LIVRES À VENDRE

30 octobre 2009

À la manière de...

Louis Francoeur et Philippe Panneton, À la manière de…, Montréal, Variétés, s.d.
(probablement 1941, car on y mentionne « troisième édition »), 120 p.


Les pastiches de Panneton et Francoeur eurent beaucoup de succès, comme en font foi les cinq éditions : 1924 (Edouard Garand, 132 pages), 1925, 1941, 1942 et 1943. On avait déjà procédé à de tels exercices avec succès en France (Reboux, Muller, 1908). Dans la préface, les deux jeunes auteurs se défendent de « ridiculiser qui que ce soit ». Ils croient que « leur essai pourrait être de quelque utilité en montant aux écrivains le détail de leurs imperfections les plus habituelles ».
Sont pastichés des écrivains et des journalistes : Henri Bourassa, René Chopin, Valdombre, Henri Letondal, Paul Morin, Camille Roy, La Presse, Lionel Groulx, Madeleine, Victor Morin, Marcel Dugas, Blanche Lamontagne, Gustave Comte, Edouard Montpetit, L'abbé Blanchard.
Je vous présente quelques-uns de ces pastiches, ceux qui m’ont paru les plus savoureux.

LE GEAI DE CELLULOÏD (À la manière de Paul Morin)
Ce vase smaragdin où rutile le saur
Au moite embrasement de soleils tricolores
Rédivive à mes yeux les festins spectrophores
Dont s'appesantissait Nabuchodonosor.
Oh! five o'clocks brumeux d'un morne Labrador !
Souvenirs de Sorrente et parfums de Gomorrhe !
Et vous, Titicaca, verrai-je l'ellébore
Couronner votre azur où flottent les troncs d'or?
Mon cœur las de chercher les déesses multiples
Concupisce en secret l'inédit des périples
Via Saint-Jean-de-Dieu, Lagor, Madapolam ;
Aux rives du Hou-Pé, polir mon pied humide
Et pêcher dans ses flots, bercé par le tam-tam,
De mon moi transparent l'âme celluloïde.

RABACHAGES (À la manière de Lionel Groulx)
Ce soir-là, à la fin du souper, Pepére essuya religieusement avec une lichette de galette au beurre un restant de mélasse qui noircissait le fond de son assiette renversée pour le dessert. A ce geste, les vingt-quatre enfants et soixante-et-onze petits enfants qui formaient autour de la table en bois rond une couronne parfumée et joyeuse, sentirent qu'il allait se passer quelque chose. Car c'était le geste préféré de l'Ancêtre aux moments graves de la vie familiale. Memére s'essuya la bouche avec sa jupe en bouragan, solide et plus belle en sa simplicité que toutes les mousselines et les falbalas des dames de la ville. Car depuis onze générations on se la repassait, inusable et traditionnelle.
Pepére, lui, sortit de sa culotte en corderoi une torquette de tabac rendue respectable par la caresse des mains campagnardes et dorée au bout par la morsure répétée de toutes les bouches du rang. […]

LE SILENCE M'A PARLE (À la manière de Marcel Dugas)
Pour un cinéma odorant et sournois, où les esprits de nos contemporains dansent une gigue impromptue sur des chevalets incertains et problématiques.Une fois de plus, le monstre ondoie et se crispe dans l'attente des sensations promises par les taches multicolores qui scintillent aux réverbères de la nuit municipale. Il frémit de toutes les ocelles diaprées que lui tressèrent les modistes d'Outremont et les architectes des babels vestimentaires. Le monstre dort, ou paraît dormir.
Au-dessus de lui s'aplatit le manteau nocturne que soutiennent, humaines stalagmites, des cariatides couvertes des blasphèmes de la poussière et que violentent les regards des mazdas lubriques. […]

DERRIERE LA MAISON (À la manière de Blanche Lamontagne)
La maison que j'habite est de façade altière
Et cent ans ont passé sur son toit ancestral ;
Elle est solide encore et mire son derrière
Dans l'immobilité d'un étang de cristal.
Des érables géants lui font une couronne
De gloire magnifique et de longs cheveux verts,
Et par les soirs d'été, et par les nuits d'automne
Le vent y vient chanter quelque couplet amer. […]

UN PORC : LEON BLOY (À la manière de Valdombre)
Ayant précipité à l'égout littéraire, dans mes articles précédents et avec toute la mansuétude d'un cœur disposé, hélas ! à toutes les bénissures, les quelques chenapans de lettres qui déshonorent de leurs excréments incolores notre terroir, je me crois en droit de parler enfin sans fausse rhétorique de l'être le plus putride qu'un Pégase en rut ait jamais vomi sur le plancher croulant des Lettres Françaises.
J'avertis sans tarder tous ceux que le franc parler jette en des crises d'épilepsie, qu'il est inutile de poursuivre plus loin la lecture de cet article. Je n'écris ni pour les imbéciles, ni pour les gens intelligents. J'abandonne avec joie les sous-Barbeau et les sous-Montpetit à leurs appétits de conférences littéraires et de pâtisserie française. Je m'adresse à moi seul, c'est-à-dire à personne. Qu'on se le tienne pour dit. […]

Ringuet sur Laurentiana

28 octobre 2009

Poèmes de cendre et d’or

Paul Morin, Poèmes de cendre et d’or, Montréal, Le dauphin, 1922, 280 pages.


Le second recueil de Morin, Poèmes de cendre et d'or, lui méritera le prix David. Il compte quatre parties : Cendres, Jades, Soies et Ors.

Le poème liminaire prend la forme d’un dialogue entre Morin et son double, qui l’incite à renouer avec la poésie. « Je me suis dit : Morin, il faut écrire des vers; / le temps passe, l'automne est fini, et l'hiver / semble aussi devoir s'écouler sans un poème. / Ces longues nuits avec les poètes que tu aimes, / ta lampe verte, ta théière, / et ton chat gris / qui contemple la flamme en pensant aux souris, / et ce jaune feu de cèdre, qui met des reflets d'ambre / aux pans plutôt fanés de ta robe de chambre / et, dans ce vieux logis, morose et puritain, / répand un vague arôme constantinopolitain ... / ces soirées, mon ami, ne me disent rien qui vaille. »


Cendres
Ce qui étonnera le lecteur du Paon d’émail, c’est la simplicité de l’inspiration et de la facture dans cette première partie. L’auteur trace le bilan de sa vie : il évoque son père, ses amours, la guerre, mais aussi la mort. « Que vous soyez brutale ou douce, exsangue Mort, / Je vous attends sans crainte; / Je ne serai jamais si tranquille et si fort / Qu'en votre bonne étreinte. » Son bilan est plutôt noir : « Le beau nom de poète était ma seule envie. / L'amour, mon seul tourment... / Et derrière cet enfant aveugle, la Vie / Ricanait doucement. » Il questionne ses anciens choix esthétiques : « Les hommes devront-ils illustrer ou ternir / Ma mémoire ? Eternel pèlerin du mystère. / Je n'ai pas célébré le sol héréditaire ... / Pleurera-t-on en évoquant mon souvenir? » Il regrette le temps où la poésie suffisait à combler sa vie : « Jadis, J'avais des sources, des ailes. / Des fleurs ... Tout est mort, brisé, figé. / Mais j'y pense tout le temps, et j'ai / Soif d'elles. » « Désabusé » est le mot qui me vient à l’esprit pour caractériser l’état d’esprit de Morin.

Jades
Cette partie, qui compte plus de cent pages, est déjà un recueil en soi. La poésie elle-même en constitue le fil conducteur, fil très lâche toutefois. Certains poèmes, écrits alors qu’il travaillait aux États-Unis, évoquent avec nostalgie le monde de culture qu’il a dû quitter et qui fut sa source d’inspiration : il rêve de la France, de l’Orient. Il dévoile certaines sources d’inspiration, comme les poètes Poe, William Sharp, Juan Jimenez, Ibsen, Ficke, Kiang Kang-Hu… ou le musicien Scriabine. La partie se termine par un dialogue entre le Poète et un bourgeois; à la nécessité du travail, le poète oppose son désir de durer : « Je vivrai, telle la Salamandre / dans le cœur magnifique des flammes, / s’il reste dans quelques harmonieuses âmes / quelque chose de Moi… » Précisons enfin que Morin expérimente le vers libre et le poème en prose.

Deux poèmes méritent qu’on s’y intéresse. « La revanche du paon » est un long poème, présenté comme un rêve, dans lequel Morin décrit sa rencontre avec le paon qui l’a rendu célèbre. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, le paon mécontent l’accuse de l’avoir traité cavalièrement, ce dont il se défend, non sans humour : « Moi, qui pendant quinze ans mis l'ardeur des bramins / Et la patience du bonze / A collectionner votre orgueilleux contour / Dans l'émail, sur la soie, en marbre, en or, en bronze, / Tant que mon logis a l'air d'une basse-cour ; / […] Moi, qui vois enchaîné, pour les siècles futurs. / Mon nom au nom d’une volaille / Sans la possibilité d'un deleatur ».

Un autre poème, « Le triple hommage », s’adresse directement à ses trois amis exotiques : Delahaye, Dugas et Chopin : « Ce qu'il faut pour être une solennelle croûte / Par le Destin fut à chacun de nous donné; / Mais vous avez su prendre une plus claire route, / Marcel, Guy, René. »

Soies
Cette partie, dédiée à Geneviève, son épouse, est consacrée à l’amour. Morin s’exprime avec lyrisme, dans une poésie proche de Ronsard, qu’il cite d’ailleurs. Morin en oublie même qu’il fut parnassien. Tout y est : la nature bienveillante, le langage précieux, l’amoureux transi et la belle qui se laisse désirer : « Je vous attends. Le soir est beau, paisible, lent, / Lent comme une caresse et lent comme un sourire. / Je songe à vous, amie, et je pense en tremblant / A tous les mots d'amour que vous allez me dire, / A votre front d'enfant incliné vers mon front, / A votre chère main frémissant dans la mienne, / Aux yeux profonds et clairs qui me regarderont / Avec une tendre et si subtile peine, / Un si voluptueux et si candide émoi. »

Ors
Dans la dernière partie, Morin renoue avec l’inspiration « exotique », dans ce qui pourrait constituer une suite au Paon d’émail. Il retrouve un langage somptueux pour magnifier les paysages, qu’ils soient turcs, grecs, italiens ou français. Il dit les sons, les odeurs, les couleurs : « Il pleut, c'est le petit matin / Tout moiré de pluie argentine, / J'écoute pleurer le jardin / Sous ma fenêtre beyrouthine. » Ou encore : « Je vis, plus douce que la molle transparence / De ces matins de perle où tremble un ciel de France, / Surgir, sur les jardins de jade et les toits d'or, / Comme une vague parfumée et purpurine, / L'aube de flamme rose où sommeillait encor / L'émail sicilien de Palerme marine. » Le recueil se termine par une hymne au monde païen, à la lumière source de vie et de toute Beauté : « L'Aube m'a dit : Je suis l’Améthyste éternelle. / Ami, sans moi la mer, et la terre, et les cieux, / Ne seraient, — car c'est moi qui fais la Nuit si belle, — / Qu'un abîme espérant le sourire des Dieux. / Sans moi, tu n'aurais pas la couleur et les ombres, / Le feuillage pourpré, l'air parfumé de miel; / Tout dormirait, silencieux, dans les bras sombres / De l'inerte démon du gel. »

Lire la critique de Jean-Charles Harvey

La rose au jardin smyrniote
Lorsque je serai vieux, lorsque la gloire humaine
Aura cessé de plaire à mon cœur assagi,
Lorsque je sentirai, de semaine en semaine,
Plus proche le néant d'où mon être a surgi ;

Quand le jour triomphal et la nuit transparente
Alterneront leur cours sans éblouir mes yeux;
Alors, ayant fermé mon âme indifférente
Au tumulte incessant d'un orgueil soucieux.

J'irai, sans un regret et sans tourner la tête,
Dans l'ombre du torride et de l'âpre Orient
Attendre que la mort indulgente soit prête
A frapper mon corps las, captif, et patient.

O profonde, amoureuse paix orientale
Des cyprès ombrageant un sépulcre exigu,
Vous me garderez mieux que la terre natale
Sous l'érable neigeux et le sapin aigu !

Puisqu'il n'est de si frêle et fine broderie.
De si léger, si vif, et lumineux matin,
Qu'un platane dressé sur un ciel de Syrie,
Qu'une aube ensoleillant un clair port levantin.

J'aurai cette maison, si longtemps désirée.
Pour son silence où glisse une odeur de jasmin,
Pour ses murs où s'enlace une vigne dorée.
Et sa fontaine pure, et son étroit jardin . . .

C'est là que je lirai, dès l'aube douce et verte,
Les poèmes d'Hafiz et le grave Koran,
Un cèdre allongera jusqu'à ma porte ouverte
Son feuillage verni, touffu, sombre, odorant.

Puisqu'il n'est pas d'endroit qu'une ville d'Asie
Ne surpasse en mystère, en calme, en volupté.
J'y connaîtrai la chaude et tendre frénésie
D’un chant de rossignol, dans le soir turc, — l'été.

Le temps effeuillera ses changeantes guirlandes
De l'aurore nacrée au crépuscule bleu,
Dans le sonore azur bruiront les sarabandes
Des guêpes d'émeraude et des frelons de feu;

Couleur d'ambre et de miel, mille flèches laquées
Siffleront à midi sur les vergers voisins.
J'écouterai jaillir au faîte des mosquées
L'aérien appel que font les muezzins;

Le couchant, saturé d'essences et d'arômes,
Couvrira d'un manteau de pourpre et de parfums
Et les marchés fiévreux et les paisibles dômes
Sous lesquels on coucha les califes défunts . . .

Et je verrai, plus tard, à l'heure où la pensée
Danse, plus ondoyante et vive qu'un jet d'eau.
Comme une lampe d'or, la lune balancée
Sur les toits blancs de Smyrne et de Cordelio.

Mais ni la vasque rose où mes paons viendront boire
Le cristal émaillé de leurs propres reflets,
Ni la pâle, limpide, et délicate moire
Que l'été trame au long des muets minarets,

Ni la voûte d'argent où plane l'astre courbe.
Ne pourront vous chasser, vivace souvenir
Du Passé tour à tour délicieux et fourbe
Et de ce bel émoi que j'aurai voulu fuir . . .

Car, pour exaspérer ma subtile souffrance
Par le rappel toujours présent des jours meilleurs,
Je veux, dans un jardin que le croissant nuance,
Qu'éblouissante et noble entre toutes les fleurs.

S'effeuille sur ma tombe une rose de France.

24 octobre 2009

Psyché au cinéma

Marcel Dugas, Psyché au cinéma, Montréal, Paradis-Vincent, 1916, 110 pages.


Psyché au cinéma contient 10 textes. Plusieurs d’entre eux sont précédés d’un surtitre qui renvoie à une note explicative. Ainsi le premier. « Un homme d'ordre » est surtitré « Douches tièdes » et une note explicative semble nous donner des pistes de lecture : « Pour un cinéma voluptueux et ironique, fleuri de légers sarcasmes, voltigeant à l’entour de vierges mobiles, caressantes, fluides comme l’eau d'un lac ou des miroirs. » En outre, ce texte est dédié « à deux humoristes ». Pourquoi le mot « douches » dans le surtitre? Sachez que la plupart des surtitres contiennent le mot « douche ». On a droit aux douches « frivoles », « rapides », « brulantes », « italiennes », « anti-militaristes », « crispées », « mourantes », « gémissantes ». Bien entendu, on comprend vite que l’ironie, l’autodérision occuperont une place importante dans ce recueil. Le propos de l’auteur est en partie annoncé dans une courte épigraphe : « A des mirages encore flottants, aux figures de ma jeunesse ramenées devant moi, et que j'ai rebues, paupières closes, dans la nuit de la réalité apparue. » Comme on le verra dans le dernier chapitre, l’auteur passe en revue le cinéma imaginaire de sa jeunesse, conscient que cette séance est terminée et qu’il faut passer à autre chose.

Il est difficile de rendre compte de ces textes très impressionnistes. Dans certains cas, je me suis contenté d’en tirer une citation qui me semblait représentative de l’ensemble.

Un homme d'ordre
Ce texte met en scène un personnage, mais surtout son monologue intérieur. « Entré, jeudi, vers dix heures, dans une bibliothèque de Montréal, Jacques-Marie-François-Alphonse-Charles-Nicolas Le Tristan, une mèche de cheveux penchante, secoue la poussière de ses vêtements et s'appuie, tel un pélican blessé, au rayon des Dictionnaires innombrables. » Ce personnage est triste de découvrir qu’il est devenu « un homme d’ordre ». Mais une voix intérieure va l’engager à ne pas trop s’en faire, que la vie n’est qu’un jeu dont il faut se garder de jouer innocemment : « L'important, c'est de n'être pas dupe, quelques délices qu'on éprouve à croire au parfum des roses, à la sincérité d'un touchement de mains. » Il faut éviter d’être trop sérieux, trop rationnel, cultiver « le désordre lyrique », s’offrir « en imagination, la comédie de la perversité intégrale ».

Sur les petits chapeaux
Tous ces petits chapeaux qui se promènent dans la rue, tantôt surmontés de fleurs, tantôt de plumes, qui se distinguent par la forme et la couleur, évoquent bien entendu des types de femmes, de la plus inaccessible à la plus immorale. Le regard de Dugas est un peu cruel, peut-être même un peu misogyne.

C'était un p'tit garçon
Dans un semblant de fable, il raconte les tribulations d’un petit violoneux, toujours triste ou presque, qui s’est spécialisé dans les épluchettes de blé d’inde. Les malheurs du « petit garçon » lui attirent davantage la moquerie que la sympathie de l’auteur.

Phèdre
Phèdre est le symbole de la passion amoureuse destructrice. « Si elle rêve, c'est qu'alors elle subtilise l'image du héros. Elle en vit et en meurt. Les éléments, la nuit, le jour servent ses appétits d'aimer. L'air respiré lui semble un breuvage composé du sang de cet homme, et le soleil un globe de chaleur lumineuse qui, lui rappelant son origine, fait courir en ses veines un feu inextinguible. »

Mademoiselle Italie
Dugas est touché par une jeune fille, musicienne de la rue. Il imagine son passé, son futur de misère, il s’émerveille de la part de rêve qu’elle réussit à susciter : « Et bénie sois-tu, petite étrangère des pays merveilleux, bénie sois-tu d'amener, sur le plat décor de la vie canadienne, des visions grisantes de soleil et de déclencher en moi tout un chœur de musiques endormies! Sœur de Graziella, tu me ressuscites ces terrasses du Pausilippe, de Sorrente où il était si calmant de vivre. »

Les teddy bears en khaki
La prose de Dugas est particulièrement acide dans ce texte, sur-titré « douches antimilitaristes ». Le prétexte : il découvre chez un marchand des ours habillés en soldats, ce qui nous vaut une charge contre tous ceux qui défendent la guerre, qu’ils soient politiciens, commerçants ou évêques. « Il n'en est pas ainsi de ces autres animaux dits raisonnables qui sont les maîtres de la terre, et pour illustrer davantage ma pensée, j'affirmerai devant les dieux que nos impérialistes qui disposent, pour leur commerce de chair à canon, de tout et de rien, de l'Évangile et des livres saints, constituent, en regard d'eux, une espèce animale excessivement inférieure. » De façon plus globale, Dugas s’en prend à la bêtise humaine.

La défaite du printemps
C’est le printemps! Le soleil rayonne, la nature exulte. Pourtant, c’est la guerre... toute cette beauté en pure perte : « Leurre, leurre immense! Ce printemps éclaire des cœurs vides, bouleversés, des âmes aux espoirs arrachés; et, sur des plaines labourées de sang, piétinées par les chevaux, une moisson de jeunes hommes, mes frères, avides de clartés, et n'ayant pas choisi la mort, vont s'anéantir. »

Nocturne
L’idée du suicide obsède, accable le narrateur. Il faudrait parler, tout dire, révéler. Seuls moyens de se libérer de cette obsession.

Paroles à la morte
Comment le « jeune homme, — celui qui meurt chaque jour en nous —», pourra-t-il se défaire du passé? L’objet de cette détresse, comme l’indique le titre, c’est la mort d’une femme aimée qu’il revoit en imagination : « Un groupe d'apparitions errent autour de ma table. Elles me prennent les mains, me rendent les étreintes finales que je leur donnais jadis, quand, logées dans un corps humain, elles abandonnaient la vie sans le savoir. Au milieu de toutes, j'aperçois l'image sacrée d'une femme, recouverte d'un voile léger que percent deux regards remplis d'angoisse; pudique et discrète dans la mort comme ici-bas, elle cherche à dérober ses blessures. Cette exilée garde ses traits terrestres. Dans son séjour édénien, elle n'a pas revêtu, pour l'hallucination qui me pénètre de grâce communiante, les formes idéales. Je la sens en chair et en os. Et je l'aime ainsi, car elle m'est plus ressemblante, plus humaine: je peux la croire encore vivante. »

Petites plaintes sur le passé revenu
« Il y a des plaintes que tu as jetées sur le chemin, plaintes comme jamais personne n'en pourra entendre et qui auraient réjoui des cœurs féroces.
Et tu les as laissées, ces plaintes, au murmure de la nuit, tu ne les pas reprises: gerbes éparpillées qui ne connaîtront pas le lien qui enserre, le mot qui scelle, le mot semblable à un fermoir, le mot qui enchâsse et survit. Elles sont toutes perdues, dans la nuit; toutes, celles-là ! »

Adieu Psyché
Si Psyché symbolise le rêve, la construction d’un cinéma de l’imaginaire, ici l’auteur prend congé : « Adieu, Psyché! / Je romps avec toi: tu me deviens presque une étrangère, et, à coup sûr, une morte vivante; tu seras comme si tu n'existais plus. Je te ferai désormais la vie dure et rares les heures où f écouterai tes reproches, les désirs du moment et tes retours vers le passé. / Je nais à une autre forme de vivre.»

Il semblerait que ce recueil soit passé à peu près inaperçu lors de sa publication. Le problème, c’est qu’il est inclassable. Prose poétique, poème en prose, essai poétique, fable, récit? C’est un peu tout cela. Il me semble que ce livre n’a pas beaucoup vieilli – sauf pour certaines références culturelles – et je comprends que Les Herbes rouges et Trytique l’aient republié en 1998. Dugas pose un regard ironique et douloureux sur le destin humain, vision du monde qui me semble très près de celle de nos contemporains. Mince réserve : certains textes auraient pu être épurés. J’ai beaucoup aimé.

Le texte est disponible sur
Internet archive
Lire la critique de Bastien Roques

21 octobre 2009

Littérature canadienne

Marcel Dugas, Littérature canadienne. Aperçus, Paris, Firmin et Didot, 1929, 203 pages.


Il est quand même étonnant, ce titre très englobant, surtout quand on considère que seuls neuf auteurs ont été retenus par Dugas : Lozeau, Delahaye, Morin, Chopin, Loranger, Jean Nollin, de la Roquebrune, Choquette et Pierre Dupuy. Nouvelle provocation de la part de Dugas, lui qui fut l’un des plus farouches polémistes dans la guerre que se livrèrent Régionalistes et Exotiques dans les années 1910?

La préface va rapidement nous donner l’heure juste : sans renoncer à ses idées, Dugas croit que le temps est venu de déposer les armes. Personne ne pourra l’accuser de ne pas avoir fait d’effort pour créer une filiation entre Régionaliste et Moderniste, comme en témoigne ce passage un peu tiré par les oreilles : « …n'est-ce pas sur le plan littéraire, qui est celui de l'esprit, continuer le geste de cet ancêtre primitif, qui travaillait, jadis la glèbe de nos plaines que d'ébaucher, avec des mots et des images, cette autre patrie de l'intelligence que nous sommes tous, hommes d'aujourd'hui, conviés à presser l'avènement? Et de nos divergences même qui sont la variété dans la vie naîtra, peut-être demain, l'unité idéale. » La place des uns et des autres étant bien établie, Dugas dresse un aperçu des débuts de la littérature canadienne, de Crémazie à Charles Gill pour la poésie, d’Aubert de Gaspé à Robert Choquette et Pierre Dupuy pour ce qui est du roman. Ayant rendu au passé son dû, le critique termine sa préface par un acte de foi en la modernité : « L’avenir est dans la recherche, l’examen, les tentatives audacieuses, la négation d’hier. Et puis les fleurs ne s’élancent que des terreaux remués… »

Dans ce compte rendu, je ne vais présenter que le chapitre consacré à Paul Morin. Je vais essayer de cerner la méthode de Dugas, ce qui n’est pas facile, car méthode il n’y a pas vraiment. Essayons quand même de suivre sa démarche. Dugas nous rappelle d’abord le grand succès que connut Le Paon d’émail, dû en grande partie au scandale. Les Roy, Chartier et Léo (critique du Devoir) s’acharnèrent contre l’auteur; Jules Fournier et Dugas le défendirent. Puis, Dugas se transforme en guide de voyage pour nous présenter l’œuvre : on est invité à suivre Morin dans ses pérégrinations qui nous mènent de l’Orient à l’Europe. Le propos est très général, très impressionniste; en fait il tient davantage de la paraphrase que de l’explication : « Paul Morin nous abandonne volontiers le présent, les scènes qui se déroulent sous ses yeux. Il se déclare agressivement exotique et il annexe à notre poésie la Grèce et l'Orient. Il institue un culte nouveau : culte visuel, éperdu du beau, juvénilités frémissantes et qui clament à la découverte des faunes, des déesses et de Pan. Il ne se contient plus, il exulte, il épouse à son insu l'âme du bacchant. L'esprit, l'enthousiasme, les rythmes fusionnent en un chant rajeuni de la légende grecque. Tout n'est pas pur dans cet essai de reconstitution athénienne, et l'âme des choses et des êtres y est à peine captée : ce sont les décors, les structures extérieures, les frises, les chevaux ailés, le centaure, qui peuplent sa vision et l’élèvent, parfois, à la hauteur d'un écran somptueux qui rutile de tous les ors, influencé de ce reflet que les choses, vivantes dans le recul, y ont projeté. Rêve d'un rêve! Et assez beau pour sacrer un poète, et à tout le moins animer de belles formes. » Sur la même lancée, il reproche doucement à Morin son « culte des mots pour les mots ». Dugas va dire aussi quelques mots des Poèmes de cendre et d’or, soulignant au passage que la « virtuosité du poète s’allège », qu’elle « s’humanise ». Après s’être livré à deux digressions très admiratives sur Jules Fournier et Henri Bourassa, Dugas conclut en proclamant que l’exotisme de Morin a assez duré, qu’il doit passer à autre chose : « La grande espérance que ce poète suscita à son apparition s'effacerait vite, si nous n'allions pas souhaiter qu'il se débarrasse de l’artificiel où il se complaît et tente un effort dont nous le savons capable et qu'il nous doit. Il ne lui suffira plus, à l'avenir, de faire aussi parfait qu'un Heredia, un Henri de Régnier, une comtesse de Noailles. Il faut qu'il atteigne à une vérité plus personnelle et que, se dépouillant des puérilités d'un exotisme étroitement embrassé, il nous donne une œuvre plus à l'abri des flatteurs d'un temps, d'une mode. C'est en se libérant de l'exotisme, dont II a vidé la formule de ce qu'elle contenait de bon et de mauvais, qu'il a la chance de marquer plus sûrement dans l'histoire de la poésie canadienne. […] L'exotisme a joué là un vilain tour à M. Morin. Il est non moins certain que le régionalisme et l'exotisme, entendus et pratiqués de façon exclusive, sont également condamnables. Ceux qui s'y conformeraient aveuglément courraient risque de se tenir en dehors de la vérité, non seulement humaine, mais poétique. »

Marcel Dugas a eu le flair de reconnaître les mouvements de notre histoire littéraire qui allaient compter. Qu’il ait été un défenseur de l’exotisme et qu’il soit capable, vingt ans plus tard, de tirer un trait sur le mouvement et d’en appeler à un nouveau modernisme est tout à son honneur. D’ailleurs, il aurait été l’un des premiers à saluer les Garneau et Grandbois dans les années 1930.

Les critiques de Dugas, trop impressionnistes, n’ont pas la rigueur de celles de Camille Roy, Maurice Hébert, Albert Pelletier ou Louis Dantin. Rappelons que ce recueil est une version augmentée et remaniée d’Apologies, recueil publié dix ans plus tôt. Ce dernier titre en dit long sur la manière de Dugas : l’objectivité n’est pas dans sa visée.

17 octobre 2009

Le Cœur en exil

René Chopin, Le Cœur en exil, Paris, Georges Cres, 1913, 179 pages.


Dès le poème « Liminaire », René Chopin annonce ses couleurs : il entend prendre « racine au rocher orgueilleux et robuste / De l’idéalité » tel ce « maigre cerisier » accroché « au bord du précipice » dont le « front [finit] par s’orner de fragiles, de rares / Et méritoires fleurs ».

Surprise! La première partie du recueil s’intitule « Peintures canadiennes ». La plupart des poèmes prennent pour cadre la nature, une nature qui ne me semble pas toujours canadienne : ainsi commence le premier poème, « Feu printanier » : « Prends à la vigne en fleur… » Le poème suivant rétablit les choses : « Le beau lac ignoré, perle des Laurentides » Il est difficile de trouver un thème récurrent, même si on perçoit que le soir et l’eau inspirent le poète. Pour le reste ce sont de petits tableaux dont n‘émane pas vraiment de sens, Chopin pratiquant l’art pour l’art cher aux Parnassiens. À la différence de Morin, Chopin se permet de petits poèmes fantaisistes, comme « La truite saumonée » ou « L’épitaphe au grillon » dont je cite un extrait : « C'est septembre. Poussant leur clameur ahurie / Tous les cris-cris, ivres et trébuchants, / Sauteurs trapus et lourds, insectes acrobates / Que tannent les effervescents midis, / Détendent le ressort de leurs cassantes pattes / Et de leurs mille bonds ces étourdis, / Offensent la pensive et sage pâquerette / Qui, n'aimant pas le tapage, le bruit, / Resserre, blancs godrons, sa fine collerette. »

Le titre de la deuxième partie, « Écrans de neige », suppose que la neige transformera le regard de l’observateur. C’est le cas du premier poème « Fleurs de gel » : Chopin décrit une vitre givrée dans laquelle il voit le symbole de l’imaginaire : « Mais tous ces frais mirages / Sur la vitre d’azur posés / Ne sont-ils pas l’image / De nos éphémères pensers, // Sur la vitre frivole / De notre imagination » Dans les poèmes subséquents, il décrit comment l’hiver peut faire du monde ambiant une féérie digne des plus grands artistes : « La forêt se dessine au bord des routes blanches, / Flore artificielle aux parterres d’hiver ». Ou encore : « Le vitrier Hiver / Expose par la ville / Son œuvre d’art fragile. »

« Effets de neige » semble s’inscrire dans la suite de la partie précédente. Chopin présente une série de petits tableaux hivernaux. Deux poèmes évoquent les conquérants du Pôle Nord, deux autres sont dédiés au vent (« Grand vent de cette nuit! O grand vent d’Amérique! »). Le poème « La splendeur du vide » est une réflexion angoissée sur le vide de l’univers. « Chanson dolente », qui clôt cette partie, étonne par son lyrisme : « Puisque le monde nous isole / La neige au vent vole, vole… / Vivons notre amour, aimons-nous / Voici mon front sur tes genoux. »

« Le cœur vierge » contient dix poèmes consacrés aux jeunes filles en fleur. On rencontre une jeune fileuse qui attend son guerrier qui ne reviendra pas, des « Vierges pensives » de quinze ans qui « vont, blanches corolles », une petite tzigane italienne « sculpturale [et] cambrant la hanche », Naïs la jeune « fille d’Ève / Sensible aux charmes de l’amour », une « Ève jeune et belle, plus que sœur », une « Ève en robe de fée, doux corps puéril / Qui […] promet l’immense ivresse initiale! » La section se termine par un poème dédié à sa muse, à l’étoile Alcyone, l’ « inspiratrice de [s]es nuits ».

« Les branches du cyprès », la meilleure partie du recueil selon moi, est dédiée à Marcel Dugas. Les thèmes abordés sont plus personnels, quoique le traitement ne soit pas lyrique. Ainsi va le premier quatrain de « Bulles » : « Bulles d'or et d'azur, bulles remémorées / De mon heureuse enfance et du vaste jardin / Où parmi la blancheur éparse du matin / La pourpre ensanglantait les roses diaprées ». Ou encore ce court poème, où malgré la distance, on sent une personnalité blessée : « Dissiper sa jeunesse en des labeurs aigris, / Sans pour but lui fixer la gloire ou l'héroïsme, / Ne paraître au regard cruel du scepticisme / Qu'un orgueilleux naïf de chimères épris, / Puis passer anxieux, et comme une jeunesse / Sans amours, des amours qui taisent leur émoi, / Un printemps sans que l'âme à sa verdeur, renaisse, / Un homme sans patrie ou qui cherche une foi ! » Ailleurs on découvre un poète désillusionné, qui a perdu sa jeunesse, en recherche d’amour, en fait un homme seul, comme dans « Je contemple mon rêve » (lire l’extrait), « Automne » ou « La ballade du vagabond ».

La dernière partie, intitulée « Poèmes », contient des œuvres que le poète n’a pu insérer ailleurs, on le devine. « Promenade sylvestre » est un poème exotique à la Paul Morin, « Les arbres » reprend un thème classique de la littérature du terroir, « Laus solis », « Dementia solis » et « Vox solis » sont trois hymnes au Soleil où apparaît le paganisme du poète : « Comme les corps qu’embrasera ta pureté, / Que mon âme, ô Soleil! Foyer de vérité! / Aille s’unir à ta grande âme de clarté! »

René Chopin n’est pas un poète exotique par son inspiration. Le terme « universaliste » lui conviendrait beaucoup mieux. Contrairement à Morin, il ne trouve par ses sujets en Europe ou en Orient. Quelques rares poèmes font appel à la mythologie grecque. La nature nordique et sa vie intérieure sont ses principales sources d’inspiration. On ne trouve pas non plus cette recherche du mot rare si chère à Morin. Par contre, on peut dire que le poète travaille beaucoup la « forme » de ses poèmes. On trouve des sonnets, mais aussi plusieurs poèmes composés de distiques, de tercets, de quatrains. Et il varie aussi beaucoup la métrique, des poèmes étant construits en alexandrins, en décasyllabes ou octosyllabes, parfois se succédant au rythme de 10 pieds/4 pieds ou 8 pieds/4 pieds…

Je contemple mon rêve
Je contemple mon rêve ainsi qu'une ruine
Où pierre à pierre croule un somptueux palais.
Chaque jour, sur le mur qui plus vétusté incline
Par touffes rampe et croît le lichen, plus épais.

La porte se lézarde où de l'ombre est entrée,
Le plâtre s'en effrite et le marbre y noircit;
Une fenêtre à jour et de lierre encadrée
Dans une vieille tour se fronce, haut sourcil.

Au château de mon rêve, invasion brutale,
A leurs poings lourds portant la pique et le flambeau,
Ils ont passé, le cœur aigri, de salle en salle;
De chaque sanctuaire ils ont fait un tombeau.

Ils ont voulu briser mes plus chères statues,
Riant de mes trésors, méprisant la Beauté;
Le sol est tout jonché d'idoles abattues,
Reliques à présent du passé dévasté.
L'étang morne et glacé n'est plus qu'un marécage
Et les Oiseaux divins, familiers du vieux parc,
Qui criaient leur plaisir, on les a mis en cage,
Ou, plus cruels, on a vers eux tiré de l'arc.

Comme autrefois, le soir, lunaires promenades,
En leur barque glissant nonchalante sur l'eau,
D'intimes ménestrels, donneurs de sérénades,
N'auront plus célébré la Dame du Château,
Ma Muse, maintenant, hélas ! qui me repousse,
Celle parfois dont l'Ombre accoude sa pâleur
Et sa robe de deuil sur un vieux banc de mousse,
Au fond de la ruine où s'effrite mon
cœur.

14 octobre 2009

Quelques poèmes du Paon d'émail

On trouve peu de poèmes du Paon d'émail sur la toile. Je me permets donc d'en publier quelques-uns.

Liminaire
Sur l'Évangéliaire de Noailles
Que ce fût le glaive ou la crosse abbatiale,
La licorne, la fleur, les monstres ou les dieux,
Avec quelle maîtrise et quel amour pieux
Ta main historiait la lettre initiale !

O Maître enlumineur, la sainte liliale
Et la tarasque ailée ont ébloui mes yeux,
Mais j'aime plus encor l'oiseau mystérieux
Dont tu fis rutiler la traîne impériale;

Et de ma plume où tremble une goutte d'émail,
Comme en ce manuscrit au précieux fermail
Où ton pinceau mêla la chimère à la guivre,

A la gloire du Paon, sphinx orgueilleux et pur,
Je veux entrelacer, aux pages de mon livre,
A la cursive d'or l’onciale d'azur.

Le Paon mourant
Que de fois, dans le soir divin, noble, émouvant,
Plein du parfum épars des corbeilles fleuries,
Mon cœur tumultueux s'est recueilli devant
Le paon mourant des Tuileries !

La lionne de bronze offre à son lionceau
Le beau corps palpitant qu'une jeune sultane
Cherche déjà peut-être, au bruit clair des jets d'eau,
Sur quelque terrasse persane...

Et toujours, dans les yeux de ce monstre puissant,
J'ai vu la joie amère, ardente, satisfaite,
D'avoir enfin traîné dans la boue et le sang
L'azur d'une orgueilleuse aigrette.

Autant que l'a permis un art adolescent,
Mes vers, je vous ai faits sincères et sonores;
J'ai dit les jardins bleus sous le rosé croissant,
Les dieux antiques, les centaures,

La douceur de l'Hellade et le bel Orient;
Et vous avez loué, dans mon cœur qui s'éveille,
La nature où, païen, bondissant, souriant,
Je cours de merveille en merveille.

Je veux tout ignorer du monde que j'ai fui:
L'ami fourbe et furtif, l'amante qui nous laisse,
L'importune espérance et l'innombrable ennui,
Les pleurs, les haines, la tristesse.

Pourquoi chanter l'amour, le doute, la douleur ?
Le brûlant univers m'appelle et me caresse;
Vivre est pour moi le seul tourment ensorceleur:
Est-on coupable de jeunesse ?...

O mes vers, mourrez-vous, comme l'oiseau meurtri
Dont le seul tort était sa cuirasse de flamme,
Sous la dent du critique indifférent, aigri,
Qui vous blessera jusqu'à l'âme ?

La jeune Grecque
d'après Freiligrath

Cette belle fille de Zante
Avec un sourire nous vend
En flacons de nacre luisante
Les mille parfums du Levant,

Les essences d'Anatolie,
Le néroli, l'attar persan...
Chaque mince fiole est remplie
De tout un jardin ottoman.

Voici l'encens, le bois de rose
Qu'une caravane apporta
Sur un dromadaire morose
Depuis Bagdad ou Galata;

Et voilà, pour les musulmanes,
Des chapelets d'ambre poli
Venus dans les flancs des tartanes
De Brousse et de Gallipoli.

Une ombre chaude et verte noie
Tout ce discret petit bazar;
La plume de paon qui chatoie,
Le filigrane, le brocart,

La marchande en turban turquoise,
Ses yeux de gazelle, et sa main
Qui m'offre à respirer, narquoise,
Un brin délicat de jasmin.

Il ne me suffit pas...
Il ne me suffit pas que le Maître ait chanté
Pauline au cœur trop tendre, Alberte au cher visage,
Et vous, Coryse, et vous, à la jeune beauté,
Julie aux yeux d'enfant et qui n'êtes plus sage;

Car je ne fus jamais le romantique amant
Des cheveux dénoués et des lèvres humides,
Aucun autre plaisir n'est pour moi plus charmant
Que le frais souvenir d'Hélène aux mains timides.

Quel poème innocent pourrait bien célébrer
Ces doigts minces et purs d'une naïve sainte,
Si candide, si franche, et qui veut ignorer
La savante caresse et la subtile étreinte ?

Et pourtant ces mains, causes d'un tel émoi, sont
Comme les mains de toutes les petites filles,
Leur chair est ferme, rosé et rebelle aux frissons,
Leurs ongles ont l'émail froid de frêles coquilles...

Mais puisque je ne puis jamais les effleurer,
Puisqu'elles sont toujours, douce supercherie,
Plaintives sur l'ivoire où l'âme vient errer
Ou prestes sur les ors de quelque broderie;

Un soir qu'elle sera, cher cœur capricieux,
Lasse du clavecin, des fuseaux, de la laine,
Je lui dirai, mettant leurs paumes sur mes yeux,
Combien j'aime les mains de la timide Hélène.

12 octobre 2009

Le Paon d'émail

Paul Morin, Le Paon d’émail, Paris, Alphonse Lemerre, 1912, 166 pages. (2e édition) (1re édition : 1911)

Paul Morin, celui par qui le scandale arriva, n’avait que 22 ans lorsqu’il publia Le Paon d’émail. Il avait parcouru la France, la Grèce, l’Italie, la Turquie, après avoir obtenu une maîtrise en littérature à Paris. Il avait fréquenté le salon de la comtesse Anna de Noailles, à qui il dédie Le Paon d’émail. D’ailleurs cette filiation est clairement établie dans une épigraphe empruntée à la Comtesse : « Un paon bien nonchalant, bien dédaigneux, bien grave, / Passant auprès de moi son temps inoccupé, / Enfoncera parfois dans les roses suaves / Son petit front étroit de beau serpent huppé ». Autour de Morin va se cristalliser la lutte entre les Terroiristes et les Exotistes.

« évangéliaire », « abbatiale », « historiait », « liliale », « tarasque », « fermail », « guivre », « oncial » : ces sept mots étranges, qui« émaillent » le poème liminaire, sont déjà les prémisses d’un voyage scintillant dans le domaine des mots rares. Parnassien, Paul Morin l’est sans doute, même si certains poèmes, surtout dans la dernière partie, appartiennent à l’esthétique romantique. Morin compare son projet poétique à celui d’un « Maître enlumineur » : « Et de ma plume où tremble une goutte d’émail, / Comme en ce manuscrit au précieux fermail / Où ton pinceau mêla la chimère à la guivre, // A la gloire du Paon, sphinx orgueilleux et pur, / Je veux entrelacer, aux pages de mon livre, / A la cursive d’or l’onciale azur ».

Le recueil compte cinq parties : Marbres et feuillages, EΛΛAΣ, Épigrammes, Silves françoises, Le reflet du temps, À ceux de mon temps.

« Marbres et feuillages » nous emmènent en voyage. Le titre de la plupart des poèmes réfère à un lieu géographique. Ainsi défilent l’Italie, la France, la Hollande, la Turquie, l’Iran, la Syrie, le Japon, la Chine, l’Espagne. Les lieux sont choisis pour leurs caractères culturels (marbres) ou pour leur beauté (feuillages). Morin aime décrire les jardins, les châteaux, les églises, les lieux qui ont une riche histoire. Le « je » est à peu près absent, les poèmes étant très descriptifs. Parfois la surabondance de mots rares complique la tâche du lecteur : « Voguant vers Chioggia, Fusine ou Torcello, / Des péottes aux voiles rouges fendent l’eau »; parfois, les vers défilent en toute simplicité : «La chaude ville de laque et d’or, / Comme une petite geisha lasse, Au transparent clair de lune dort. » (« Tokio ») C’est sans doute la partie la plus « exotiste » du recueil. La forme des poèmes est très classique.


« EΛΛAΣ » est, comme le titre l’indique, inspiré par la Grèce. Cette partie est écrite sous l’égide de Junon, la « déesse hautaine ». D’ailleurs la mythologie est une constante source d’inspiration. L’amour, la sensualité, le sentiment de la nature sont des motifs qui s’entremêlent aux apports plus culturels. « Celui qui sait l’orgueil des strophes ciselées, / Le rythme et la douceur du vers harmonieux / […] Celui-là seul connaît le but essentiel / […] Et ne vivant que pour l’éternelle beauté, / Il tient de la nature innombrable et subtile / Le secret de la belle impassibilité ».

« Épigrammes », dédié à Guy Delahaye, est constitué de courts poèmes de 7 ou 8 vers. Ce n’est plus une poésie des lieux. Morin évoque le destin de sept types humains : le marin, le jardinier, le chevrier, le guerrier, le potier, l’esclave et le poète. Ces « épigrammes » n’ont rien de satirique : tous les poèmes se terminent par la dernière volonté de la personne choisie. Ainsi pour le jardinier : « Mon corps, je veux que tu reposes, / Comme un enfant au bras de sa mère endormi / Dans un jardin fleuri de roses. »

« Silves françoises » évoquent la France, l’ancienne France, parfois la France médiévale. Ce sont des personnages plutôt que des lieux qui balisent le trajet du poète : Marie-Antoinette, Joséphine, Rousseau, Verlaine, Offenbach, Cartier. Dans le dernier poème, il claironne son amour de la France : « O cher pays que j’aime autant que mon pays, / Vous ne serez demain qu’une des cent chimères / Dont meurt le fils de ceux qui, vendus et trahis, / Vous ont tout pardonné, puisqu’on pardonne aux mères! »

La quatrième partie, « Le reflet du temps », dédiée à Marcel Dugas, est à mon sens plus romantique que parnassienne. On y retrouve les thèmes du poète incompris, de la nature bienveillante, de la passante baudelairienne, de l’amour adolescent. On y trouve aussi un bilan de son parcours poétique : « Mes vers, je vous ai faits sincères et sonores; / J'ai dit les jardins bleus sous le rosé croissant, / Les dieux antiques, les centaures, // La douceur de l'Hellade et le bel Orient; / Et vous avez loué, dans mon cœur qui s'éveille, / La nature où, païen, bondissant, souriant, / Je cours de merveille en merveille. »

Enfin, la dernière partie ne comprend qu’un poème, « Et si je n’ai pas dit… », assez connu d’ailleurs : Morin s’excuse en quelque sorte de son exotisme et promet « un jour [de] marier / Les mots canadiens aux rythmes de la France / Et l’érable au laurier ».

Je ne connaissais Morin que par les anthologies. Je ne peux pas dire que cette poésie me touche. Rien n’est plus éloigné de la sensibilité moderne que l’esthétique parnassienne. En même temps, que cette poésie soit le fait d’un jeune homme de 22 ans a de quoi susciter l’admiration. Je comprends le tollé que ce recueil déclencha. Je comprends le malaise des Régionalistes. Au demeurant, les dandys et les intellectuels qui étalent leur culture n’ont jamais été bien vus au Québec. Au-delà de l’exotisme, il me semble que le plus grand mérite de Morin, c’est d’avoir eu l’audace d’écrire un recueil d’inspiration « païenne » et de le proclamer à haute voix : « Je vous aime tant, Paon familier des Dieux, / Que sous votre égide j’écris mes poèmes ». J’entends d’ici les grincements de dents dans les presbytères.

Chios
O la vive langueur des soirs d'Anatolie !
L'Asie, à l'horizon, étend sa grève d'or,
Le flot d'émail étreint l'archipel qui s'endort
En ses bras caressants d'améthyste polie.

Les jardins d'orangers, lourds de mélancolie,
De terrasse en terrasse étagent leur décor;
Au pied du promontoire, illuminée encor,
La mer déferle, court, murmure et se replie.

Des pêcheurs levantins et des bateliers grecs,
Aiguayant leurs filets des joncs et des varechs,
Animent de leurs voix le havre qui se dore;

Et j'aime, tout ému du rythme de leur chant,
Contempler, comme Homère, Ion et Métrodore,
S'effeuillant sur Chios les lilas du couchant...


Écouter Paul Morin : Les fureurs d’un puriste
Lire Le paon royal

9 octobre 2009

Mignonne, allons voir si la rose...est sans épines

Guy Delahaye,
Mignonne, allons voir si la rose... est sans épines, Montréal, Déom, 1912, XLII + 63 p. (Préface d’Olivar Asselin et culs-de-lampe d’Ozias Leduc)


D’entrée de jeu, Delahaye nous impose une façon de regarder et de lire son livre. La page frontispice présentant la Joconde rebaptisée « Notre-Dame du Sourire dédaigneux », le titre qui prend à rebours le vers de Ronsard, l’exergue à l’humour facile qui côtoie une épigraphe latine qui invite au rire, la mention de « dixième » édition sont des signes qui ne trompent pas. Pied de nez à la grande culture, iconoclasme, métissage, intertextualité, mélange des genres, on se croirait devant un texte postmoderne. On est en 1912! Le dadaïsme et le surréalisme n’avaient même pas encore ébranlé le temple de la raison sous laquelle s’abritait toute la littérature de bon goût.

La dédicace (« À ceux d’un dédain absolu pour la médiocrité, d’un rire immense devant la bêtise ») nous entraine davantage dans la polémique. Il en va de même de la verbeuse préface d’Olivar Asselin : selon lui, le critique canadien-français « a dans son cerveau un cochon de belle taille qui sommeille » et « Les Aspirations » de Chapman ne sont que des « Transpirations ».

Dans les 17 pages qui suivent la préface, séparées en « Notes sérieuses » et en « Note sérieuse », Delahaye nous offre sur le mode de la dérision certaines pistes pour lire ses oeuvres. Par exemple, pour comprendre la « mathématique » des Phases et de Mignonne, il faudrait se référer aux sciences occultes : « Nous avons adopté le janusisme; raisons occultes : la Kabbale enseigne que dans le Grand-Tout-Unité considéré sous son triple aspect à un double point de vue, il y a résolution en quaternaire ; nous nous sommes occupé du trine, voici le duel, l’un viendra, l'autre... ? » Il relève un certain nombre de critiques que lui ont valu Les Phases, les joue les unes contre les autres quand c’est possible, sinon se charge lui-même d’en démontrer la bêtise, parfois sur un ton très polémique : « Conclusion : On peut ne pas faire dans le genre patriotico-religieux-abruti-traditionnel. » De toutes ces critiques qu’il recense, on comprend que c'est celle de Lozeau qui lui a fait le plus mal. Voici sa réponse : « L’auteur de Mignonne n'est pas morphinomane, ni nymphomane, éthéromane ni érotomane, succèssomane (mégalomane) ni quoi-que-ce-soit-mane, à moins qu'être soi-même — self made-man (ipsomane, non dipsomane) — soit être un mane-quelconque ; car il peut bien rester quelque chose d'avoir produit un livre " bizarre comme un début d'aliénation mentale (Lozeau)" » Delahaye explique que son projet dans Mignonne est de s’amuser. La blague serait l’élément clé du recueil : « Donc, également, supposant (ceci est parfais un acte d'espérance ou de charité plus qu'un acte de foi) la sincérité et la réflexion chez certains critiques, je n'ai pas voulu, en mettant leurs écrits devant les faits ou leurs conséquences me donner l'inutile ennui d'attaquer; j'ai voulu tout simplement m'amuser. / Tout Mignonne a été fait pour ça. / Un plus grand plaisir vient des exercices de souplesse. / La blague est un exercice de souplesse. / La blague est une matière protéique, non pas, surtout, en ce sens qu'elle est fondamentale chez, l'être vivant, mais parce qu'elle prend mille formes. »

Après ces « Notes » suivent quatre pages de « Bibliographie » qui contiennent plusieurs titres médicaux, philosophiques et quelques titres factices, telles Les Œuvres complètes d’Edmond Léo, critique littéraire traditionnel qui s’était attaqué aux Phases.

Après les XLII pages de paratexte, commence le « vrai texte ». Comme dans Les Phases, dédicaces farfelues, épigraphes, titres alambiqués, surtitres et sous-titres balisent la composition du recueil. « Prélude… -?... – Prologue », « Scènes de la Vie d’Amoureux… -?... – et de Bohème », « Scènes de la Vie de Médecin… -?... – et de Bohème », « Scènes de la Vie d’Artiste… -?... – et de Bohème » en constituent les quatre tryptiques. Chaque partie contient trois poèmes, souvent présentés comme une saynète : didascalies, parfois dialogues entre deux ou trois personnages, dans un décor. Ainsi dans le premier tryptique, les personnages (L’Un, l’Autre et l’Auteur) s’amusent avec des rimes en « use », ce qui donne « Sa Muse / S’amuse », ou encore : « Ma Buse / M’abuse? ». Dans les trois autres tryptiques, Delahaye emploie toujours le même procédé : chacun contient trois poèmes présentés en deux versions. La deuxième version sert à « déconstruire » la première : le plus souvent ironique, iconoclaste, cette version « reconfigure » la portée du poème. Dans le tryptique « Scènes de la Vie d’Amoureux… -?... – et de Bohème », Delahaye présente certains de ses poèmes parus dans Les Phases. Le procédé est utilisé différemment dans le dernier tryptique : postmoderne avant la lettre, Delahaye se lance dans une réécriture de certains textes. Il part d’un poème d’Heredia, de Verlaine et… d’Englebert Gallèze, soit « Tristesse naïve », et il les transforme. Ici, plus aucun doute n'est permis. Englebert Gallèze devient sa tête de Turc. Les Chemins de l’âme, parus la même année que Les Phases, et faussement présentés comme de la littérature du terroir, avaient été encensés par la critique. Delahaye, en plus d’avoir forgé son titre à partir des parties du recueil de son rival, lui emprunte son plus mauvais poème du terroir, et y ajoute une petite mise en scène assassine (voir l’extrait). Ses réécritures de Verlaine et d’Heredia sont plutôt des hommages à ces deux auteurs.

Dans une dernière partie, Delahaye nous offre une douzaine d’extraits critiques qui ont salué la parution des Phases.

Mon compte rendu est déjà trop long. Il y a tellement de passages que j’aurais aimé citer. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce recueil fascinant. Il est dommage que Delahaye se soit tu aussi vite. Il n’était peut-être pas un grand poète, mais il a une qualité, si rare dans la première moitié du XXe siècle : il nous surprend! Il aurait fallu plusieurs francs-tireurs comme lui pour dynamis(t)er la société conservatrice du début du siècle.

« POURQUOI SE LAISSER MOURIR TOUS ENSEMBLE ? »
Intérieur de maison de campagne.
Une femme y repose pour la première fois.
Un Habitant comme il s'en rencontre chez certains poètes du terroir, mais pas ailleurs.
Des fils " Tel père, tels fils ".
Une fille " eadem ".
Caillette, excellente personne.
Le cochon, pas mal, non plus.
(N'étaient les droits d'auteurs, cette mise à point pourraient annoter la pièce précédente.)

Dans la grande pièce au décor nouveau
Où reposait sa femme ensevelie,
L'habitant pleurait, et dans son cerveau
Trouble passait comme un vent de folie.

A ses fils, avant qu'elle aille au tombeau,
Il disait, montrant sa pauvre Julie :
« On n'a jamais vu dans notre hameau
D'épouse ou de mère plus accomplie.

Hélas ! on peut bien avoir du chagrin
De la perdre, mes enfants »... puis, soudain,
D'une voix plus solennelle et qui tremble,

A Madelon, la plus vieille : « Faudrait
Soigner Caillette et le petit goret ;
Pourquoi se laisser mourir tous ensemble? »
1910




5 octobre 2009

Les chemins de l’âme

Englebert Gallèze (Lionel Léveillé), Les chemins de l’âme, Montréal, Daoust et Tremblay, 1910, 109 pages.
(Préface d’Albert Ferland) 

Si je présente Les Chemins de l’âme immédiatement après Les Phases, c’est qu’il fut publié la même année et encensé par la critique conservatrice, ce qui eut l’heur de déplaire souverainement à Delahaye qui s’en servit comme repoussoir dans Mignonne, allons voir si la rose est sans épines.

Camille Roy l’a encensé : « J'ai sous les yeux quelques-uns des vers les plus agréables, et très probablement les plus remplis de sens, que l'on ait écrits, en ces dernières années, à Montréal. Ce livre de cent douze pages s'appelle: Les Chemins de l'Âme. C'est un petit livre qui renferme beaucoup de choses. Et il n'est pas banal de pouvoir affirmer cela d'un recueil de poésies. » (Érables en fleur)

On aurait tort de classer ce recueil dans la littérature du terroir, comme certains l’ont fait. Il n’y a que quelques poèmes qui trempent dans la « terre canadienne »; pour le reste, on pense plutôt à la poésie intimiste de Lozeau.

« Les Chemins de l’âme » comptent trois parties. On y rencontre des « roses », des « chardons » et des « épines », symbolisme naïf, pour parler de la beauté de la vie, de ses irritants et de la souffrance.

Les roses
Dans tout le recueil, il n’y a que sept poèmes du terroir et ils sont tous dans cette partie. Ce sont parfois de petites saynètes dans lesquelles le poète présente tantôt des personnages pittoresques comme « Le Gallant » ou « Les Boulés », tantôt des scènes pathétiques comme celle de « Tristesse naïve » (voir l’extrait). Gallèze devient plus ambitieux dans « Terre canadienne » où il nous dit que « l’âme que nous avons nous vient de la beauté » du pays, et dans « Les clochers » quand il prétend que ces derniers nous « parlent de soirs éternels / Où l’âme errante se repose ». Quant aux poèmes intimistes, très chantants, ils sont remplis de joies printanières, de relations amicales, de sentiments familiaux ou religieux : « Pour ta fête, chère petite, / Point de déploiement ni de bal / Avec le compliment banal / Qu'on y récite. / Soyons plus simples : Veux-tu pas ? / Quittant cet ennuyeux système, / Je viens, seul, te dire tout bas : / Je t'aime. »

Les chardons
Cette partie ne compte que deux poèmes. Le poète s’en prend à tous ces puissants, « Avocat, marchand, chirurgien », qui ne pensent qu’à étaler leur richesse et aux « rieurs » qui n’ont de compassion pour personne.

Les épines
Gallèze raconte les amours difficiles, l’inconstance féminine, le sentiment d’abandon, la solitude, le regret de « n’être hélas! Époux ni père », et tout cela à cause d’une certaine « Rosinette » (C’est moi qui amalgame le tout!) : « Quand tu m'apparus, Rosinette, / Ce jour de juin ensoleillé, / Petit bonnet bien à ta tête, / Petit sabot bien à ton pied, / Au feu de ta noire prunelle / Tant d'espoirs pouvaient s'allumer, / Ta joue en fleur était si belle / Que je me suis mis à t'aimer. » Le poète, dans les derniers poèmes du recueil, réussit tout de même à transcender la déception amoureuse. La solitude devient plus existentielle. Déjà les titres des derniers poèmes disent assez bien sa grande détresse : « Inquiétude », « La douleur », « Désenchantement », « Tristesse obstinée » Voici quelques vers de « Désenchantement » : « J'ai le dégoût de vivre en un monde pareil. / Que m'importent les soirs, la nuit ou le soleil ? / La beauté souriant aux lèvres virginales ? / —Feuilles de nos espoirs qu'emportent les rafales— / Que m'importe ? Pour moi le jour funeste a lui / Où mon cœur fatigué mêle, en un vaste ennui, / Le fiel qui l'empoisonne et le vin qui l'enivre ; / J'ai le dégoût de vivre. » Sans doute craintif d’être allé trop loin dans le désespoir, ce qui n’était pas bien vu par la religion, le poète s’assure qu’on n’y perçoive pas une accusation contre la bienveillance divine : « L’erreur c’est nous : mélange d’ombre et de lumière » et : « Tous les poètes croient en Dieu »

Gallèze venait de faire son entrée à L’École littéraire de Montréal lorsqu’il a publié ce recueil. On sait que l’École avait en partie abandonné son projet initial et s’était ouverte au régionalisme. Il me semble que le recueil de Gallèze rend compte de cette hésitation à emprunter allègrement la route du terroir, ce qui ne semble pas faire l’affaire d’Albert Ferland, lui qui venait d'abandonner l’École pour cette raison : « Avant de quitter le poète je le remerciai de m'avoir ouvert son cœur. Ami de son rêve et impatient de le voir continuer ses chants à la gloire du pays canadien, chants que nous n'avions pas encore entendus et dont le charme nous est cher, je me tournai vers les montagnes qui, là-bas, se perdaient sous l'azur hautain, et lui dit : Poète, c'est ta Laurentie, la terre de l'érable, la terre des aïeux. Célèbre ta Laurentie. L’âme que tu as te vient d'elle. Sois-en reconnaissant. Trouve encore dans ton cœur si canadien des mots sincères et vibrants pour célébrer sa beauté. Sois fidèle à ta Laurentie, fais lui hommage de tes plus nobles pensées et ton nom, comme une louange, sera doux à dire dans la terre canadienne. » Visions gaspésiennes, le premier recueil entièrement consacré au terroir, paraitra en 1913.

Comme extrait, voici « Tristesse naïve », un petit poème qui ne rend pas justice à Gallèze; Delahaye va en faire ses choux gras dans Mignonne, ce dont je vais parler dans un prochain blogue.

TRISTESSE NAÏVE
Dans la grande pièce au décor nouveau
Où reposait sa femme ensevelie,
L'habitant pleurait et, dans son cerveau
Trouble, passait comme un vent de folie.

A ses fils, avant qu'elle aille au tombeau
Il disait, montrant sa pauvre Julie :
« On n'a jamais vu, dans notre hameau,
D'épouse ou de mère plus accomplie.

Hélas ! on peut bien avoir du chagrin
De la perdre, mes enfants... » puis soudain,
D'une voix plus solennelle et qui tremble,

A Madelon, la plus vieille : « Faudrait
Soigner Caillette et le petit goret.
Pourquoi se laisser mourir tous ensemble ? »

2 octobre 2009

Les Phases

Guy Delahaye, Les Phases. Tryptiques, Montréal, Deom, 1910, 144 pages.


Quand Delahaye publie Les Phases, un vent d’incrédulité balaie notre petite patrie littéraire. Qu’est-ce cela? Qui est ce type? On n’avait jamais rien vu qui ressemblât même de loin à ce recueil. Il faut le dire, Les Phases est un recueil avant-gardiste, planifié de façon maniaque, avec sa multitude de dédicataires et d’épigraphes, ses titres, surtitres et sous-titres, ses parties, ses sous-parties, ses sous-sous-parties, ses pointillés, ses blancs…

Delahaye va pousser sa fascination pour la mise en scène en construisant son recueil sur le chiffre trois et ses multiples : tous les poèmes de la première partie reposent sur trois rimes, comptent neuf vers de neuf pieds, déployés en trois tercets. Et les poèmes sont réunis en tryptique. Il semblerait que l’auteur était attiré par l’ésotérisme. Pourquoi le chiffre trois? Il s’en est expliqué dans une entrevue : « Ma forme poétique est basée sur un fait plus ancien que le monde, éternel comme Dieu, qui a existé bien avant Salomon, […] Elle repose sur le rapprochement nécessaire de l'un et du trois, de l'unité et de la trinité. Dieu, Père et Fils Esprit; Vrai, Beau, Bien; Espace, Longueur, Largeur, Hauteur; Temps, Passé, Présent, Avenir, etc. J'ai voulu une forme poétique qui rendît symboliquement ce fait et j'ai trouvé celle employée dans la première partie des Phases où chaque pièce, à part deux ou trois, est en vers de neuf pieds disposés en trois tercets sur trois rimes. » (Cité dans Annette Hayward)

La première partie est dédicacée à sa mère. Retenons comme autres dédicataires le « génie éternellement vivant de Nelligan », dont il sera l’un des médecins à St-Jean-de-Dieu, Paul Morin, Marcel Dugas et René Chopin.

La première partie, « Les poèmes psychiques », comptent dix tryptiques : « Musique et névrose : Tryptique sinistre », « Visions : Tryptique intense », « A la vie, À la mort, À jamais : Tryptique triste », « Départ vers la paix : Tryptique funèbre », « Quintessences : Tryptique exquis », « Berceuses : Tryptique harmonieux », « Sources de douleurs : Tryptique aigu », « ? ? ? Tryptique d'inconnus », « Les Causes : Tryptique précurseur », « Les effets : Tryptique final » Les deux derniers forment un « double tryptique ».

Vous comprendrez qu’il est un peu difficile de résumer un contenu aussi éclaté. Je vais me limiter à relever quelques thèmes. La création, décrite comme un processus psychique, est un motif qui nourrit le premier tryptique consacré à Nelligan. Ainsi lit-on dans « Âme d’alto » qu’il dédie « à Nelligan incompris » : « Le délire enserre chaque fibre / Que la fièvre est venue amincir, / Et l’être immensément rêve ou vibre. // Des accords trop subtils et trop libres / Résonnent en lui pour l’adoucir, / Mais ils s’épuisent avant d’éclore. // Il se tait, c’est qu’alors il adore ; / Il pleure, il rit, c’est que pour jaillir / Ce qu’il entrevoit refuse encore. » (Oui, la syntaxe en prend pour son rhume…) La folie, liée au thème précédent, est aussi un sujet du recueil : « L’on rive un lien, l’on pousse un verrou, / La tête illuminée, on la rase, / Et l’être incompris est dit un fou. » La mort est aussi un thème, par exemple dans le poème « Moine », dédié à son frère Georges, « mort noyé le soir du 31 juillet 1908 » (voir l'extrait). « Quintessences » est un tryptique sur l’amour : « Aimer pour en souffrir, n’en rien dire ; / Et souffrir pour aimer, le cacher ; / Croire à l’indifférence et sourire » Delahaye est aussi sensible au sentiment religieux : « Dieu, je crois que vous veillez sur moi, / Que votre bonté m’est père et mère, / Que l’on est heureux sous votre loi. »


La deuxième partie, « Poèmes corps et âme », dédiée à Osias [sic] Leduc, son père spirituel, compte cinq tryptiques : « Ultima verba : Tryptique in memoriam. », « Dans les bois, dans les monts : Tryptique agreste », « L'amour assassin : Tryptique douloureux », « L'amour moqueur : Tryptique macabre. Sonnets funambulesques », « L'amour revivifiant : Tryptique ensoleillé. Pierres précieuses » Les trois derniers sont dits un « triple tryptique ». Surprise, les poèmes empruntent la forme du sonnet, construit souvent sur cinq rimes, et les vers ont douze pieds.

Cette deuxième partie me semble plus complexe. On retrouve certains thèmes de la partie précédente sous un nouvel éclairage. Le thème de la mort est repris dans le tryptique « Ultima verba » : la dernière phrase de chacun de ces sonnets semble avoir été empruntée à une patiente (en phase terminale ?). Par exemple, dans « Ultima verba berthae », le poème se termine par ce vers : « Avec ceux que l’on aime on ne peut s’ennuyer. » Le deuxième tryptique, dédié à Albert Ferland, présente à travers trois rencontres amoureuses une image de la nature bienveillante. Le ton change dans le « triple tryptique » qui clôt le recueil. Disons que Delahaye est moins empathique. L’auteur choisit la dérision et un certain cynisme pour parler de l’amour dans le tryptique « L’amour assassin » : les trois poèmes évoquent la peine de l’amant éconduit, mais les surtitres (« Le pauvre enfant souffre d’une parole ») annihilent complètement la sentimentalité que les poèmes recèlent. Il en va de même dans « L’amour moqueur », tryptique sur-titré « sonnet funambulesque ». « Trois poètes chantent » est sous titré « Analyse et synthèse : physico-chimico-psychique ». En plus, l’épigraphe dit : « L’Oxygène est un carburant (Troost) / L’Amour aussi ». Suit un poème qui aligne tous les clichés romantiques, mais qui se termine par « l’amour est incolore, inodore, insipide. » Le recueil se referme sur un « tryptique ensoleillé », « L’amour revivifiant », surtitré « Pierre précieuse ». Les trois poèmes ne parlent plus vraiment de l’amour, mais plutôt de Sagesse, de Beauté, de Bonté. Nous voilà au seuil du propos mystique.

En 1910, tout le monde reconnut l’originalité du recueil (Et même Lozeau qui s'en défend). Ce souci de la forme, la composition mathématique du recueil étaient du jamais vus dans la littérature québécoise. En ce sens, Delahaye innove et Les Phases constitue une date dans notre histoire littéraire. N'oublions pas que Lozeau, qui attaqua le recueil, Lemay, Ferland, Fréchette étaient les poètes de référence (Pour Nelligan, cela va venir un peu plus tard). De toute évidence, Delahaye devait savoir qu'il allait dérouter, voire choquer la petite intelligentsia de l’époque. Effectivement son recueil fut attaqué de toutes parts, ce qui assura son succès.


Delahaye balance par-dessus bord toute forme de régionalisme. Le terme « exotique » ne lui convient guère pour autant, même s’il flirte avec l’ésotérisme, comme certains symbolistes avant lui. Ne cherchez pas les termes rares, les décors orientaux dans son recueil. Ce sont plutôt ses recherches formelles qui le distinguent de ses contemporains. Pour ce qui est du contenu, il se rapproche de l’intimisme de Lozeau, avec, en plus, souvent un regard clinique sur le monde (« L’homme est une lyre dont les cordes / Sont les nerfs. »). Il était étudiant en médecine et cela parait dans Les Phases. Je vous présente le poème « Moine » avec sa dédicace et ses trois épigraphes.

MOINE
A mon frère Georges,
mort noyé le soir du 31 juillet 1908.

PRÉSAGE
" Trois grâces j'ai demandé :
La grâce de bien mourir ;
Que tu sois heureuse ;
Que je me fasse prêtre, si c'est la
volonté de Dieu ".

(Écrit au Noël dernier, retrouvé le soir de sa mort).

ALPHA ET OMÉGA
Il a beaucoup aimé, il a vécu de souffrance, et il est mort.
PRÉLUDE
L'espoir de l'union à Dieu ici-bas se réalise en l'éternelle fusion avec Dieu, là-haut.


Ployé sous l'univers et son Dieu,
Le front grand comme l'intelligence,
L'œil doux et voilé comme un adieu;

Rayonnant de son corps odieux,
Magnifique dans son indigence,
Et maître de tout sans liberté,

Il va, consumé de Vérité,
D'Idéal, d'Amour ou d'Indulgence,
Il va son vol à l'Éternité.