Le sacrifice est une fête entre
l'âme et Dieu... elle goûterait comme II est doux, car II a tant souffert
!... » Donc, si on a bien compris, « tu dois éviter les alcooliques,
mais si tu en épouses un, endure ton malheur ».
Autres romans qui prêchent contre l'alcoolisme :
L'obscure Souffrance de Laure Conan
Autour d'une auberge de A. C. de Lisbois
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