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22 juin 2012

Sabre et scalpel


Napoléon Legendre, Sabre et scalpel, Québec, Éditions de la Huit, 1998, 237 pages.

Ce roman est d’abord paru en 1872 dans l’Album de la Minerve. On a sous la main sa première édition en livre.

Gilles Peyron a ourdi un plan machiavélique pour détrousser une jeune héritière, orpheline de surcroit. La jeune fille, Ernestine Moulins, vit avec un oncle et une tante, vieux garçon et vieille fille, dans une espèce de château à Cap-Rouge. Peyron s’est associé deux complices dans l'affaire : un médecin (Giacomo Pétrini) et un ancien marin  (le père Chagru) qui agit contre son gré. Le plan de Peyron est simple : d’abord investir les lieux et ouvrir le chemin au  docteur Giacomo Pétrini, lequel doit séduire la jeune fille, l’épouser et faire disparaître le vieux garçon et la vieille fille.

Peyron se fait engager comme intendant. Par son zèle, il se rend indispensable. Sa position assurée,  il simule une maladie, ce qui assure à Pétrini ses entrées dans la maison. Ce dernier en profite pour faire sa cour. Tout irait pour le mieux sans Gustave Laurens, un beau jeune militaire, dont la sœur était la meilleure amie d'Ernestine. Il est amoureux d’Ernestine. Le père Chagru, engagé sur la ferme, qui est honnête au fond, écrit à Laurens une lettre anonyme dénonçant Peyron et Pétrini. Landens découvre bientôt que Pétrini et Peyron ne sont rien d’autres que deux des anciens chefs de la bande de Cap-Rouge. Il y a quelques années, ils ont fabriqué de la fausse monnaie qu'il écoulait entre autres à New-York. Ils ont échappé à la justice.

Dans la même semaine, Pétrini et Laurens demandent la main d'Ernestine. Laurens est bien décidé à démasquer Pétrini et Peyron. Voyant que leur plan allait être découvert, les deux filous décident de le modifier : ils font enlever la jeune fille et la gardent captive dans une grotte aménagée de l'époque où ils étaient faux-monnayeurs. Ils visent dorénavant une rançon. Laurens finit par accuser publiquement Pétrini et Peyron. Les deux s'enfuient dans la grotte. Le lendemain, Laurens donne l'assaut avec l'aide de quelques soldats. Il tue lui-même Pétrini. Peyron y perd aussi la vie. Dans l'épilogue, on apprend que Laurens et Ernestine sont fiancés.

L'édition de Rémi Ferland est très soignée. À la fin du livre, on retrouve 30 pages de notes, certains écrits de Legendre,  une critique de Faucher de Saint-Maurice et un survol de sa vie et de son œuvre rédigé par Camille Roy lors de son décès survenu en 1907.

Legendre a écrit un roman d'aventures dans la plus pure tradition.  Rémi Ferland, dans sa belle introduction, décrit bien la portée et les limites d’un tel roman :
« En somme, Legendre se veut convivial et entretient avec son lecteur, rangé, ainsi que lui, parmi les « gens d'esprit », une connivence amusée, évidemment toujours honnête, marquée au coin de la finesse et du goût, selon le sens qu'avaient ces mots dans le siècle dernier.

C'est dans cette perspective qu'il faut lire le roman Sabre et scalpel, soit à la manière d'un divertissement d'antan. Une belle héritière, un tuteur naïf, deux prétendants, l'un fourbe et dissimulé, l'autre dévoué et franc, des vilains et des justes ; un sombre galetas, un riche manoir isolé, une caverne secrète et labyrinthique ; un complot, un enlèvement, des scènes de bataille, un amour idyllique ; enfin, après mille embûches, un dénouement heureux et enchanteur : l'œuvre se classe sans équivoque parmi les romans d'aventures, ce premier mouvement romanesque de notre histoire. Conventionnée ainsi qu'un jeu, la narration, bien sûr, comporte de nombreuses invraisemblances, et ce serait un autre jeu de les relever toutes, en même temps que les poncifs qui les accompagnent. Mais l'intérêt d'une relecture aujourd'hui est ailleurs. On ne saurait pas juger des œuvres anciennes selon les critères actuels ni ne retenir que celles qui laissaient présager ce que notre littérature deviendrait. S'il faut étudier avec équité le corpus québécois du siècle dernier, toute production sera replacée dans son contexte. » (p. IX-X)

Napoléon Legendre - BAnQ
Legendre flirte avec le roman historique quand il évoque la bande de Carouge. François-Réal Angers dans Les Révélations du crime ou Cambray et ses complices, Eugène L’Écuyer dans La Fille du brigand, Alphonse Gagnon dans « Geneviève » et Louis Fréchette dans Mémoires intimes ont aussi raconté les méfaits de cette bande de malfaiteurs.

Étonnamment, ce roman se lit encore très bien. Legendre ne surcharge jamais le récit comme c’est souvent le cas des romans du XIXe siècle. L’écriture est fluide et on peut passer à travers le livre sans qu’on ait besoin de consulter les nombreux renvois, placés judicieusement à la fin et non au bas des pages.

Extrait
À ce moment, la portière se souleva doucement ; Ernestine se retourna ; Pétrini était devant elle, pâle, les vêtements en désordre et un doigt sur la bouche.
« Chut ! fit-il, pour réprimer un cri qui allait s'échapper des lèvres de la jeune fille : ma vie et la vôtre sont en danger, silence !
- Mon Dieu ! murmura-t-elle tout bas, en tendant les mains vers Pétrini, c'est bien vous ? Alors je suis sauvée ! »
- Pas encore, dit-il en serrant les deux mains qu'elle lui tendait, mais nous allons au moins y travailler. Que je me remette un peu. Ah ! j'ai eu bien du mal pour parvenir jusqu'ici et vous trouver. »
Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues et il se laissa tomber sur un banc, comme écrasé par la faiblesse et l'épuisement.
Décidément c'était un grand comédien que Giacomo Pétrini.
Quand il eut soupiré et qu'il se fut essuyé le front pendant plusieurs minutes, il reprit d'une voix presque mourante :
« D'abord laissez-moi vous dire que j'ai vu votre oncle ce matin ; il est triste mais plein d'espoir. Ah ! s'il pouvait savoir, maintenant, que je vous ai retrouvée ! »
— Mais il le saura bientôt, n'est-ce pas ?
— Si je sors d'ici vivant, je vous le jure !
— Dieu ! est-ce que vous seriez prisonnier, vous aussi ?
— Chut ! ne parlez pas si haut. Vous ne connaissez pas le lieu où vous êtes. C'est une immense caverne, remplie de bandits et d'armes de toute espèce. À l'heure qu'il est, nous sommes entourés, et, d'un moment à l'autre, si l'on soupçonnait ma présence ici, on pourrait me tuer sans merci.
— Alors nous sommes donc perdus, grand Dieu ! »
— Pas encore, je vous l'ai dit. C'est une espèce de miracle qui m'a conduit ici. En battant la forêt — car depuis hier nous sommes tous à votre recherche —, j'ai trouvé dans la montagne une fissure dans laquelle je me suis engagé, poussé par la Providence sans doute. Après des efforts inouïs, je suis parvenu jusqu'à vous. Tout me porte à croire que ce chemin par lequel j'ai passé n'est pas connu des bandits qui vous retiennent prisonnière, car il n'était pas gardé. Cependant ils sont là sept ou huit dans la caverne voisine, j'ai entendu leurs voix. Si je puis retourner par le même chemin sans être vu, nous reviendrons en force pour vous sauver; mais si je suis découvert... (page 129)

À consulter : Les éditions huit

15 juin 2012

Les feux s'animent


Jean Blanchet,  Les feux s'animent, Montréal, Fides, 1946, 181 pages.

« Réformé de l’armée canadienne, Marcel Durette revenait chez lui, à Ste-Luce-sur-mer, après trois années de service en Angleterre et en France. » Nous sommes le 2 octobre 1944. Une blessure au combat lui a valu ce retour prématuré. À Ste-Luce, Marcel retrouve ses parents et son frère Paul, des fermiers qui cultivent la même terre depuis trois générations. Marcel devait reprendre la terre, mais pour une raison inconnue, il a abandonné sans explication sa famille et son amoureuse en 1941. Sa petite amie, Thérèse Morin, habite la ferme voisine avec son père et son frère. Ce dernier fait des études classiques. Pourquoi Marcel est-il parti en 1941, d’ailleurs avec un des fils Morin? Pour une raison vieille comme le monde. Les Durette et les Morin sont en chicane depuis toujours et  Marcel a compris que leurs parents ne consentiraient jamais à son mariage avec Thérèse.

De retour, il apprend que Thérèse voit d’autres garçons, lui qui s’était imaginé qu’elle l’attendrait bien sagement. Il décide de repartir, cette fois-ci en ville, soi-disant parce que l’agriculture ne l’intéresse plus et que la terre appartient de droit à son frère Paul qui ne l’a jamais quittée. En ville, il travaille dans une usine d’armement, puis comme tourneur dans une manufacture d’instruments aratoires. Il s’y plait bien. Lors d’un passage à Ste-Luce, il finit par obtenir une conversation franche avec Thérèse. Les deux s’avouent leur amour. Marcel voudrait que Thérèse le rejoigne en ville, ce qu’elle refuse par amour filial. Son premier frère est mort à la guerre et le second va devenir prêtre, ce qui laisse son père seul sur sa terre, sans descendant pour assurer la transmission. Trois ans passent ainsi, les deux amoureux se contentant de s’écrire. Les deux pères finissent par constater la cruauté de leur attitude, mettent leur haine de côté et donnent leur accord au mariage. Thérèse et Jean vont reprendre la terre des Morin.

C’est un roman du terroir qui respecte les trois grands diktats du genre : l’importance de la religion, la conservation du passé et l’agriculturisme. Voici quelques citations :

 La campagne et la ville :
« Le soldat, ayant perdu contact avec la terre, avait réellement un certain dégoût pour son ancien métier de cultivateur. La ville, cette mangeuse d'hommes, dont les mirages avaient attiré des milliers de jeunes ruraux, le séduisait maintenant à son tour. Il avait confronté les deux existences et il avait désormais fixé son choix : la campagne avec tout ce qu'elle a de stable et de fécond, ne lui souriait plus. » (p. 27)

Le rôle du clergé :
« Il était persuadé que le clergé avait non seulement le droit mais encore l'obligation de s'occuper de l'économique, du professionnel, car c'est justement dans les domaines où s'accomplissent les devoirs d'état que se commettent aussi les péchés. Tout ce qui relève de la morale individuelle ou sociale intéresse au plus haut point les ministres de Dieu. Et ils sont dans l'erreur les gens qui prétendent que la sphère d'activité du prêtre se limite aux quatre murs du presbytère et de la sacristie.
Depuis trois quarts d'heure le jeune homme avait fermé sa porte de chambre et, à la lueur de la lampe, analysait de nouveau les enseignements de l'Église sur le travail, le capital, la propriété privée, la famille et le droit d'association. » (p. 102-103)

La terre, gardienne de la nation, du patrimoine et de la religion :
« Dans nos paroisses rurales, grâce à Dieu, Noël garde, dans l'ensemble, son caractère religieux et n'a pas encore pris figure de cérémonie où règnent l'esprit mondain et les divertissements les plus profanes. Les éducateurs et les sociologues n'ont pas tout à fait tort quand ils affirment que notre campagne québécoise demeure une puissante forteresse qui protège contre toutes les attaques du dehors, nos meilleures traditions catholiques et françaises. Ce bastion a peut-être ses points faibles, mais aussi longtemps qu'il restera debout, il n'y aura pas lieu de désespérer de notre survivance. Pour en fortifier la structure, pour le maintenir solide ce bastion, il faut des travailleurs, des remueurs de terre, des pousseurs de charrue, en un mot, des cultivateurs conscients de leurs responsabilités sociales et nationales, des hommes, des chrétiens, des apôtres. » (p.  82-83)

L’auteur était agronome et son roman apporte quelques nouveautés aux « vieux » romans du terroir. Deux éléments me semblent dignes de mention : le souci chez les cultivateurs de former des coopératives et la mise en place d’une agriculture plus scientifique (il y a un agronome dans le roman qui dispense sa science aux colons).  Ajoutons enfin que l’auteur possède un certain talent à camper ses personnages : « Sous des sourcils faiblement arqués, ses yeux couleur de noisette brillaient d'un doux éclat et donnaient à son visage limpide un air réjoui. Le nez était un peu retroussé, la joue ronde, les lèvres minces et d'un pur dessin. »

Le roman, bien écrit,  se termine ainsi : « L’habitant songeait à la ténacité d’une noble et jolie paysanne, qui ayant vécu de la terre, généreuse comme elle, réussit un jour à y ramener son fiancé. »

11 juin 2012

Profil de l’orignal

Andrée, Maillet, Profil de l’orignal, Montréal, Amérique française, 1952, 218 p.

Roman baroque, écriture surréaliste, Profil de l’orignal d’Andrée Maillet se démarque de la production romanesque des années 1950. Dans la préface, Gilles Marcotte a raison de faire le lien aussi bien avec Gauvreau que Miron;  le premier par l’écriture, le second pour la thématique de l’orignal.

On pourrait résumer ainsi l’histoire. Interne dans un hôpital, Paul Bar soigne un bûcheron-trappeur  du nom de John Austin. L’ayant guéri, et désireux d’aventures, il décide de le suivre dans les bois. Quelque temps plus tard, John Austin est tué par une mère orignal. Paul Bar s’empare de son petit, l’élève et « lui donne nom, John Austin ». Il l’habitue à boire du gin. Un an passe et John Austin « prend le bord pour suivre une femelle ». Las d’attendre son retour, Bar prend la fuite à son tour. On ne le reverra pas. Quant à John Austin, privé de gin, il devient fou dangereux.  On dit qu’il vaut mieux ne pas s’approcher de son ravage. Après avoir pérégriné un peu partout, Bar décide de revenir sur les lieux de sa rencontre avec John Austin. Il sera piétiné par l’animal.

De prime abord, on a de la difficulté à considérer ce livre comme un roman. Seuls le premier et les deux derniers chapitres sont en lien direct, soit la reprise des mêmes personnages dans le même contexte : Tous les autres chapitres nous proposent d’autres personnages, d’autres lieux et parfois d’autres temporalités. Ainsi on se retrouve aussi bien dans une galerie d’art à Paris qu’avec un professeur à Columbia; on rencontre un retraité qui rêve de posséder une quincaillerie, un sculpteur d’objets religieux, un brigand qui s’attaque à un couvent, un patient qui se confie à un faux psy, un survenant repêché au large de Gaspé, etc. Bref, on comprend qu’il faut chercher le fil qui relie ces histoires du côté thématique et formel.

L’auteure nous simplifie la vie en nous livrant elle-même les clefs de son roman. Tous les autres personnages ne seraient que des avatars de Paul Bar : « Entre les personnages qu'il avait composés, si distincts les uns des autres, il existait une relation; une corde les reliait qui était ce dégoût de lui-même: un monstre détestant les humains; l'homme qui aimait un orignal. / Il ne lui restait donc plus rien que cette décision d'aller jusqu'au bout de sa nature, décision qu'il avait durant quarante ans et en pure perte essayé d'éviter, non de discuter; de fuir, non de combattre. »

Pour interpréter ce roman à teneur hautement symbolique, il faut décider ce que représente l’orignal. Je ne crois pas qu’on puisse se contenter d’une interprétation unique. Comme on l’a vu dans la dernière citation, Profil de l’orignal, c’est l’histoire d’un homme qui part à la recherche de sa vraie nature. Mais cet orignal nous ramène dans un monde primitif, et même dans celui des coureurs des bois, de la nature québécoise. On pourrait donc dire aussi que c’est l’histoire d’un homme qui s’est perdu dans d’absurdes circonvolutions (intellectuelles, mondaines, étrangères…) et qui retrouve son identité, son berceau originel. Il y a au moins une autre voie d’interprétation, plus philosophique,  sur laquelle nous amène l’auteure.  Je lui laisse la parole (Ici, Bar est  en présence de deux trappeurs) :  

« La joie de le voir revenir à lui se manifesta sur le visage des deux associés. Ils tuaient les bêtes pour avoir leur fourrure parce que c'était leur métier. La vie humaine, en revanche, avait pour ces hommes si près de la Nature, une valeur que les hommes des villes ne lui accordent pas.
Paul Bar les reconnaissait. Ces gens étaient tels qu'il avait été lui-même.
L'épilogue ressemble toujours à la préface, songea-t-il. La vie n'a qu'un sens: une ligne qui va de la naissance à la mort. Le reste n'est que broderie. Pourquoi celui qui sait cela au départ ne se plante-t-il pas en terre tout de suite? Parce que précisément il n'est pas tin arbre. Il a besoin de chercher un dérivatif à la tristesse que lui apporte l'idée de la mort. J'aurais pu passer mon temps autrement; quelle importance puisque la solution est la même pour tout le monde et s'impose. Je n'ai pas voulu naître, j'ai aimé la vie et redouté la mort. J'ai cru l'éloigner en m'attachant à quelque chose d'impossible; il me semblait que je ne finirais pas avant d'avoir atteint cet impossible: une manière de m'éterniser. Ce qu'on possède passe avec soi. Ce que l'on n'a pas, demeure. Le désir allonge-t-il l'existence ou est-ce une illusion? Je vois bien que c'est une illusion. Pourquoi vivons-nous? Où vont ceux qui n'aiment pas ? Vers quoi dirigent-ils leurs âmes? Pourquoi aimer puis qu'il faut se défaire de tout? La mort n'a pas de sens. La vie en a un, jouir, et la mort n'en a pas. La vie n'en a pas non plus puisque tout le monde ne peut pas être heureux. Oui, les athées ont raison: la Nature est une force aveugle dans laquelle nous nous débattons pour en arriver au même terme, cycle après cycle, homme après homme. Vivement la fin du monde, que se termine l'Horreur une fois pour toutes. » (p. 210-211)

Que penser d’un tel roman? Je dois dire que je suis partagé entre l’admiration (surtout pour la  thématique) et l’agacement (par la construction alambiquée et, parfois, par l’écriture trop recherchée). Maillet a joué gros en essayant de lier ce qui ne devait pas l’être au départ (je présume). Est-ce que le pari est gagnant?  Pas tout à fait, selon moi. Si elle n’aidait pas beaucoup le lecteur, il ne verrait pas trop ce qui tient tous ces chapitres ensemble.

1 juin 2012

Orage sur mon corps


André Béland, Orage sur mon corps, Montréal, Éditions Serge Brousseau, 1944, 179 pages.
Les bouquinistes le présentent comme le premier roman homosexuel publié au Québec. Chose rare, le roman est suivi de neuf poèmes.

Julien Sanche a été renvoyé de son collège sous prétexte qu'il « corrompt tous ceux qui l'approchent ». Ses parents ont été convoqués par le directeur du collège qui leur a appris la nouvelle sans ménagement. « Julien invite chez lui des jeunes gens. Il les initie de sang-froid aux plus basses expériences. » Depuis ce temps ses parents humiliés et scandalisés le regardent avec dégoût. Julien lui-même est convaincu de sa faute et il se dit qu'une jeune fille saura le guérir de sa « perversion ». « S’il en existait une dont l’œil brille incessamment de désir, si une sorte de femme que la solitude sépare maintenant de tout un passé pittoresque, languissait dans sa demeure enrichie et cherchait un jeune homme pour elle seule, je tenterais de m’offrir. » Ce n’est pas une jeune fille mais plutôt une femme qui organise des partouzes (et qu’on dit folle) qui l’initiera aux plaisirs hétérosexuels.

Il parlera peu de cette aventure. Bien entendu, il n’en est pas ressorti hétéro : « Mais de là à soutenir que je ne porte en moi aucune trace de féminité, c'est autre chose, c'est mensonge ignoble... Satanée empreinte sur une telle journée, marque scélérate apposée sur le vingt-neuf novembre, par la soutenance d'une idée, d'un quasi-idéal que mes énergies avaient jusqu'ici sauvé du péril. Je ne suis pas femme ! Allons ! Je le suis peut-être trop ! De cela dépend en partie le malaise d'introspection qui me tracasse. De cela, ma faiblesse humaine est en partie née. Ah ! combien, à cette heure, je me déteste ! Avec quelle haine je me sens prostitué… »

Le soir de ses 18 ans, avec trois de ses amis, il s'enivre, ce qui diminue encore plus l’estime qu’il se porte et augmente la culpabilité religieuse : « Grâce pour mes vices innommables devant celui qu'à douze ans je fus !... Il ne m'est plus possible de reconquérir la pureté à laquelle je tenais tant : j'ai trop profané le mystère de ton génie par mes hypocrites chansons, mes lubricités, mes haines essentiellement contraires à ton message. J'ai théoriquement écrasé du talon les hosties exposées à l'adoration des croyants; quelques circonstances   propices auraient pu amener la pratique, Seigneur! Je n'ose désormais plus me retourner devant ton pardon, tant de noirceur et d'excréments sont entrés en moi et s'exhalent peu à peu de mon passage. Je suis lâche et je voudrais, mon Dieu, scier le bas de ta croix, pour qu'avec moi tu tombes à jamais dans le gouffre, pour que l'un par-dessus l'autre nous nous éteignions dans la mémoire des hommes. »

Il finit par quitter ses parents. II écrit une lettre à un poète qu’il admire, espérant quelque secours de ce côté, mais peine perdue et frustration supplémentaire, il ne reçoit aucune réponse.

Par désespoir, il en vient à l’idée de combattre le mal par le mal, quitte à plonger encore plus profondément dans son « abjection » : « Je ne devrais pas agir ainsi. Mon esprit me le dit assez. Mais l'orage est sur mon corps. Et mon corps, c'est ce qu'il y a de plus puissant chez moi. Alors, trop faible pour avancer, j'aurai assez de force pour reculer, pour descendre dans les plus profonds replis de la haine et de la perdition. Ma girouette zigzague vers les bas-fonds... »

Il décide de revoir une lointaine cousine qui souffre de tuberculose avec le dessein de la faire souffrir, de se venger sur elle. Il la visite, elle lui écrit, il s'amuse du fait qu'elle patauge dans un amour possible. Il la visite sur son lit de mort, juste pour lui dire que tout leur amour ne fut qu'une horrible farce.

Il se retire à la campagne. Il rencontre un jeune homme et une jeune fille. On peut imaginer le pire.

Mon résumé ne rend pas compte du déroulement du récit. Je n’ai retenu que les événements, alors que ceux-ci occupent très peu de place dans ce roman qui a le ton du journal intime. Julien Sanche essaie de se décharger de l'immense sentiment de culpabilité qui l'accable. Son témoignage n’est qu’une longue introspection plutôt abstraite, qu’une longue effusion lyrique. Le monde extérieur n’existe pour ainsi dire pas. Il n’y a presque pas de scènes dans le roman, que de l’analyse. En un sens, le roman est plutôt désincarné même si on ne parle que de sexe sans le nommer. L’égotisme du personnage finit par nous excéder.

En 1944, hors de tout doute, le sujet de ce roman était audacieux. Il est dommage que Béland (ou l’éditeur) l’ait bousillé. L’édition est bâclée (pleine de fautes) et le roman, parfois, surécrit : « Je pleure une cascade de sincérité, cependant que la fiction théâtrale dispose pour elle-même des clartés et des ombres… Quelle mare circulaire ou salée, produite par le subconscient salé de mon enfance, puis d’une partie de mon adolescence jusqu’à la découverte pubère, quelle plénitude où le dégoût jouit principalement, pourrait ne pas croire au prix de sa présence, ce soir? »