F. G. Marchand, Mélanges poétiques et littéraires, Montréal, Beauchemin, 1899, 367 pages. (Préface d’A. D. de Celles)
On le sait, Félix-Gabriel Marchand a été premier ministre du Québec de 1897 à 1900. Il est mort dans l’exercice de ses fonctions. En 1899, quand il publie ce livre, il a 67 ans et il est en poste depuis deux ans. Peu habituel quand même qu’un premier ministre publie ses œuvres complètes!
Comme le titre l’indique, Mélanges poétiques et littéraires regroupe les principaux écrits de leur auteur. Marchand a possédé des journaux dans lesquels il publiait ses œuvres.
Le recueil est divisé en trois parties : Pièces dramatiques, Poésies diverses et Prose.
Pièces dramatiques
Voici cinq pièces comiques dont trois sont écrites en vers. Dans Un bonheur en attire un autre (1883), un jeune marié déclare à son ami qu’il étouffe dans la « béatitude uniforme et tenace » du mariage; il change d’idée quand il croit que sa jeune femme le trompe. Dans Les faux brillants (1885), dont Jean-Claude Germain a fait une réécriture en 1977, il présente un bourgeois entiché de noblesse qui veut que ses filles épousent qui un baron, qui un comte. In extremis, il découvre que ces faux nobles ne cherchaient qu’à lui soutirer son argent. Dans Erreur n’est pas compte (1872), encore un bourgeois qui cherche un époux pour sa fille trop dépensière : le fiancé a un frère jumeau identique qui a mal tourné, ce qui crée quelques quiproquos. Je n’ai pas lu Fatenville (1869) et Le Lauréat (1899), un opéra-comique en deux actes qui fut créé 1906. Certaines de ses pièces ont été publiées en livre. Rien d'original, tout cela sent à plein nez Molière, Beaumarchais, Marivaux et probablement les auteurs de vaudeville français (que je connais peu : Labiche, Feydeau...).
Poésies diverses
Il est un peu difficile de parler de poésie. Je dirais plutôt des textes rimés, au mieux des exercices scolaires. On a droit à deux poèmes moralisateurs : « Les travers du siècle » où il est dit que : « Mais le plus ennuyeux des fâcheux, quoi qu'on dise, / Est cet énergumène en paroles fécond, / Qui, tout scandalisé du siècle, se morfond / A prouver des humains la coupable ignorance, / Et qui, poussant sa fougue insensée à l'outrance, / Pour réforme a rêvé l'État bouleversé, / Et, pour dernier succès, le monde renversé. » Futur programme du premier ministre? Dans le texte « Nos ridicules » il passe en revue nos principaux défauts sous la lorgnette des sept péchés capitaux. Suivent entre autres un « Hymne aux Martyrs de 1837 » et trois poèmes qui abordent le thème de la charité : « Impromptus sur la charité », « La sœur de charité » et « Charité enfantine ».
Prose
Il est un peu exagéré de prétendre que ces textes puissent faire partie d’un recueil qui recense des textes poétiques et littéraires. Des huit écrits qui composent cette partie retenons un récit de voyage, un article sur la constitution et, le plus sympathique, un texte quelque peu humoristique qui raconte les déboires du « premier chemin de fer canadien » : il semblerait que lors du lancement, on n’ait pas réussi à faire démarrer la locomotive.
Extrait
INAUGURATION DU PREMIER CHEMIN DE FER CANADIEN
C'est à la ville de Saint-Jean d'Iberville qu'appartient l'honneur d'avoir inauguré la première voie ferrée construite sur le sol canadien. Elle s'étendait depuis cette ville jusqu'au village de Laprairie, distance de 15 milles, et servait à relier la navigation du lac Champlain à celle du Saint- Laurent.
L'organisation fut lente et difficile. Il s'agissait d'une entreprise d'un genre jusque-là inconnu, dont nos capitalistes n'avaient encore que des notions très imparfaites et qui semblait leur offrir des chances de succès plus que douteuses.
Cependant la Compagnie du Champlain et du Saint- Laurent finit par se constituer et ses travaux, poussés avec vigueur, furent terminée durant l'été de 1836.
Mais le parachèvement du chemin n'était pas le plus difficile de l'entreprise. Personne en Canada n'avait une connaissance suffisante du mécanisme d'une locomotive pour en entreprendre la construction, et la direction s'était trouvée dans la nécessité de donner sa commande à une fabrique écossaise.
Après une attente bien trop prolongée pour l'impatience du public, on annonça enfin l'arrivée dans le port de Montréal d'un voilier ayant à son bord la locomotive tant désirée.
[…]
L'heure de la grande épreuve approchait. Un air de mystère entourait tous les préparatifs. La locomotive, accompagnée de son ingénieur-mécanicien, homme silencieux et bourru comme le plus rébarbatif des cornacs, était arrivée nuitamment, à l'improviste, traînée avec une prudente lenteur par quatre lourds chevaux, inconscients des bons offices qu'ils prêtaient à un formidable rival dès ses premiers pas. On l'avait ainsi remorquée afin, disait-on, de ne pas anticiper sur la cérémonie d'inauguration.
La vue même en était interdite au public. Les premiers soins du morose gardien avaient été d'entourer cet objet de toutes ses sollicitudes d'une forte cloison, à l'intérieur de laquelle personne n'était admis. On avait beau solliciter, se fâcher même, rien ne pouvait ébranler sa persistante obstination. Aux questionneurs, il répondait invariablement par monosyllabes, accompagnés parfois d'un juron du plus pur écossais ; puis, il se retirait en grommelant dans le compartiment mystérieux et en verrouillait la porte à l'intérieur.
[…]
Enfin le moment solennel arriva. Deux wagons, proclamés superbes par la foule ébahie — quoiqu'ils ne fissent aucunement prévoir les chars-palais de notre époque — furent bientôt remplis des quelques privilégiés invités par faveur spéciale à faire partie de l'expédition.
On avait naturellement préludé par une série de discours bien sentis, prononcés par les notables de l'endroit et par les membres de la direction ; le tout arrosé d'un Champagne pétillant, accessoire indispensable de toutes les inaugurations bien comprises.
La locomotive, soumise pour la première fois à l'inspection du vulgaire, lançait vers le ciel étoile sa fumée noire, par bouffées, et faisait entendre une série non interrompue de soupirs saccadés,
comme pour témoigner son ennui des regards indiscrets dont elle était l'objet.
De son côté, l'ingénieur-mécanicien, tout pénétré de l'importance de sa fonction, se tenait à son poste dans une attitude de dignité superbe, tout prêt à donner le signal du départ.
Les enthousiastes étaient là, nombreux et bruyants, qui se préparaient à lancer leurs bravos étourdissants au premier mouvement du convoi. Les sceptiques y étaient aussi, attendant en
silence la réalisation de leurs sinistres prévisions.
Soudain, un sifflement aigu se fait entendre !
Tout est prêt.
Les spectateurs, maintenant silencieux, sont dans une attente fiévreuse ; le mécanicien, plus solennel que jamais dans son rôle de deus ex machina, appuie majestueusement la main droite sur l'aiguille motrice. Aussitôt la locomotive s'agite, exhale des soupirs plus gros, plus précipités, plus véhéments que jamais ; elle s'ébranle dans un suprême effort, les roues font péniblement un demi-tour en avant et... s'arrêtent!... L'ingénieur recommence son manège... Rien ne bouge... Il fait une inspection minutieuse du monstre récalcitrant, tourne une vis ici et là ; puis saisissant de nouveau l'aiguille, il l'agite furieusement. La locomotive est secouée dans toutes ses parties ; elle fume, geint, siffle et semble affectée d'un tremblement épileptique... Mais elle n'avance pas d'un pouce...
Une exclamation de désappointement s'échappe de mille poitrines à la fois.
Hélas ! l'expérience était manquée !
Le parti des sceptiques triomphait.
Jean Du Berger a fait de courtes présentations des pièces de Marchand pour le DOLQ.