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6 janvier 2018

Yeux fixes



Roland Giguère, Yeux fixes ou L’ébullition de l’intérieur, Montréal, Erta, 1951, 18 pages. (Couverture de Gérard Tremblay)

Je suis debout
accoudé à la dernière barrière de l’être
l’oeil rivé aux petites explosions
qui secouent les galeries
je me souviens avoir déposé des mines un peu partout
à l’intérieur
pour voir le sang mêlé à des corps étrangers
histoire de voir.

Ce poème liminaire ne laisse aucun doute sur les intentions de l'auteur. Les yeux fixes ne sont pas ceux de l'immobilisme, de l’observation béate; une action violente est déjà enclenchée, des mines ont été posées et vont exploser. Le tout est froidement révélé, comme s'il s'agissait d'une expérience sans conséquences, « histoire de voir ».

Le sujet, en « ébullition intérieure », est prêt à s’engager avec force dans l’action : « Réduire en poudre — le marteau-pilon — réduire en poudre, fondre, puis cristalliser sous forme de fils de fer barbelés. Il s’agit ensuite de faire une enceinte de ces fils et de s’y jeter à corps perdu. Quelques-uns en sortent indemnes ... » Comme on le voit, le poète se coupe de toute forme de repli, quitte à y laisser sa peau. Il doit aller de l'avant, faire front sans détour : « À ma droite: rien. À ma gauche: rien. Derrière: moins que rien. Tout est devant. Je tourne le dos à l’ombre. Les lianes se dressent en l’air en un monument irréductible, un entrelacement de chemins de fer sans passage à niveau. » 

L’action violente (au plan métaphorique) déclenche une suite de remuements intérieurs qui sont présentés comme une allégorie. « JE suis LE MINISTRE DES AFFAIRES INTÉRIEURES, celles obscures, celles inextricables, et le jeu consiste à s’y perdre et s’y retrouver alternativement — tant que cela dure — s’y retrouver pour s’y perdre — tant qu’on en a le cœur — s’y perdre et s’y retrouver, plonger, revenir à la surface (le ciel est bien à sa place) et replonger plus profondément, toujours plus profondément. » Il faut « vivre constamment en état d’éclatement », attaquer sous tous les angles : « je me tourne vers les vaisseaux sanguins […] ; « Je me tourne vers ce qui ne tourne plus […] ; « Je me tourne vers les cris […] ;  « Je me tourne vers les hauteurs[…]. 

Cet engagement n’a d’autre buts que la libération de l’individu et de la collectivité : « On ne revient pas sur ses pas »; « Il faut que le fleuve se poursuive » ; « Et tout continue. Continuellement ». 

La libération passe par une coupure avec le passé : « Au bout de quelques années, le corps entier se trouve pris dans une immense toile d’araignée dont chaque fil est solidement amarré à une action passée. À ce moment précis, il s’agit de perdre la mémoire, de la lancer aux pieds de l’araignée vorace. Alors chaque fil se dénoue et il ne reste bientôt plus qu’une pâle cicatrice, hermétiquement close, à l’endroit de la tempe. »

La libération passe par l’amour : « Mais la dernière heure n’est pas venue et ce n’est pas en vain que des hommes, usant de toutes leurs forces, reculent cette dernière heure. Arc-boutés à l’amour, ils lui font perdre du terrain, gagnent sur elle seconde sur seconde avec l’espoir qu’elle fera définitivement volte-face et s’enfuira vaincue, effrayée par tant de rage à conserver entre les dents un si minuscule ruban de vie. »

Roland Giguère - Photo : OFQ
La libération passe par un travail sur soi : « Moi, actuellement, je dresse la tête. J’essaie de me survoler afin d’envisager dans toute leur étendue les défauts de ma cuirasse et je vois que j’aurai du travail à étancher ces multiples cellules ouvertes aux intempéries. »

Finalement, la libération passe par la solidarité : « Ce sont les pas des hommes qui feront les routes, qui les aplaniront et leur donneront l’orientation libératrice. »

Dans une entrevue avec Jean-Marcel Duciaume, Giguère admet qu’il préfère les poèmes qui ne sont pas trop « lisses », qui conservent certaines « aspérités ». Contrairement à Miron qui était obsédé par des « vers en souffrance », Giguère révisait très peu ses textes : « Si je ne crois pas à l'écriture automatique, je pense par contre qu'il peut y avoir un « certain » automatisme dans l'écriture. Je me souviens, par exemple, que Yeux fixes a été écrit d'une façon, je dis bien d'une façon, automatique, c'est-à-dire au fil de la plume, très rapidement et sans retouche, en l'espace de quelques heures. Pour moi, c'est une forme d'écriture automatique puisqu'il s'agit d'un texte non prémédité, non réfléchi. Il serait peut-être plus juste de parler d'une spontanéité de l'écriture. »

On peut lire…
Yeux fixes dans le recueil L’âge de la parole. (BAnQ - Prêt numérique)

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