11 décembre 2010

Dans les ombres

Éva Senécal, Dans les ombres, Montréal, Albert Lévesque, 1931, 150 pages.

En 1931, Dans les ombres inaugure la nouvelle collection d’Albert Lévesque : « Les romans de la jeune génération ». Ce roman, de même que La Chair décevante de Jovette Bernier, vont déclencher tout un esclandre chez les critiques littéraires, à tout le moins de la part des autorités ecclésiastiques (Voir le Dictionnaire de la censure au Québec). Les deux auteures présentent des personnages qui prennent beaucoup d’aise avec la morale de l’époque. Lévesque ne publiera que deux autres romans dans cette collection : Dilettante (1931) de Claude Robillard et L’Initiatrice (1932) de Rex Desmarchais.

Bien qu’elle n’ait pas obtenu de prix au concours de Lévesque, La Chair décevante est publiée avant Le Dilettante qui, lui, a obtenu le deuxième prix. L’éditeur voulait peut-être inaugurer sa collection par deux romans de femmes, créant alors une sorte d’évé­nement littéraire. 

Camille est orpheline (une autre!). Elle vit avec ses grands-parents à Mégantic. Solitaire en attente du grand amour qui transformera sa vie, elle rencontre Robert L’Heureux, un cadre de la Banque commerciale, récemment nommé à Rouyn. Elle croit l’aimer, l’épouse. Un accident, pendant le voyage de noces, va chambouler sa vie. Blessée, elle est obligée de laisser partir son mari et de revenir à Mégantic. Le temps passe et il tarde à revenir. Elle rencontre Richard Smith, un Franco-américain venu prospecter les forêts de la région. C’est le coup de foudre entre eux.

« Je vous ai fui et déjà je vous appelle. Il n'y a plus de beauté, il n'y a plus de vie là où vous n'êtes pas. C'est le vide immense, c'est le néant. Quel pouvoir aviez-vous donc pour me prendre ainsi?... Vous êtes venu, vous m'avez parlé, vos lèvres se sont posées un instant sur les miennes qui en sont encore brûlantes, et tout a changé dans ma vie.
Comme un grand vent d'orage qui déracine les arbres, qui fauche les maisons, quelque chose d'inconnu est entré en moi qui a tout bouleversé, tout emporté. Mes joies et mes peines d'enfant, mes souvenirs de jeunesse, ma tranquille et monotone des derniers temps, tout s'est écroulé, tout gît là dans mon cœur au pied d'un dieu puissant, terrible et bien-aimé, qui me tyrannise, qui m affole et m'enchante.
Richard, le connaissez-vous ce dieu? Est-il entré dans votre cœur? A-t-il emporté vos souvenirs, a-t-il annihilé aussi votre passé, ces heures où je n'étais pas encore dans votre vie, où vous allies sans moi dans le soleil, dans le vent, avec vos rêves, votre besoin d'aimer, vos lèvres ardentes, vos bras puissants et doux?... A-t-il emporté le souvenir de ces autres femmes que vous avez rencontrées avant moi, à qui vous avez demandé de combler votre désir de bonheur, ces femmes que je hais pour ce qu'elles m'ont pris de vous? »

Il retarde son départ et ils se voient tous les jours. On comprend que leur relation amoureuse s’arrête aux baisers, bref que « l’irréparable » n’a pas été commis. Le mari annonce son retour. C’est la catastrophe. Richard l’invite à le suivre en Californie. Elle hésite, puis renonce à cet amour, par honnêteté envers Robert et pour d’autres raisons moins évidentes. Voici un extrait de sa lettre de rupture :

« Ma vie est liée à un autre, moi. Ne le savez, vous pas? De quel droit puis-je repousser cet homme à qui j'ai juré d'appartenir? De quel droit puis-je maintenant renier les serments que j'ai faits? ... Du droit de mon amour?... Mon Richard.
J'ai des devoirs envers lui, je les ai acceptés, on ne me les a pas imposés. Puis-je aujourd'hui tout rejeter sans hésitations et sans remords? L'âme ancestrale des femmes d'énergie et de devoir qui ont préparé ma vie, qui revit en moi certains jours, proteste et me condamne. Je sens qu'elles me renieraient par delà la tombe.
On ne s'arrache pas d'un coup à toutes les croyances de sa jeunesse, à toutes les traditions, aux principes d'honneur, aux enseignements de foi que des siècles et des siècles ont ancrés dans les âmes, prolongés jusqu'à nous. »

Disons d’abord qu’il est difficile de comprendre que cette œuvre ait pu être condamnée. Il y a bien quelques allusions à des relations sexuelles, mais si diffuses qu’on ne saurait jurer de rien. Il y a bien cette situation d’adultère qui est présentée sous un jour positif, mais le retour du mari vient interrompre le tout sans retour possible. Bref, la morale est sauve. Camille est prête à devenir une épouse et une mère. En même temps, le roman nous donne une idée de la frilosité de la société de l'époque et du courage qu'il a fallu à l'auteure et à l'éditeur.

C’est un roman d’amour et rien de plus. Vu avec les yeux de notre époque, tout semble cliché : une jeune fille romantique, un mari compréhensif mais un peu terne et un bel amoureux étranger. Un lac, des promenades en bateau, la communion avec la nature. Tout ce qui n’est pas la jeune fille et son sentiment amoureux est traité de façon superficielle, que ce soit les deux vieux avec lesquels Camille vit ou même ses deux amants qui ne sont que des caricatures. On peut déplorer que l’auteure n’ait pas inséré des enjeux plus complexes dans son roman. Je me permets ce regret parce qu’Éva Senécal avait un réel talent, il me semble, un talent qui ne s’est pas actualisé par manque d’ambitions. D’abord, il y a une beauté de l’écriture dans ce roman et, même si les sentiments sont trop romantiques pour la sensibilité contemporaine, une profondeur dans l’analyse psychologique qu’on aurait aimé voir s’exercer sur des situations plus complexes.


Extrait
Il l'entourait, la comblait, mais elle n'avait toujours à offrir que ses mains vides. Elle le faisait riche de sa vibrante tendresse mais eut voulu donner encore plus.
Elle se sentait attirée vers lui irrésistiblement. Ne l'interrogeant jamais, de crainte d'être indiscrète, elle ne savait de sa vie que ce qu'il avait pensé de lui dire. Elle retournait seule au champ clos de son passé pour revenir chargée d'un poids de mélancolie. Tout ce temps où elle avait été éloignée de lui, ces bonheurs qui ne seraient jamais « leurs » bonheurs. Ces années où elle n'avait pas été la dispensatrice de clarté! Elle eut voulu faire crouler ce temple où il allait parfois se recueillir, où elle serait toujours une intruse.
Même quand il était près d'elle, elle sentait quelque chose en cet homme lui échapper. Elle ne l'avait pas tout entier. Il était trop maître de lui-même, trop riche de vie. Elle eût voulu déranger son merveilleux équilibre, soulever les couches subconscientes de son moi pour y glisser sa pénétrante inquiétude et s'en aller un peu pour qu'il la rappelât.
Il lui semblait vaguement qu'elle donnait plus qu'elle ne recevait. Son âme était comme un riche tapis à ses pieds. Elle subissait près de lui une espèce d'hypnotisme. Il était un fort, un meneur d'hommes. Elle sentait sur elle les rênes de sa volonté et la sienne se pliait comme un roseau. Elle abritait sa faiblesse à l'ombre de sa puissance et laissait couler sa mélancolie dans l'onde rafraîchissante de sa gaité saine.
Elle aimait d'amour pour la première fois. (p. 60-61)

Éva Senécal sur Laurentiana
Un peu d'angoisse... un peu de fièvre

Les romans de la jeune génération
Dans les ombres - Éva Senécal
La chair décevante - Jovette Bernier
Dilettante - Claude Robillard
L'Initiatrice - Rex Desmarchais

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