LIVRES À VENDRE

27 mars 2007

Au-delà des visages

André Giroux, Au-delà des visages, Montréal, Variétés, 1948, 173 pages.

Dans un hôtel, un jeune homme de bonne famille, Jacques Langlet, 23 ans, a tué une fille avec laquelle il avait une liaison (une prostituée?). Toute l’histoire se déroule dans les quelques jours qui suivent le crime. Le lecteur ne sera jamais « en présence » du meurtrier. Il ne connaîtra pas les faits précis, ni les mobiles de Langlet. Ce qu’il lit, ce sont les diverses interprétations de son acte, les tentatives de cerner le personnage et la rumeur urbaine que suscite ce crime.

Au-delà des visages est un roman de mœurs. Le crime est le prétexte trouvé pour jeter un éclairage sur la société bourgeoise de l’après-guerre. C’est un roman moderne, de facture polyphonique. Chaque chapitre, constitué du témoignage d’un personnage, éclaire quelque peu la personnalité ou un aspect de la vie de Langlet : ses confrères fonctionnaires, par esprit de caste, essaient d’atténuer son geste; son ancien supérieur fait ressortir son caractère ombrageux; un confrère ne voit en lui qu’un moraliste intransigeant; Marie-Ève, qui l’aime sans retour, essaie de partager son désarroi à distance; la femme de ménage avoue qu’elle l’aime comme son fils; le bibliothécaire certifie que ce ne sont pas les mauvaises lectures (il lui a refusé Rimbaud) qui sont à l’origine du meurtre; l’ayant rencontré, son avocat s’interroge sur la responsabilité humaine et la vitalité de l’esprit du christianisme; son meilleur ami voit en lui un Grand Meaulnes incompris avide de tendresse mais emmuré dans son incapacité à communiquer, y compris avec les femmes ; son père, qui a failli commettre le même acte naguère, se culpabilise, ayant la certitude de n’avoir pas été à la hauteur; sa mère met de côté sa peine et sa honte pour redevenir l’épine dorsale de la famille en déroute; le père Brillart, son confesseur, explique que le drame de Langlet n’est pas charnel, mais spirituel : ayant cédé au péché, il aurait voulu tuer le mal… En tout, Langlet apparaît comme un jeune homme brillant, poli, intransigeant, sensible, amoureux des arts et de la nature, épris d’idéal pour ne pas dire de pureté. Un puritain en quelque sorte. Il aurait tué parce que le mal était entré en lui et l’avait éloigné de son idéal de pureté. On ignore ce qui arrivera au jeune homme, mais on peut supposer qu’il sera condamné.

« Le grand drame des humains, c’est bien leur impuissance à regarder au-delà des visages. » (142) L’auteur présente une vision décapante de l’élite québécoise. Il dénonce l’hypocrisie de cette société étriquée, avec sa religion de façade, sa propension à confondre relation sociale et relation humaine, avancement et amitié. Cette société se dit chrétienne, mais ne ressent aucune responsabilité, ni compassion pour ses semblables. Si l’un des siens commet l’irréparable, elle le rejette sans autre procès. Il faut rayer le mal. Un journal de droite saisit l’occasion pour appeler la police des mœurs et la police des liqueurs à intensifier la répression contre toute cette dépravation car « une âme impure est une terre toute prête à recevoir la graine moscovite » du communisme.

« […] à nous, journalistes catholiques et canadiens-français, échoit le rigoureux devoir de stigmatiser, avec l'humble talent que nous sommes fiers de mettre toujours au service de l'Église, le péché dont les ramifications s'étendent jusqu'au sein des classes privilégiées, plus que toutes les autres tenues de donner l'exemple.
Depuis quelques semaines, la police semble sortir de sa léthargie. Ce n'est pas trop tôt ! On a bien voulu nous dire que la campagne sans peur et sans reproche que nous poursuivons n'est pas étrangère à ce réveil des gardiens de l'ordre. Nous en rendons grâce à Dieu ! Mais il faut que cette répression du mal s'intensifie, qu'elle soit aussi vaste que notre foi ! Plusieurs arrestations ont été opérées ces derniers temps ; plusieurs bouges ont été vidés de leur marchandise humaine et de leur clientèle infâme. Cela est très bien, mais ce n'est pas assez ! Car nous savons que les vrais coupables sont encore en liberté et qu'ils déambulent, d'une façon éhontée, dans certains salons du quartier le plus riche de notre ville. C'est un scandale pour les honnêtes gens ! Que la police frappe, et qu'elle frappe fort ! On dit que la justice a le bras long : qu'elle le prouve, c'est le temps ! Qu'elle ne craigne pas de mettre la main au collet de bandits en smoking. Et nous espérons que nos policiers n'auront pas à lutter, dans l'exercice de leurs fonctions, contre certaines puissances occultes. Nous n'en disons pas plus long pour le moment. Nous espérons être compris ! Nous nous excusons d'une certaine violence qui transpire sans doute dans ces lignes. Nous ne pouvons en réprimer les sursauts. » (p. 47-49)


Sur le plan moral, Giroux aborde les difficiles relations entre la chair et l’esprit, la solitude qui en résulte chez un être idéaliste comme Langlet. Le péché, c’est la chair. Seul l’esprit peut contenir l’appel de la chair. On voit où peut mener une société qui fait du désir physique un péché, le plus immonde qui soit. La femme devient l’Ève du paradis perdu, la tentatrice, la fleur du mal qu’il faut détruire. Tuer la femme, c’est tuer la chair, rayer le mal. Giroux écrivait dans la mouvance des Mauriac, Bernanos et Gide qui abordèrent cette problématique si ma mémoire ne me trahit pas. On pense aussi à Joseph Day, dans Moïra de Julien Green, qui va aussi tuer une femme qui l’avait entraîné à son corps défendant dans le péché de la chair. Le roman de Green parut deux ans après celui de Giroux.

« Jacques a péché par la chair, il a tué ! Ce qui s'est passé, ce soir-là, pendant les heures où il s'enferma avec l'autre, nous pouvons l'imaginer aussi bien qu'eux. Mais si nous en frémissons, c'est sans colère, sans dégoût, en tout cas pas avec ce dégoût qui se donne des bons points. Victime de l'éternelle soif du bien et du mal, Jacques a voulu savoir. Mais tandis que les autres ne retenaient que la saveur du fruit défendu, lui, a violemment vomi cette nourriture empoisonnée. Il a su le mal, mais il n'a pas renié le bien. Plus encore, j'affirme qu'à cette minute précise où l'illusion fuyait honteusement devant l'horrible réalité, Jacques découvrit, dans une illumination soudaine, ce qu'est la pureté. Il la connut dans sa plus grande splendeur, alors qu'il l'obscurcissait dans sa chair. Et dans un déchirement affreux, il ressentit l'atroce désespoir de l'absence. L'espace d'un éclair, il entrevit un Visage qui se détournait de lui. La divine présence l'abandonnait. Il trembla dans le froid et l'obscurité du vide. Celui qui était plus lui-même que lui, n'habitait plus avec lui. Tout ce qu'il avait pu donner à un autre, le seul partage qu'il eût réussi avec une créature, c'était donc cette dérisoire imitation de la charité divine ? Ce furent à la fois cette connaissance et ce désespoir qui assaillirent l'âme de votre fils en cette minute crucifiante de sa vie. Il vit rouge, et il tua pour ôter de son regard, pour supprimer, pour anéantir à tout jamais l'instrument de cette connaissance et de ce désespoir. Le drame est là ! » (p. 165-166) ****

André Giroux sur Laurentiana
Le Gouffre a toujours soif
Au-delà des visages

25 mars 2007

Chez nos ancêtres

Lionel Groux, Chez nos ancêtres, Montréal, Albert Lévesque, 1933, 93 p. (1re édition : Montréal, Bibliothèque de l'Action française, 1920, 102 p.) (Illustrations : James McIsaac)

« Ces pages sur nos ancêtres sont le texte à peine remanié d’une conférence prononcée à Montréal sous les auspices de L’ACTION FRANÇAISE. […] Le projet de cette petite étude germa dans notre esprit à la suite d'un voyage à Boston. Nous avions posé cette question à quelques-uns de nos frères de là-bas : « Où, Franco- Américains, prenez-vous les attaches de vos sentiments français? En France d'abord ou au Canada? Quelques-uns nous répondirent: "En France d'abord." - Ils voulurent même ajouter: "Nous considérons le passage de nos pères au Canada comme un temps d'épreuves, où, loin de s'enrichir, le type français s'est appauvri" ». (Groulx, le 24 juin 1920, en introduction)

Pour Groulx, le défi consiste à démontrer que « pendant les cent cinquante ans de notre premier régime que le type français n’a ni déchu ni dérogé ». Groulx veut s’attacher à la « petite histoire », en évitant le folklore (le capot d’étoffe, la ceinture fléchée…), il veut raconter « le fond pittoresque, l’originalité de la famille et de la paroisse », attaquant au passage le Dr Drummond et ses caricatures de l’habitant canadien-français (The Habitant, 1900).


I - LA VIE FAMILIALE

a) L’élément champêtre : Il a retenu cinq éléments. Il décrit d’abord la maison, telle que décrite par Kalm à la fin du Régime français. Suit une plus longue partie sur l’importance des enfants : « Les enfants! Voici bien, dans la maison canadienne, la plus riche partie du mobilier. Ce que d'autres redoutent comme un péril de pauvreté, nos pères, l'appellent richesse. […] Chez les anciens Canadiens, la règle, dans les ménages qui se respectent, est de se rendre à une première douzaine d'enfants, de dépasser souvent la seconde, et la maison n'est jamais si joyeuse que quand elle est pleine. Quels splendides repas autour de la vaste table où, "quand ils sont seuls", ils sont 24 ou 26, quelquefois 30 ou 32. » On apprend que le ber canadien devrait avoir la même stature (statue) que Dollard et qu’on n’honore pas assez ces femmes qui « ont élevé contre l’envahisseur une frontière de berceaux ». Il décrit ensuite la famille sur la terre ancestrale comme une « petite coopérative du travail » qui permet de vivre en autarcie. Puis, sur un mode plus léger, il évoque la relation privilégiée entre l’habitant et son cheval et termine le chapitre en énumérant les « distractions » de nos ancêtres : les chansons, les noces, fumer une bonne pipe, participer aux fêtes champêtres, recevoir un personnage important, comme Vaudreuil ou Mgr Pontbriand.

b) L’élément militaire : Ce qui rendrait pittoresque la famille canadienne, c’est la double présence d’un esprit militaire et d’un esprit d'aventure. Dans toutes les familles, on trouve certains miliciens qui se livrent assidûment aux exercices prescrits par le capitaine de milice. On trouve aussi des voyageurs, des « gars de vingt ans… partis aux pays d’en haut » qui reviennent « à Montréal, à la file, dans leurs canots chargés de hauts paquets de castors, de peaux d’orignal, de bœuf illinois ». Son heure de gloire, il la tient, le voyageur, lorsque de retour dans la famille, il raconte les « épisodes épiques qui vont se déformant et s’agrandissant dans un mélange glorieux de vérité et de légende ». Groulx termine par l’hommage aux héros de l’Histoire - Dollard, Madeleine de Verchères - dont la « beauté plus grande des actes … rejailli[t] sur tous ».

c) L’élément religieux : « Les peuples forts, les peuples durables ne le deviennent point par les seules forces matérielles […] Il n’y a de puissance et d’immortalité pour les peuples que dans la conformité de leur vie et de leurs institutions à la pensée de Dieu… » Cette pensée religieuse, les Canadiens l’auraient acquise à l’époque de la Nouvelle-France, ce que certains historiens contestent.


II - LA VIE PAROISSIALE

a) La description de la paroisse : « La paroisse n’est, chez nos ancêtres, que la famille agrandie. » Et l’auteur de nous rappeler ce vieux soldat de Carignan présentant à Montcalm ses 220 descendants, peuplant quatre paroisses. Il décrit le découpage seigneurial le long du fleuve, les paroisses qui tardent à paraître. Le clocher est au cœur de la paroisse, entouré du presbytère, du cimetière, du moulin banal, du manoir seigneurial.

b) La vie féodale : Rien de comparable avec la féodalité française. Le censitaire ne paie pas de lourdes rentes au seigneur. Il lui voue une certaine admiration et respecte son statut social supérieur. Leurs relations demeurent cordiales. Presque tous les seigneurs acceptent de parrainer un enfant de leurs censitaires. En retour, le seigneur occupe le banc seigneurial à l’église, reçoit l’hommage de la plantation du mai…

c) La vie religieuse : « L’église domine tout dans la paroisse » et le curé est le « seul chef qui ramène à l’unité les petites collectivités familiales ». L’habitant aime fréquenter l’église pour des raisons religieuses et, tout autant, sociales. Le spectacle de la liturgie, les ordonnances de l’intendant ou du gouverneur, voilà d’autres raisons qui expliquent la fréquentation assidue de la messe.

CONCLUSION
Il termine son texte par un vibrant appel à retrouver « l’image du passé et le carillon des gloires anciennes ».

Hors de tout doute, Groulx présente une version très idéalisée de nos ancêtres. À commencer par la place qu'il attribue à l’église. Les Canadiens sont décrits comme un petit troupeau de moutons derrière leur berger. Le clocher jette son ombre sur tous les aspects de la vie! D’autres historiens diront plutôt que nos ancêtres étaient des insoumis. Les voyageurs n’étaient assurément pas des petits saints! Tout se passe comme si les Autochtones n’existaient pas, qu’ils n’avaient exercé aucune influence sur les Français. Or, tous les visiteurs étrangers ont souligné cette influence. Par moments, on a l’impression que sa description correspond davantage au Canadien du XIXe siècle qu'à celui de la Nouvelle-France. ***

Lionel Groulx sur LaurentianaChez nos ancêtres
Les Rapaillages
L'appel de la race
Au cap Blomidon

23 mars 2007

La maison vide

Harry Bernard, La maison vide, Montréal, Bibliothèque de l’Action française, 1926, 203 pages.

François Dumontier est traducteur aux Débats à Ottawa. Il a épousé la fille d’un ancien député. Celle-ci va d’une sortie sociale à l’autre, tout occupée à bien paraître dans la société des hauts fonctionnaires qui gravitent autour du monde politique. Avec eux vivent, leurs deux grandes filles, qui sont à l’image de leur mère, et leur fils Jules, un être faible qui suit le courant pour ne pas être laissé en arrière. Leur vie est faite de sorties mondaines : concert, musée, réunions politiques, réceptions, cinq à sept… François Dumontier déplore ce mode de vie et refuse de s’y soumettre, si bien qu’il se retrouve la plupart du temps seul à la maison avec la vieille servante métis qui s’occupe de l’ordinaire. Depuis peu, vit aussi avec eux, une nièce, Marthe. Déjà orpheline de mère, elle vient de perdre son père, un prof aux HEC à Montréal. Au début, elle est peu encline à suivre ses cousines, mais finit par se laisser prendre, elles aussi, aux jeux de la séduction et des rencontres sociales.

Le roman raconte l’éclatement de la cellule familiale. « Toute femme sans tendresse constitue une monstruosité sociale, encore plus que tout homme sans courage. » (p. 184) Voilà à peu près la thèse de l’auteur. Raymonde, la plus vieille des filles, finit par se marier en cachette avec un Anglais protestant et fuit en Ontario. La deuxième, Gisèle, continue de courir les mondanités. Le fils, léger et insignifiant, se contente d’un petit travail dans une banque. Par contre, Marthe lutte pour se reprendre en mains, pour quitter cette vie dissolue, ce qui la rapproche de son oncle.

Dumontier, malheureux, se sent de plus en plus étranger dans sa propre maison et s’interroge sur sa responsabilité dans cette déchéance familiale. Heureusement qu’il y a sa nièce Marthe pour lui tenir compagnie et le conseiller ! Il finit par couper les vivres à sa femme, espérant la ramener au foyer, ce qui ne fait qu’élargir le fossé qui les sépare. Dépité, Dumontier commence, lui aussi, à sortir et à boire. Assez rapidement, plein de remords, il essaie de retrouver le droit chemin. Incapable de régler le problème à sa convenance, il trouve une solution qui apaise sa conscience : « La souffrance est une des conditions de la vie, elle purifie les hommes pour le ciel. » (p. 186) Et il conclut : « Je ne discernais pas que la victoire morale, sur soi-même, est autrement importante que l’imposition, autour de soi, d’une volonté qu’on peut croire souveraine, et qui est souvent médiocre. » (p. 188) Ainsi résoudra-t-il sa crise morale. Marthe, elle, prenant en contre-exemple la famille de son oncle,  « « comprend son devoir de femme » et accepte d’épouser Henri Bégin, un jeune homme qu’elle avait repoussé. « Elle consentait au sacrifice, qui n’était en somme qu’un acte de renoncement. » (p. 197)

Je ne suis pas très friand des idées de l’auteur. L’idée, que le père est un chef de famille qui doit montrer des valeurs morales exemplaires, est fréquente dans les romans des années 1920. Le dénouement est vraiment trop moralisateur. L’idée très judéo-chrétienne qu’il faut souffrir, que la souffrance purifie, qu’elle nous rapproche de Dieu devait sans doute plaire au chanoine Groulx. Rappelons que Bernard était un collaborateur de L’Action française. La fin ne règle pas le conflit du couple Dumontier : tout plaidait pour le divorce, mais on choisit la souffrance et l’abnégation. Cette histoire me fait penser à Poussière sur la ville, roman publié par André Langevin dans les années 1950. Si je me rappelle bien, le héros finit aussi par choisir le renoncement.

Roman urbain ? Ottawa est décrit. Roman de mœurs? Le milieu des fonctionnaires est bien mis en scène. Roman psychologique ? Sans doute en partie. On a accès aux interrogations intérieures de François Dumontier et de Marthe. Disons que ce roman est plus « moderne » que la plupart de ceux publiés dans les années 20. Il annonce la tentative de renouvellement du roman amorcée par Albert Lévesque au début des années 1930.

Harry Bernard critique sévèrement la femme qui n’est pas une vraie mère et une épouse. C’est à elle de faire en sorte que la maison soit habitée. « …Partout où il y a un foyer heureux, il y a une femme oublieuse de soi… » (René Bazin en exergue au roman) C’est elle plutôt que son mari qui aurait dû faire preuve d’abnégation, ce qu’enseignait l’église. Voilà des propos d’un autre siècle. On pourrait faire beaucoup de rapprochements avec L’Homme tombé que j’ai déjà présenté dans ce blogue.

Harry Bernard sur Laurentiana

Dolorès
Juana mon aimée
La Dame blanche
L’Homme tombé
La Ferme des pins
La Maison vide
La Terre vivante
Les Jours sont longs

19 mars 2007

L'Erreur de Pierre Giroir

Joseph Cloutier, L’Erreur de Pierre Giroir, Québec, Le Soleil, 1925, 249 p.

Cap Saint-Ignace, 1904. L’essentiel de l'histoire est présenté dans un flash-back. Le docteur Alfred Giroir, en convalescence chez un parent, est aux prises avec des problèmes de consommation de cannabis (Eh oui! Nous sommes bien dans un roman du terroir). Il raconte au docteur de Cap-Saint-Ignace, le narrateur du prologue, ce qui l’a amené là.

Il nait, il y a une trentaine d’années, à L’Islet, dans une famille de fermiers qui compte dix enfants. Il est fils unique, donc l’héritier présumé du bien ancestral. Par contre, sa mère a d’autres projets pour lui : comme il a une santé fragile, elle veut en faire un prêtre. Aidée du curé de la paroisse, elle finit par faire consentir son mari, Pierre Giroir. C’est là son erreur! Dorénavant, seul sur sa terre, sans but, frappé par de mauvaises années de récolte, il s’endette. Un cousin venu des États-Unis le convainc que lui et ses filles trouveraient facilement du travail dans les manufactures, qu’ils pourraient refaire leur santé économique et revenir sur la terre paternelle au bout de quelques années. Ils abandonnent Alfred à son séminaire et partent aux États-Unis au moment où une crise frappe ce pays ; ils n’y connaissent que des déboires, les filles perdent leurs belles joues de campagnardes et la mère décède.

Quant à Pierre, il ne réalise pas le grand rêve de sa mère. Il est peu disposé pour la prêtrise : depuis sa plus tendre enfance, il est amoureux de sa cousine Bella. Or celle-ci, lors d’un voyage sur le fleuve, voyant les siens au bord du naufrage, a promis de rentrer chez les religieuses si Dieu leur laisse la vie. Elle ne peut donc répondre aux sentiments de son cousin. Désespéré, il fréquente les tripots et les lupanars avant de découvrir les pouvoirs hallucinogènes du cannabis (vous avez bien lu). Il réussit quand même à passer ses études de médecine (entre deux joints!) et à trouver une place dans un petit village près de Québec. Il ramène des États ce qui lui reste de famille. Mais il sombre de plus en plus dans la drogue, si bien qu’il doit abandonner sa pratique. Ici se termine le flash back.

La fin? Il attrape la tuberculose et le bon docteur de Cap-Saint-Ignace fait en sorte qu’il finisse ses jours dans l’hôpital où travaille sa bien-aimée Bella, devenue mère Saint-Arthur. Juste avant sa mort, une de ses sœurs lui rend visite. Quand il apprend que son neveu se fera peut-être prêtre, il explose littéralement, intimant à sa sœur l'ordre de l’en empêcher car, il en est convaincu, la terre ne pardonne pas de telles défections.

Roman qui n’arrive pas à trouver son genre. Cloutier emploie le cadre du roman du terroir, mais certains chapitres donnent dans le roman sentimental, un autre dans le récit ethnologique (le chapitre 9 : la coutume du « pain bénit »), un autre dans le récit d’aventures (le presque naufrage : 21 pages pour rendre plausible le fait que Bella ait donné sa vie à Dieu). Récit stagnant, descriptions qui n’en finissent plus, digressions qui allongent artificiellement le récit. Mélo facile. Misogynie : la mère et Bella sont la cause de tous les maux. La terre plus puissante que la religion… L’amour humain plus puissant que l’amour de Dieu… Certains curés ont dû tiquer en lisant de telles lignes… **

Extrait
Alors, comme si quelque chose se fut brisé en lui, il devint tout autre. On aurait dit qu'une douleur sourde le déchirait au cœur ou que tout le souvenir de son passé s'était soudain réveillé en lui. Plusieurs instants il garda le silence, semblant absorbé par une véhémente pensée, pendant qu'un pli lourd barrait son front. Puis soudain, d'un ton presque solennel, enfonçant pour ainsi dire son regard perçant, aigu comme une lame, dans les yeux de son beau-frère:
— Charles! prends garde, dit-il. Oui, prends bien garde! La terre se venge, tu sais, elle se venge terriblement et toujours. Ah! pour celui qui l'aime et lui est fidèle, c'est la plus aimante, la plus vibrante et la plus prodigue des amies. Elle enveloppe l'objet de son amour de ses plus brûlantes caresses, pour lui, elle se fait belle, parfumée, elle se couvre de fleurs, et se pare comme une divinité. On dirait qu'elle s'acharne à attacher à elle son amant par les liens les plus tendres et les plus charmants. Pour lui, elle se consume lentement; pour lui, elle laisse déchirer son sein afin de le combler des trésors et des richesses qu'elle recèle.
Elle prodigue tout à son amant: la santé, la vigueur, l'air pur, la liberté au milieu des fleurs les plus magnifiques et les plus odorantes; et pour compenser les mornes tristesses des automnes, elle remplit ses greniers de riches moissons.
Mais, malheur, mille fois malheur à celui qui la trahit! Autant elle a aimé, autant elle va haïr. Non, non, à celui-là, elle ne pardonne pas. Comme une tigresse ivre de carnage, elle poursuivra sa victime toujours et partout. Vengeresse implacable, nul ne peut lui échapper où qu'il se cache. Oui, malheur à lui! Elle lui enlève tout: joie, santé, bonheur. Elle suce le sang de ses veines, obscurcit son cerveau et dessèche ses poumons. Elle tue ses enfants ou en fait des dégénérés et des parias. Que dis-je, elle imprime à tous les descendants de ceux que sa vengeance poursuit, les stigmates de la déchéance et de l'hébétement. (p. 239-240)

17 mars 2007

Les Horizons

Albert Ferland, Le Canada chanté. Les Horizons, Montréal, Déom frères, 1908, 32 p. (Illustrations de l’auteur)

Le Canada chanté va comporter cinq courts recueils. Les Horizons est le premier ; suivront Le Terroir (1909), L'Âme des Bois (1909), La Fête du Christ à Ville-Marie (1910) et, posthume, en 1945, Montréal, ma ville natale. (Voir sur le site de la BANQ)

Ferland dédie Les Horizons à son pays. Il veut lui rendre hommage, lui payer son dû : « Je te paie en chansons / Ce que tu m’as donné / Pays, où je suis né. »

En exergue, Ferland présente un texte de l’abbé Félix Klein. Celui-ci souligne la grandeur, les dimensions hors norme du pays. Il insiste sur le fait que le Canada est un pays d’accueil, un pays d’avenir qui conserve ses traditions françaises. Même les Autochtones y trouvent leur place.

« Prière des Bois du nord » : Il remercie Dieu de nous avoir donné le « pays de l’ours et du bison ». Pour célébrer la richesse de la nature, le poète évoque tous les types d’arbre. Défilent sapins, érables, bouleaux, cèdres, hêtres, pins, saules, trembles, ormes et chênes et j’en passe. Pas de symbolique particulière associée aux différents arbres. Plutôt une louange au Créateur pour cette nature si belle. « Gloire à Toi ! les grands bois ont conquis l’horizon, / De soleil altérés, de terre vierge avides, / Sans fin leur multitude emplit les Laurentides, / Propice au rêve obscur de l’ours et du bison, / Gloire à Toi ! les grands bois ont conquis l’horizon ! »

« Oséraké » : Ville mythique sur l’Île de Montréal. Le mot viendrait de l’iroquois « Osera », qui aurait donné par corruption « Hochelaga ». Cartier aurait visité cette ville, disparue du temps de Champlain. Le poème rend hommage aux premiers habitants de Montréal et évoque avec nostalgie leur civilisation fondée sur l’agriculture.

« Patrie » : Chant patriotique dédiée aux Canadiennes. Ferland déploie l’artillerie patriotique classique : il célèbre la nature grandiose, pure et généreuse, les caractères altiers et héroïques de nos pères. Comme figures de proue, il y a les Laurentides, mais surtout le Saint-Laurent.

« Retour des corneilles » : Hommage est rendu aux Corneilles, cet oiseau astronome, dont la chanson « fait chanter la mémoire des vieilles, / Évoquant les splendeurs des printemps de jadis ». Le retour des corneilles marque le début du printemps.


« Terre nouvelle » : Une hymne à la nature, plus particulièrement au soleil, « créateur des matins », « Semeur des jours ». Le soleil réveille le blé qui « dès les aubes d’avril redemande la terre! ».

« Arbres blancs » : Bouleaux de l’hiver, bouleaux du printemps. Ferland les enjoint à « reverdir [leurs] branches », à retrouver « la beauté verte ». Il faut abandonner les « formes blanches », revêtues pour passer l’hiver.

« Soir de juin à Longueuil » : Par un soir d’été, dans le silence bucolique de Longueuil, le poète admire Montréal : « Ses feux tissent dans l’ombre une dentelle claire, […] D’éclatants nénuphars semblent peupler la nuit »

« Poésie des feuilles » : Il s’intéresse à la chute des feuilles. Il ne faut pas y voir de symboles profonds. Paradoxalement, les nombreuses feuilles mortes témoignent de la vitalité du pays. « Feuilles mortes, gloire de juin! »

« La terre canadienne » : L’immensité du pays célébrée à travers trois saisons : l’époque des « champs verdis », celle des « blés et des avoines blondes », celle des « automnes divines ». Hymne au pays, à la beauté de la nature canadienne.

Dans chacun des poèmes, un allocutaire bien identifié est présent : Dieu, les Canadiennes ou les Canadiens, le soleil, les paysans, les feuilles mortes… Ce procédé confère aux poèmes une certaine oralité. Le poète apparaît comme le grand sage ou même un célébrant qui interpelle, qui conseille, qui encourage, qui incite, qui loue. L’horizon qui donne son titre au recueil n’est pas un lointain point de fuite : c’est le pays, le Saint-Laurent, les Laurentides, bref un lieu saisissable. La thématique de l’arbre est omniprésente aussi bien dans le texte que dans les dessins. L’auteur n’en fait que très peu un usage symbolique : il se contente d’en évoquer les variétés. Les critiques s’entendent pour dire que Ferland a trouvé sa voix avec Les Horizons. Certains lui reprochent de manquer d’envergure, mais cette retenue stylistique m’apparaît plutôt comme une qualité. Et qu’il me soit permis d’ajouter qu’on trouve dans ces poèmes quelques inflexions et même des sujets que va reprendre Miron. ****

Lire le recueil.

14 mars 2007

Récits laurentiens

Marie-Victorin, Récits laurentiens, Montréal, Québec, Frères des écoles chrétiennes, 1942, 217 p. (1ère édition : 1919) Dessins d'Edmond Massicotte et préface d'Albert Ferland.

L’édition originale, celle de 1919, compte 209 pages. La préface est comptabilisée dans cette première édition tandis qu’elle est numérotée en chiffres romains dans celle que je présente. Celle-ci n’est pas un fac-similé, mais s’en approche. La préface de Ferland, la dédicace et les illustrations de Massicotte sont identiques. Seules les lettrines sont légèrement modifiées. 

« La corvée des Hamel » : Un vieil orme, déjà « gros quand l’homme blanc parut aux rives du Saint-Laurent », poussait devant la maison ancestrale de Siméon Hamel. Tout le monde connaissait l’orme des Hamel, cet arbre que les Autochtones disaient « habité par un puissant manitou ». Il « avait trente-six pieds de tour à hauteur d’homme ». Comme il est vieux et pourri, l’arbre perd ses branches lors des tempêtes. Un jour un voisin, dont le fils fut quasiment blessé par une branche, exige qu’il soit abattu. Le vieux Hamel est atterré mais doit s’y résoudre. La mort dans l’âme, il organise une corvée, conviant tous les Hamel. Le vieux meurt un mois plus tard.

« Le rosier de la vierge » : Un rosier a poussé dans une niche du portail de l’église de l’Ancienne-Lorette qui abrite une madone. Or, ce rosier aérien finit par endommager le portail, et un homme est chargé de le supprimer. Mal lui en prend car son échelle casse en deux et il se blesse gravement. Cédant à la superstition, on ne touche pas au rosier pendant vingt ans. Un nouveau bedeau, qui n’a pas froid aux yeux, décide de faire son sort au rosier, malgré les avertissements des paroissiens. Il va s’exécuter quand, du haut de l’échelle, il aperçoit sa maison en flammes. Plus personne n’ose attaquer le rosier de la vierge. Quand on détruit l’église, au début du vingtième siècle, les paroissiens se partagent les boutures si bien que tous les rosiers d’Ancienne-Lorette descendent de cet ancien.

« La croix de Saint-Norbert » : Souvenir d’une croix que le narrateur voyait, l’été, lorsqu’il passait ses vacances à Saint-Norbert. Cette croix, plantée par le premier aïeul, lui rappelle sa prime jeunesse et lui permet de retrouver le souvenir de sa mère.

« Sur le renchaussage » : Le jeune Conrad passe ses étés à Saint-Norbert, chez ses grands-parents,  avec ses oncles, tous gens taquins, heureux d’asticoter le jeune urbain. Cet été-là, en boutade, ils décident de lui demander de cultiver le renchaussage de la maison. Conrad les prend aux mots, et avec l’aide de tout le monde, monte une petite ferme miniature sur le renchaussage. Il sème et tout pousse. L’été tirant à sa fin, et sa récolte étant presque mûre, un petit drame survient. Un voisin en visite oublie d’attacher son cheval et ce dernier dévaste complètement la petite récolte.

« Charles Roux » : Les gens de Saint-Norbert disent qu’il est fou. En fait, il est différent. Il passe ses journées à lire et, le soir venu, il chante des hymnes religieux. Il habite le grenier d’une maison et quand il sort, les enfants, indirectement encouragés par les adultes, s’en moquent. Un jour Conrad et ses amis profitent de son absence pour se glisser dans son antre. Mais Roux revient et Conrad n’a pas le temps de fuir. Au lieu de le quereller, Roux lui parle plutôt gentiment, espérant être compris par cet enfant venant de la ville. Un lien se tisse entre eux. Quelques années passent. Conrad est devenu grand et instruit. Quand il revient à Saint-Norbert, personne n’attend plus fébrilement son retour que Roux. Roux accumule les questions, plutôt d’ordre scientifique, et les pose à Conrad quand il le voit.

« Ne vends pas la terre » : Le vieux Félix Delage possède une terre sur le chemin Chambly. Il a consacré toute sa vie à l’agriculture. Mieux, il lui voue un culte. Mais voilà que l’étalement urbain menace sa foi agriculturiste. Un promoteur veut acheter sa terre. Félix résiste et incite son fils à faire comme lui. « Ne vends pas la terre! » lui dit-il. Trois ans passent. Son fils meurt. Il est seul avec ses deux petits-fils. Il doit vendre. Au moment de partir, alors que la pancarte est déjà installée, voyant sa peine, les petit-fils lui demandent à leur tour : « Ne vends pas la terre! » Le vieux s’empresse d’enlever la pancarte.

« Jacques Maillé » : Saint Jérôme, 1872. Le curé Labelle, désireux de promouvoir son chemin de fer, a organisé une corvée pour le lendemain. Il a demandé à ses colons d’apporter un voyage de bois à Montréal (10 heures de route) pour les pauvres. Deux cents attelages répondent à son appel. Le vieux Maillé, qui s'est querellé avec son fils Arthur, décide d’y participer. Chaque colon se voit attribuer une adresse. Le vieux Maillé atterrit chez son fils, marié et père d’un enfant, qui vit dans une grande pauvreté. Ils se réconcilient.

« Le colon Lévesque » « Il faut que la forêt recule pour que la race avance. » Jean-Baptiste Lévesque a été dépouillé du bien paternel par son frère revenu juste à temps des États-Unis. Jean-Baptiste doit donc partir avec sa femme et ses sept enfants pour le Témiscamingue. Il s’installe sur une terre de colonisation à Mont-Carmel. Deux ans plus tard, leur ancien curé vient les visiter. Trois enfants se sont ajoutés. Ils peinent dur – et c’est peu dire – mais conservent dignité et espoir en des jours meilleurs. Le curé est venu avec une mission. Son frère américain, celui-là qui l’a dépouillé, est mort et a laissé un orphelin : il demande à Jean-Baptiste de s’en occuper, ce que le colon Lévesque accepte.

« Peuple sans histoire » : Durham est en train d’écrire son rapport. Il a pour servante la fille d’un patriote mort au combat, ce qu’il ignore. Pendant qu’il est endormi, elle se permet de lire un peu le rapport et découvre la fameuse phrase « C'est un peuple sans histoire ». Elle ne peut s’empêcher d’ajouter : vous mentez et elle signe Madeleine de Verchères. Quand Durham découvre l’impolitesse, il est d’abord fâché. Puis, il pose des questions à la jeune fille qui lui raconte avec passion l’histoire de Madeleine de Verchères. Il ne peut qu’admirer cette jeune fille. On présente Durham comme un homme sensible et cultivé. Ce sont des motifs politiques (l’assimilation est la seule voie possible pour maintenir la paix) plutôt que des préjugés qui lui auraient dicté son rapport.


Je préfère les Récits laurentiens à ses modèles : Chez nous d’Adjutor Rivard et Les Rapaillages de Lionel Groulx. Il y a pour ainsi dire beaucoup plus de chair autour de l’os, en d’autres mots la trame événementielle est plus riche et les personnages mieux développés. Pour ce qui est de l’idéologie, c’est très conservateur : encore une fois, famille, passé, religion, patriotisme, campagne idéalisée, bref la recette classique du terroir. Il me semble quand même qu’on y trouve plus de diversité et moins de nostalgie du temps passé. «L'Orme des Hamel» est un classique des anthologies.

Lire le recueil
Voir les images de la version anglaise

 


Certains récits ont été publiés dans une édition destinée à la jeunesse.


12 mars 2007

Le Rêve de Kamalmouk

Marius Barbeau, Le Rêve de Kamalmouk, Montréal, Fides, Nénuphar, 1962, 231 p. (1re édition : 1948) Le livre est illustré par Grace Melvin (1896-1977). Il est d’abord paru  en anglais en 1928 : The Downfall of Temlaham (Macmillan, 1928). L'édition française est plutôt une version remaniée qu’une traduction.

L’action se déroule vers les années 1887-1888, le long de la rivière Skeena dans les montagnes Rocheuses, chez les Tsimsyans. Kamalmouk, membre du clan du Loup, a fait le pari de devenir un Tronc-Pelé (un Blanc). C'est là son rêve. Il a travaillé pour eux comme guide, et il est sûr que cette civilisation va éclipser la sienne, comme c'est déjà le cas sur le littoral du Pacifique. Pour lui, il semble « futile de tenir plus longtemps à un affublement de peaux et de plumes fauves ». Par contre, il est marié à Rayon-de-Soleil du clan de l’Épilobe rose et ils ont deux enfants, dont Enfant-des-Bois. Cette femme croit encore à la tradition, si bien que les deux ne s’entendent plus. Gueule d’Ours, le grand chef du clan des Épilobes, est mort, et Enfant-des-Bois devient l’héritier pressenti (les enfants héritent du lignage de leur mère). Sauf que son grand-oncle, le sorcier Nitoh, veut lui aussi le titre. Par une habile manœuvre, Rayon-de-Soleil réussit à écarter ce dangereux prétendant, et à mettre son fils sur le trône.

Tout irait pour le mieux, si ce n’était que l’enfant est très malade. Avant même la fin de la cérémonie de la transfiguration (l’âme du défunt chef doit renaître dans le nouveau), il s’évanouit et meurt. Sa mère est sûre que cette mort est due à un sortilège lancé par le Chaman. En fait, la tribu est victime d’une épidémie de variole : les enfants meurent presque tous. Rayon-de-Soleil continue pourtant de prétendre que le sorcier a tué son fils. Elle ne cesse de tarauder Kamalmouk pour qu’il applique la loi du talion. Il refuse, parce qu’il sait que ce meurtre l’empêcherait de réaliser son rêve : devenir un Tronc-Pelé. Pourtant, un jour, voyant le mépris affiché par le sorcier, il n’y tient plus et l’exécute.

Les chefs des différents clans se réunissent : ils sont divisés sur l’attitude à prendre. Certains veulent livrer Kamalmouk à la justice des Blancs ; d’autres, appliquer la loi du talion, c’est-à-dire punir de mort le coupable et peut-être aussi certains membres de son clan. Finalement, ils optent pour une solution de conciliation : le clan des Loups va compenser richement celui des Épilobes, lui offrant des armes, de la nourriture, des couvertures, etc. Quant à Kamalmouk, on l’incite à se réfugier dans les territoires ancestraux en amont de la rivière Skeena.

Un an passe. Kamalmouk, incapable de vivre dans la grande solitude nordique, est revenu dans son village. Bien entendu, les Blancs, à Hazelton, sont au courant de ce meurtre et ils savent que Kamalmouk est revenu. Comme ils craignent une révolte chez les Autochtones, ils veulent profiter de l’occasion pour bien marquer leur puissance, en annulant la solution autochtone et en traduisant le meurtrier devant leur justice. Ils envoient un groupe armé qui doit convaincre Kamalmouk de se livrer. Mais ce dernier est tué bêtement par un policier. Ainsi finit le beau rêve de Kamalmouk, lui qui était le plus Blanc des Autochtones.

Pour moi, c’est une découverte. J’ai l’impression d’être en présence d’un livre injustement oublié. C’est vrai qu’il est difficile de lui trouver une place dans nos courants littéraires, sinon de le classer dans les contes et légendes. Barbeau était un anthropologue et on s’imagine que son livre sera celui, un peu froid, d’un scientifique. Rien de tel : on est en présence d’un véritable écrivain. On regrette même que son œuvre littéraire ne soit pas plus abondante.

Il est difficile de rendre justice à ce roman. Barbeau n’a pas tout inventé. Il est allé plusieurs fois sur le terrain, a inséré des chants et des rituels des Tsimsyans dans son récit, ce qui lui confère une très grande qualité poétique et symbolique. Cela permet au lecteur, qui accepte de perdre ses repères culturels pendant un temps, de plonger tête première dans cette civilisation, très différente de la nôtre. Ses lointaines origines sont asiatiques. On découvre le pouvoir du chant et de la parole chez ce peuple dit sauvage, on est étonné de constater l’importance de l’élément symbolique, dans la transmission des rituels mais aussi dans la résolution des conflits.


Par ailleurs, on assiste aux derniers soubresauts d’honneur d’une civilisation qui sait que la partie est déjà perdue, que son temps est révolu. Barbeau termine son roman par la reprise du chant de Kamalmouk, le Tsimsyan qui voulait devenir Tronc-Pelé. On peut y lire toute la détresse de tout un peuple. **** ½

Extrait :
Là s'effacent les derniers vestiges de la résistance trois fois séculaire des naturels américains, dont la horde préhistorique n'a guère connu de pitié auprès de l'accapareur. L'opprobre de Kamalmouk et des siens, toutefois, ne perdra pas sa flétrissure tant qu'un spectre nostalgique traînera sa souillure ensanglantée sur les aurores et les crépuscules de son pays, que le vent sifflera son grief dans les nuages tourmentés, et que la complainte de la victime immortalisera la clameur des âmes perdues dans un monde sans merci :
— Hay hâmidé ! Ils m'ont laissé seul, tout seul. L'oubli les a éloignés de moi. Comme un orphelin, je suis resté en arrière, je suis abandonné, sans amis, sans parents aucuns, solitaire et pauvre à jamais.
Avec quelle cruelle indifférence ils m'ont livré à mon sort ! Jeunes et vieux s'en allaient sur la route, m'oubliant dès le premier jour, moi qui naguère étais leur frère, leur ami. Ils ont méprisé ma détresse, pendant que je languissais, les mains vides, en proie à la faim, à l'angoisse.
Mes membres sont tellement affaiblis que je suis à la veille de choir au bord du sentier creusé par les nomades. Mes yeux s'obscurcissent ; ils ne distinguent plus les anciens amis des ennemis nouveaux. En marchant, je me heurte aux arbres, que je prends pour des ombres.
Toute ma vie a été une amère désillusion. Mon rêve fut une lame à deux tranchants. Ma fantaisie ne pouvait avoir de lendemain. La route tracée sur le sol ancestral n'était pourtant pas difficile à suivre. D'autres avant moi l'avaient parcourue les yeux fermés. Je n'avais qu'à me laisser entraîner par la foule.
Au lieu de m'attrouper avec mes pareils, j'ai eu le tort de m'en aller seul, dans la jungle de l'imprudente nouveauté. J'ai tout connu, j'ai tout fait et, comme tant d'autres, j'ai moi-même tué l'homme.
Oh ! pourquoi suis-je né, moi qui n'aurais jamais dû voir le jour !


Quelques images de The Downfall of Temlahan


Édition de 1973







8 mars 2007

La dame blanche

Harry Bernard, La dame blanche, Montréal, Bibliothèque de l’action française, 1927, 222 pages.

Quand il publie ces nouvelles, Harry Bernard avait déjà fait paraître trois romans et remporté deux fois le prix David. Dans une courte préface, il présente ainsi son livre : « Les nouvelles de ce recueil forment un tout. Elles s'inspirent d'une même idée, suggérer des aspects variés, à des époques différentes, de la vie canadienne. Dix d'entre elles, sur quatorze, s'apparentent au genre qu'il est convenu d'appeler historique; elles sont écrites en marge d'ouvrages d'histoire ou de la légende. Quelques-unes, La Dame blanche, La Mort d'Oendraka, Le Petit Chesne, respectent absolument la tradition; la seule mise en scène, si l'on peut dire, est appropriée au cadre choisi. D'autres, comme D'une ordonnance de 1706, ont leur point de départ dans une donnée historique; le gros du récit est inventé, mais les gestes des personnages, le milieu où ils se meuvent, les objets qui les entourent, restent en harmonie avec l'époque évoquée. D'autres encore, Capuchon tourne, par exemple, suscitées par une lecture, sont prétextes à peindre un décor, des hommes, des mœurs d'un autre temps. Enfin, dans la dernière partie de l'ouvrage, quelques scènes d'aujourd'hui. Le tout pour faire connaître davantage, et le mieux aimer, notre pays. H. B. »


La dame blanche : Une mère, partie à l’église, apprend à son retour qu’une mystérieuse dame blanche s'est occupée de ses enfants en son absence.

La mort d’Oendraka : Une vieille Huronne, chassée avec son peuple des rives du Saint-Laurent par les Iroquois, attend la visite d’un missionnaire qui pourra la baptiser. Récit basée sur une relation des Jésuites.

Le petit Chesne : Pour une raison inexplicable, un enfant, au sortir de l’école, prend la direction inverse, traverse Montréal d’ouest en est, se dirigeant vers Longueuil. On le retrouve mort gelé.

Le fournisseur Perrault : On est en 1757. Toussaint Perrault fournit l’armée en garnison au fort Chambly. Quand les effectifs grossissent, il doit faire appel à Cadet. Quand Bigot et Vaudreuil imposent un embargo sur toute vente de marchandises, c’en est fait de Perrault. Cadet exige qu’il lui rende trois fois la somme due.

D’une ordonnance de 1706 : Un chicanier qui a intenté maints procès est bastonné, ce qui le guérit de sa manie de faire des procès à tout le monde.

Capuchon tourne : Un petit chien a été entraîné à tourner une broche pour faire rôtir des poulets dans un foyer.

La bataille de Jérémie : Jérémie a décidé de participer à la Rébellion des patriotes contre l’avis de son père.

Le professeur d’italien : Un mystérieux professeur d’italien, sans le sous, fait fureur à Montréal, à cause de ses bonnes manières. Quand on apprend qu’il est un ancien marquis espagnol qui attend qu’on lui rende sa fortune, son prestige est encore plus grand. Il séduit la fille d’un riche bourgeois, organise un super bal dans le plus riche hôtel, abandonne ses convives en plein repas en leur laissant l’addition.

Les vitres du missionnaire : Deux missionnaires du grand Nord souffrent du fait qu’il n’y ait pas de vitre aux fenêtres de leur cabane (ils utilisent des parchemins). On leur promet de leur en envoyer. Ils attendent des années et quand les vitres arrivent, ils y renoncent.

Hommes du nord : Un trappeur voue une haine à un homme qui lui a volé sa fiancée, une trentaine d’années plus tôt. Il veut se venger. Quand ce dernier devient son bienfaiteur, il renonce.

Périls de la Gat’ : Un jeune fanfaron d’Ottawa s’aventure en Gatineau pour courtiser une jeune fille. Ses amis lui tendent un piège.

Vers la gloire : L’ambitieuse madame Dieudonné Beaubien est malheureuse dans son petit village de 800 habitants. Elle pousse son mari récalcitrant à devenir député du comté. Son bonheur ultime est atteint lorsqu’un journal publie sa photo.

Billets de faveur : Un couple offre des billets de spectacles à un couple qui habite l’étage supérieur. La dame incommodé laisse partir son mari, seul. En soirée, elle découvre que ces gens voulaient les voler.

Le chien : Une veuve, désireuse de quitter Saint-Hyacinthe, hésite à cause de son chien qu’elle adore.

Harry Bernard sur Laurentiana
Dolorès
Juana mon aimée
La Dame blanche
L’Homme tombé
La Ferme des pins
La Maison vide
La Terre vivante
Les Jours sont longs

6 mars 2007

L'Héritier

Simone Bussières, L’Héritier, Québec, Les éditions du Quartier latin, 1951, 195 p.


Louise Breton est seule dans la vie : plus de parents, pas d’amoureux et deux amis qui vont mourir, l’une dans un sanatorium, l’autre de vieillesse. Elle a rencontré, voici cinq ans, Pierre Laurent, un jeune architecte de Montréal. Elle en était très amoureuse, même s’ils se voyaient seulement lorsque le travail de Pierre l’amenait à Québec. Leur relation demeurait parfaitement chaste, il faut le dire. Celui-ci en a épousé une autre, Jeanne Simard, mais il n’est pas complètement heureux : il veut transmettre le nom des Laurent, mais son épouse est stérile (à moins que ce soit lui, éventualité même pas envisagée à cette époque…) Sa femme voudrait qu’ils adoptent un enfant, ce qu’il refuse, craignant d’abâtardir le nom des Laurent.

Il prend alors le pari audacieux de revoir Louise Breton et de lui demander « l’indemandable » : lui faire un enfant. Celle-ci, toujours follement amoureuse de cet homme, accepte. Ils s’entendent ainsi : si c’est un garçon, Louise accepte de le laisser à Pierre sans même le voir ; si c’est une fille, elle la gardera et Pierre assurera son avenir. Louise devient donc sa maîtresse et devient rapidement enceinte. Bien entendu, à cette époque, le tout ne va pas de soi. Louise doit écarter certains problèmes de conscience. Le neuvième commandement de Dieu ne dit-il pas : « L'œuvre de chair tu ne feras, qu'en mariage seulement »? Elle finit par se rassurer en opposant à ce commandement d’autres passages de la Bible qui mettent l’amour au-dessus de tout. Elle établit même un parallèle entre son « don » et celui de la Vierge. Elle doit aussi éviter de perdre sa réputation : pour ce, elle choisit de déménager à Montréal, là où Pierre a un copain gynécologue qui va bien s’occuper de sa maternité.

Plus sa grossesse avance, plus le sacrifice qu’on va peut-être exiger d’elle lui apparaît cruel. Elle met l’enfant au monde et c'est… un garçon. Comme convenu, on le lui enlève avant même qu’elle l’ait vu. L’enfant est placé en crèche pour trois mois. Pierre dit à sa femme qu’un enfant les attend, qu’il a enquêté sur les parents et qu’il est prêt à l’adopter. Quant à Louise, elle est rongée par son amour maternel. Sa santé est maintenant menacée. Elle ne pense qu’à cet enfant, voulant à tout prix le voir. Elle appelle en secret Pierre tous les jours. Elle ébauche toutes sortes de scénarios pour le voir et finit par trouver : elle s’inscrit comme vendeuse itinérante. Avertie de l’absence de Pierre, elle se présente chez les Laurent. Jeanne finit par déduire que cette femme est la mère de l’enfant. Prise de pitié, elle la fait asseoir, lui donne l’enfant à bercer et, une parole en amenant une autre, elle finit par découvrir la supercherie du mari. Sur les entrefaites, celui-ci arrive et découvre les deux femmes. Louise, à bout de nerfs, s’évanouit. On la conduit à l’hôpital où elle meurt quelques jours plus tard, tenant son enfant dans ses bras et entourée des deux parents. Jeanne pardonne à Pierre.

Pour ce qui est de l’histoire, je pense que le résumé parle de lui-même. Inutile d’en rajouter. On a tous compris que c’est un mélo digne des romans de gare. Par contre, je dois dire que ce roman est très bien composé. J’ignore si l’auteur connaissait les théories de Robert Charbonneau. C'est un roman psychologique, avec beaucoup de monologues intérieurs bien intégrés au récit. Et les analyses psychologiques sont loin d’être bêtes : en fait, elles essaient de rendre crédible une trame événementielle qu’il est très difficile de rendre crédible. Par ailleurs, on sent une auteure qui sait qu’elle écrit sur un sujet qui la voue aux géhennes de l’enfer. Et elle essaie de composer avec cet énorme handicap, essayant de rendre acceptable ce qui ne l’était pas pour la morale catholique. Ainsi il y a une réflexion spirituelle qui me semble de haute tenue, et le salut judéo-chrétien par la souffrance me semble une idée forte du catholicisme québécois des années cinquante. Je vous en livre un passage. ***

Extrait
Jusqu’à quel point Louise avait-elle voulu nier la nécessité de la souffrance, l’utilité de la douleur, elle qui venait d’accepter d'emblée tout ce que physiquement et moralement elle pouvait supporter et cela non pour un Dieu mais pour un homme ? Ses affirmations et ses négations ne se résumaient-elles pas à un appel au secours, un cri de détresse ? Et le vieil ami, ignorant tout du drame réel qui se déroulait dans l'âme de sa correspondante, avait tout de même trouvé des mots capables de la faire réfléchir sérieusement ! Pourtant, loin d'anéantir en elle le projet conçu, elle trouve là des arguments l'affermissant dans sa résolution !
Femme autant qu'il est permis et possible de l'être, elle a un esprit de déduction doublé d'une faculté d'intuition dont elle se sert admirablement.
« Je crois surtout, a écrit le notaire, à la nécessité absolue de notre régénération dans et par la souffrance ! » Mais elle aussi y croit ! et ce qu'elle a pu en dire dans la lettre qui a provoqué cette réponse n'était bien qu'un appel désespéré ! Au fond, il est vrai qu'elle ne comprend pas qu'un saint Paul prétende ajouter aux souffrances du Christ !... mais puisqu'il a pu, lui, l'Apôtre, considérer que sa souffrance était de première nécessité, pourquoi elle, l'amante, ne pouvait-elle pas accepter la sienne sur le même plan? Bien plus, n'était-ce pas de sang-froid qu'elle envisageait la possibilité de souffrir, n'était-ce pas volontairement qu'elle s'attachait à la souffrance ? Et cela ne compterait pas ? Cela ne tiendrait pas uniquement parce que cette acceptation naissait de l'amour ? Mais ce même Apôtre ne proclame-t-il pas que « l'amour est la plénitude de la loi » et saint Augustin, plus tard, n'ajoutera-t-il pas : « Aime et fais ce que tu veux? »
Ce qu'elle veut c'est bien de payer son billet d'entrée pour là-haut !
« Le cœur est infiniment plus puissant que la raison devant le Maître. C'est là qu'il fait ses sondages... » a-t-elle lu.
Son destin était fixé... (p. 85-87)

3 mars 2007

L'Arriviste

Ernest Chouinard, L’Arriviste, Québec, Le Soleil, 1919, 253 p.


Québec, vraisemblablement dans les années 1910. Dans ce roman, on suit le parcours diamétralement opposé de deux jeunes Canadiens français. C’est un roman d’initiation, mais aussi un roman à thèse. Lorsque le récit débute, Félix Larive et Eugène Guignard terminent leur rhétorique au Petit Séminaire de Québec. Même si tout les oppose, ils sont de bons amis. Larive est issu d’une riche famille de commerçants urbains et est un étudiant plutôt crâneur, rebelle, sachant toutefois tiré ses marrons du feu lorsqu’il s’agit de se faire valoir. Eugène Guignard, issu d’une paroisse du comté de Bellechasse, est un étudiant studieux, idéaliste bien que quelque peu ombrageux. Déjà les deux noms sont assez symboliques : Larive deviendra l’arriviste qui donne son titre au roman ; Guignard, tout en méritant l’estime des gens honnêtes gens, ne réussira pas à s’imposer.

Après leurs études classiques, les deux deviennent avocat et ouvrent ensemble une étude : Guignard travaille dans l’ombre et Larive récolte les honneurs. Après avoir épousé une fille richement dotée, Larive décide que Guignard ne peut plus lui être utile, tant ses ambitions sont grandes. Guignard, de son côté, continuant son petit bout de chemin, a conquis l’estime de concitoyens influents de Bellechasse qui l’incitent à se présenter à l’investiture libérale en vue d’une élection partielle. Quand arrive la convention, il doit affronter un adversaire, parachuté par Ottawa, et c’est nul autre que son bon ami Larive (pourtant un conservateur déclaré). Larive enlève la convention et bat en élection Guignard qui s’était présenté comme indépendant.

À Ottawa, l’arriviste Larive ne tarde pas à faire des siennes. Il se permet de voter contre son parti sur la première motion présentée en Chambre. Le premier ministre conservateur a tôt fait de l’attirer dans son parti en lui promettant le poste de ministre de la Marine. Mais pour ce, il devra appuyer une politique discriminatoire de l’aile francophobe du parti conservateur : enlever au français son statut de langue officielle aux Communes. Avant la présentation de ce projet controversé, de nouvelles élections sont tenues et le transfuge Ministre Larive bat pour une seconde fois son ami Guignard. De retour en Chambre, on présente le projet de loi anti-français, mais il ne passe pas, entre autres parce qu’il se trouve encore dans ce pays quelques anglophones à l’esprit ouvert.

Larive, qui croyait qu'il suffirait de quelques entourloupettes pour calmer la colère populaire, est maintenant conspué partout. C’est le début de la fin pour lui. Et quand il se permet de demander – que dis-je ? – d’exiger sous menace de démission le poste de lieutenant-gouverneur de la province de Québec, c’en est trop pour le Premier Ministre conservateur qui accepte sa démission sur le champ. En même temps, des spéculations financières qui ont mal tourné le ruinent en partie. Le voilà déchu. Ses nerfs craquent, il rentre piteusement à Québec et doit, pendant un temps, recouvrer son équilibre psychologique dans une maison de repos. Voilà qui fait réfléchir le sentencieux Guignard. Malgré sa droiture, sa probité, sa loyauté, il vient d’essuyer dix ans de revers et est toujours devant rien. L’exemple de Larive et la rencontre d’un Capucin lui font comprendre que l’argent, la gloire et même les honneurs ne sont que vanité et que seules les voies divines peuvent être à la hauteur de son âme pure et fière. Il devient Capucin.

Commençons par la facture du roman. Chouinard est sans doute le champion de la dissertation. Il n’y a pour ainsi dire pas de dialogue, pas de scènes dans son roman. Il résume à gros traits et surtout il analyse, d’ailleurs davantage le contexte socio-historique que les personnages ou les événements eux-mêmes. On lit en quelque sorte un roman-essai, un roman-traité de sociologie populaire. Cette lourdeur démonstrative, avouons-le, rend la lecture aride. Pour en avoir une petite idée, allez sur le site de la
Bibliothèque nationale et lisez le chapitre X.

L’auteur présente une vision très cynique de la politique ; pourtant ce monde politique, si on excepte la fin religieuse, apparaît comme l’ultime moyen de se réaliser dans la société. On devient avocat un jour, seulement pour éventuellement guider le peuple, défendre la nationalité canadienne-française. Bien entendu, les Larive arrivent plus facilement que les Guignard à tracer leur voie dans les officines du pouvoir politique. Et la meilleure arme des arrivistes, c’est la manipulation des journalistes. Comme Arsène Bessette l’avait fait dans Le Débutant, Chouinard rend compte du caractère bassement partisan de la presse de l’époque.

J’ignore si Chouinard avait des connivences avec l’Action française (fondée en 1917). Son roman annonce L’Appel de la race de Lionel Groulx. Non pas que les opinions politiques de Chouinard rejoignent en tout point celles du Chanoine, mais plutôt parce qu'on retrouve ce personnage qui rêve de se dévouer pour son peuple, prêt à mettre sa vie privée de côté pour remplir une mission providentielle. ** Pour un petit aperçu sur l’auteur, voir le site de la
Bibliothèque nationale.

1 mars 2007

La Terre

Ernest Choquette, La Terre, Montréal, Beauchemin, 1916, 289 p.

Le docteur Duvert, veuf, habite avec sa fille Jacqueline le village de Saint-Hilaire. Un jour, il est appelé chez Lucas de Beaumont, descendant d’une vieille famille paysanne, au chevet d'un enfant malade. Ce Lucas est un alcoolique qui mène la vie dure à sa femme. Ses vieux parents retraités et son frère Yves habitent au village. Ce dernier s'est fait instruire et travaille dans une usine de Beloeil pour les Anglais. Il est amoureux de Jacqueline et elle l’aime aussi, mais ils n’osent pas s’avouer leurs sentiments, l’un et l’autre les croyant sans retour.

Un jour, on demande d’urgence le Dr Duvert auprès de la mère de Beaumont qui est très malade. Le docteur étant absent, Jacqueline prépare le médicament et le confie au docteur Léon Verneuil. Il se rend au chevet de la vieille, mais ne réussit pas à la sauver. Ce docteur est amoureux de Jacqueline. Pour forcer l’amour qu’elle lui refuse, il utilise un stratagème sordide : il prétend qu’elle a fait une erreur de posologie et qu’elle est responsable de la mort de madame de Beaumont. Il consent à passer le tout sous silence si elle l’accepte comme amoureux.

Yves, jeune ingénieur brillant, a découvert un nouvel explosif qui pourrait lui ouvrir bien des portes. Il essaie de faire reconnaître sa découverte, mais est trahi par ses patrons anglais qui lui volent son secret et déposent un brevet. Dégoûté de ce monde, il se porte volontaire pour la guerre des Boers.

Pendant son année d’absence, un drame se produit. Le jeune fils de Lucas est malade. Ce dernier demande au docteur Verneuil de venir le soigner, ce qu’il refuse de faire. Fou de rage, Lucas le tue et s’enfuit aux États-Unis. De retour de guerre, Yves, inspiré par les Boers qui se battaient pour conserver leurs terres, voit d’un nouvel œil la terre paternelle que son vieux père a entretenue tant bien que mal depuis la fuite de Lucas. Après bien des détours, Jacqueline (dont le secret n’est partagé que par son père) et lui finissent par s’avouer leur amour. Yves, qui a rejeté toutes ambitions commerciales et techniques, déjà populaire auprès des autres habitants en raison de son instruction, décide de reprendre la terre et de s’investir dans sa communauté terrienne.

Ernest Choquette
Comme c’est le cas dans beaucoup de ces romans, l’intrigue doit servir la thèse de l’agriculturisme. Choquette s’inscrit dans la longue lignée des défenseurs aveugles de l’idéologie de conservation. Il affirme clairement que les Canadiens français ne sont pas de taille à rivaliser avec les Anglais dans les affaires, que leur mission en ce bas monde, c’est de cultiver le sol. « Enracinez-vous donc dans le sol, dans ce sol que vos ancêtres ont ouvert, que vos pères ont cultivé et dont le sein généreux offre à notre race la seule aisance et la seule force désirables. Une autre race s'agite dans le domaine des affaires. Trois siècles de trafic, de négoce, pendant lesquels elle a constamment dominé malgré sa faiblesse numérique, nous convainquent de son invincible supériorité naturelle sur ce terrain. Il n'y a pas à entrer en lutte contre elle. » Tout comme Gérin-Lajoie, il souhaite qu’on instruise ces agriculteurs.

Il emploie des ressorts dramatiques dignes du roman populaire pour faire évoluer l’intrigue : les amoureux de classe sociale différente, le chantage, le meurtre, le bon et le méchant docteur… Pourtant, ce même Choquette nous explique la faiblesse des œuvres « canadiennes » par la pauvreté des ressorts dramatiques disponibles : « […] l'écrivain canadien doit commencer par écarter de son esprit toutes les thèses fécondes et fines susceptibles de reposer sur le divorce, l'adultère, les liaisons libres, vu que rien n'existe suffisamment de cela dans nos mœurs pour en tirer parti avec vérité dans un livre. Il est pareillement tenu de se priver des situations intéressantes qu'il pourrait songer à faire naître des crises religieuses et sociales, des conflits entre l’élément laïque et clérical, entre la libre-pensée et l'orthodoxie, car cela aussi manquerait d'à-propos... N'as-tu jamais réfléchi là-dessus? » Et le docteur Duvert souriait narquoisement en arpentant la pièce... Il reprit : « Mais en face de quelles maigres données se trouverait-il de plus s'il désirait sonder notre âme militaire, analyser nos guerres et nos révolutions dans le dessein d'en faire surgir quelque émotion puissante... Nous n'avons pas d'histoire depuis un siècle... Rien non plus à extraire d’original et de fort des mœurs ou opinions publiques de ce pays, où les débats se livrent sur les chiffres, rarement sur les idées; […] Ici, les conflits sociaux tiennent dans un fait divers.» […] « Laisse-moi aller jusqu'au fond de la question... Pas de théâtre non plus, pas de peinture, pas d'institut, pas de prix littéraires, pas de musées, pas de laboratoires, pas de salles d'armes, pas de bibliothèques publiques, pas de Légion d'honneur, pas de duel, pas de conscription militaire, pas d'école de marine; par conséquent, pas de comédien pour personnage de livre, pas de peintre, pas d'artiste, pas d'immortel, pas d'hommes de lettres de carrière, pas de décoré, pas d'homme d'épée, pas de conscrit, pas de marin, rien, rien... »

L’intrigue est mal conçue : pourquoi avoir fait de Lucas un meurtrier? L'auteur devait s'en débarrasser : alors, pourquoi pas un déserteur? Était-il vraiment nécessaire d’introduire le deuxième docteur si c’était pour le faire disparaître de façon aussi invraisemblable? Ne complique-t-on pas inutilement l’histoire d’amour? ***½


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